mardi 8 janvier 2019

Journal de la Commune


ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS
A deux heures moins le quart, le clairon sonne sur le quai. C’est le 84e bataillon qui s’avance au pas accéléré. Je cherche des yeux des amis, et je ne les trouve pas. La troupe franchit le Pont-Neuf, le quai de la Ferraille, la place du Châtelet, la rue de Rivoli, la Grève. Elle se range le long de l’Hôtel-de-Ville, l’arme au pied, la baïonnette au fourreau. Derrière elle, les gardes mobiles de province occupent les marches de l’escalier, le chassepot au bras. Les portes, sauf une, sont fermées. Peu de visages aux fenêtres.
Une foule immense couvre la Grève, le quai, les trottoirs, la rue de Rivoli. Suivant l’invitation reçue la veille, on est sans armes, on est confiant. A chaque instant, les képis et les bras se lèvent. Une formidable acclamation éclate sur toute la ligne : Vive la Commune ! Les réactionnaires répondent : « Vive la République ! Il ne faut pas de division ; il faut soutenir le gouvernement, après nous verrons ; pour le moment, il ne faut songer qu’aux Prussiens. »
Eh ! C’est précisément pour repousser les Prussiens que nous voulons la Commune, pour que tout le monde marche, qu’on ait du pain et des armes. Il faut pousser le gouvernement ; faible, le fortifier ; irrésolu, le forcer d’agir. Si les réactionnaires de toutes les nuances ont aujourd’hui pour mot d’ordre : Vive la République ! c’est qu’ils savent qu’il n’est pas encore temps de crier Vive le Roi ! Il savent qu’avec la Commune, la République pourrait se défendre ; qu’avec elle, on ne se contenterait plus d’un mot, on voudrait la chose ; qu’avec elle, on serait obligé de marcher, obligé de se battre, obligé de mourir… Ah ! vous criez Vive la République ! Vous voulez refaire Juin, n’est-ce pas ? Vous voulez nous fusiller, nous mitrailler et nous envoyer à Cayenne, quand vous aurez capitulé avec les Prussiens ! Non, mille fois non, vous n’y réussirez pas. Vous n’escamoterez pas la Révolution ! Vive la Commune ! Vive la Commune !
Et dix fois, vingt fois, cent fois, on va de groupe en groupe, fermant la bouche aux réactionnaires, beaux parleurs qui conseillent aux ouvriers de s’en aller et de revenir plus tard en apportant une pétition. Nous savons ce qu’on en fait de ces pétitions-là. Les cartons des ministères nous l’apprendraient au besoin. Du haut de leurs niches de pierre, les vieux prévôts des marchands et les vieux évêques Aubriot et Juvénal des Ursins, Eudes, Maurice de Sully, Etienne Boyleaux, dans leurs bizarres costumes, avec leurs mitres et leurs chaperons immobiles et noirs, planent sur cet océan de têtes humaines et sur ce bruit. Henri IV, à cheval au-dessous de l’inscription liberté, égalité, fraternité, semble rire ironiquement de cette émotion populaire dont il a triomphé en son temps avec des cabrioles et des bons mots.
Une vielle dame m’arrête sur le trottoir ; c’est Mme Eckermann, si j’ai bien entendu. Son mari a longtemps habité Berlin ; il a travaillé à l’éducation du prince royal de Prusse… Ces Prussiens sont des hommes d’une persistance, d’une ténacité terrible… Ne craignez-vous pas que la Commune n’entrave la défense, qu’elle ne soit une cause de division, qu’elle n’effraie les gens timides ?… — Non madame, elle seule peut nous sauver… Et je recommence ma démonstration. Enfin, voici des amis, des hommes de mon bataillon, surtout C… Si les Prussiens ou les réactionnaires ne lui crèvent pas la poitrine avec leurs balles, ce garçon- là fera parler de lui.
Il se multiplie, il court, il crie, encourage ceux-ci, ferme la bouche à ceux-là…Je le perds de vue. Un instant après, une clameur énorme me fait tourner la tête vers la façade de l’Hôtel-de-Ville deux pancartes blanches, portant chacun cette inscription au crayon bleu :
La Commune !
Les fusils sont une menace !
apparaissent au bout d’une canne et d’un parapluie. Des citoyens les promènent, aux acclamations de la foule, sur le front du 84e bataillon. Un homme sort des rangs : on applaudit avec transport. Les gardes nationaux mettent la crosse en l’air : Vive la République ! Vive la Commune ! On bat des mains, on trépigne, on croit au but…
Un homme sort des rangs : on applaudit avec transport. Les gardes nationaux mettent la crosse en l’air : Vive la République ! Vive la Commune ! On bat des mains, on trépigne, on se croit au but…
Ferry se montre à l’une des fenêtres ; Rochefort regarde, dissimulé dans une embrassure, d’un air embarrassé ; Jules Favre et Picard sont accoudés à une balustrade d’un étage supérieur, et peuvent se rendre un compte exact des scènes dont
la place est le théâtre, beaucoup de tumulte et de bruit ; aucune menace. Deux heures et demie : mouvement à gauche dans la rue de Rivoli. Un groupe de cavaliers fend la foule : c’est Trochu, suivi de Tamisier et de plusieurs aides de camp ; des gardes nationaux à cheval, quatre dragons et quatre gendarmes les escortent. On les salue, mais on crie : Vive la Commune !
Trochu prononce quelques mots qui ne nous arrivent pas ; il passe le long de l’Hôtel-de-Ville au milieu de clameurs contradictoires, puis sur le quai, entouré par la foule qui le questionne et le presse de céder. Mais il reste sourd à toute instance et ne répond pas aux saluts. On nous affirme qu’il aurait dit : « Pas de Commune ! Au rempart ! »
Des coups de canon dans le lointain (trois heures moins dix). D’ici, au milieu de cette foule, le retentissement des détonations paraît singulièrement lugubre. Si les Prussiens allaient prendre ce moment pour nous attaquer ! Le temps passe, les discussions continuent, on ne fait rien. Cela devient inquiétant. Belleville va bientôt arriver, Belleville arrive répète-t-on, — et Belleville ne paraît pas.
Les groupes contraires à la Commune se multiplient. Des orateurs suspects pérorent sur le trottoir : ce sont les mêmes blouses blanches, les mêmes figures de sergents de ville, les même têtes de mouchards ; qui disait donc que Kératry s’en allait ? Ils deviennent nombreux. Ils crient : A bas la Commune ! et Vive la République ! C’est décidément le mot de la journée.
On entend le tambour : les bataillons des quartiers riches vont venir… Un détachement du corps auxiliaire du génie prend position en travers sur la place. Au milieu d’un groupe épais, un individu à chapeau noir et à longues moustaches traite l’un de nous de Prussien, d’agent de Guillaume, de vendu à Bismarck… Protestations, bousculade…
Voici Tamisier qui débouche une seconde fois avec des gardes nationaux à cheval à l’entrée de la Grève. D’abord, n’entendant crier autour de lui que : Vive la Commune, il répète trois fois ce cri. Puis, parvenu au milieu de groupes hostiles à la manifestation il ne crie plus que : Vive la République ! Le vieux général à peine à fendre la foule. Il paraît ahuri et accablé ; il découvre ses cheveux blancs et réclame du geste le silence. Les gardes de son escorte le troublent eux-mêmes en criant contre la Commune. Enfin il place quelques mots. Il parle des Prussiens, du rempart, de marcher à l’ennemi, de désencombrer la place. « Et pour y parvenir ajoute-t-il, puisque vous êtes de mon avis (Oui ! — Non ! — Oui !, venez tous avec moi à l’ennemi ! Vive la République ! » La foule répond : Vive la République ! En vain nous crions : Vive la Commune républicaine ! en vain quelqu’un ajoute indigné : C’est une manoeuvre ! Tamisier entraîne derrière lui les bourgeois réactionnaires et les ignorants trompés. Ces derniers croient aller au rempart. Le général les quitte rue de Rivoli. Le but est atteint. Un vide s’est fait. La garde nationale se déploie sur la place…
De toutes parts les baïonnettes brillent, les clairons et les tambours retentissent, la Grève se couvre de bataillons. La commune est vaincue avant d’exister. Il est quatre heures moins un quart. Désolés, épuisés de fatigue, la gorge en feu, nous nous laissons tomber à cinq ou six sur les chaises qui entourent une table de café, à l’angle du quai et de la place, en face de l’horloge… Nous nous regardons d’un air hébété. Tout est perdu ! voilà ce que chacun de nous lit dans les yeux de son voisin, tandis que le flot houleux des hommes armés s’étend de toutes parts et que les réactionnaires se démènent, rassurés et furibonds.
Furibonds, oui ; rassurés, à moitié.
Ils se sentent en nombre. ils savent qu’hier le Comité central républicain, espérant une issue favorable aux pourparlers engagés avec le Gouvernement, a décommandé la manifestation ; qu’en conséquence beaucoup de citoyens ne sont pas venus ; ils savent que dans certains bataillons on a choisi à dessein cette après-midi pour distribuer des vareuses aux gardes nationaux ; que dans d’autres on a répandu des bruits propres à endormir, annoncé l’arrivée de 20 000 volontaires anglais qui défilaient sur le boulevard, que sais-je encore : la présence d’une armée française à Orléans, d’une autre à Chartre ; enfin l’approche de 76 000 Bretons. Puis la vue des baïonnettes les encourage. Ils nous regardent de travers. L’un d’eux en lorgnant, proclame tout haut qu’il faut en finir avec ceux qui troublent l’ordre, qu’on devrait fusiller ce gredin de Flourens… A ce mot C… se lève, et nous tous. — Insulter un absent est le fait d’un lâche ; le diriez-vous devant lui ? — Oui. — Eh bien ! votre nom ? Prenons une voiture et allons le trouver ensemble. — Je n’ai pas le temps maintenant… Et notre homme de pâlir, de reculer. Mais les figures suspectes, les hommes en blouse blanche se rapprochent. — A bas la Commune ! Les bourgeois honteux sont derrière. Un vieux bonhomme blanc, qui porte à son képi l’étoile de vétéran, gesticule en nous insultant et bredouille comme un fou. Les yeux lui sortent de la tête. Nous voulons la guillotine, le massacre, l’échafaud. Que ne les combattons-nous, les Prussiens ? Mais on nous fera notre affaire, etc., etc…
Ce personnage a dû être au nombre des braves qui, en juin 48, fusillaient par les soupiraux les prisonniers entassés dans les caves des Tuileries. Et pendant que C… se débat contre cet énergumène, un petit monsieur à moustaches cirées le tire par son paletot, en lui répétant vingt-cinq fois de suite d’un air de complaisante satisfaction : Dites-nous ce que c’est que la Commune ?
Il repousse ce jeune drôle en le renvoyant à la rue de Jérusalem où il a fait évidemment son éducation. Nous sommes débordés. On entraîne C… vers le quai. Qu’on l’assomme ! qu’on l’assomme ! je me retourne vers le plus furieux. « Mais vous êtes donc des assassins ? Tuez-le, tout de suite, ce sera plus tôt fini ! » Le furieux hésite, pâlit, mais en se voyant si bien appuyé : « Eh bien ! oui, reprend-il, qu’on le mène à la préfecture ! qu’on l’assomme ! »
Les cris A l’eau ! redoublent sur le quai. — « Qui a dit A l’eau ? » Ce sont deux gamins ; ils sont au 115e bataillon ; leurs fusils sont plus grands qu’eux. Je leur impose le silence, et craignant apparemment de se voir tirer les oreilles, ils quittent le groupe et s’engagent sur le pont.
Pendant ce temps un capitaine du 117e bataillon a pris le bras de C… L’a-t-il arrêté. Les gens hostiles qui nous suivent sont moins nombreux. Il tire C… par la manche. « C’est monsieur M… » dit-il au capitaine. — Ah monsieur M…, nous nous connaissons ! » et le capitaine me tend la main. Je la prends, un peu étonné. Ce galant homme, ignorant que j’étais au nombre des amis de Chauvet, et me prenant pour un des furieux défenseurs de l’ordre qui marchaient derrière, avait voulu me calmer par cette prévenance. L’arrestation n’était qu’une feinte pour dégager le prisonnier du milieu de ces insensés. Quelques-uns, plus enragés que les autres, se doutent qu’on les joue et courent prévenir les gardes nationaux qui faisaient l’exercice devant la Monnaie. Ils nous dénoncent apparemment comme des Prussiens… — sans succès, car ils ne reparaissent plus.
Nous nous séparons, rue Mazarine, de notre obligeant capitaine, après avoir échangé nos adresses et une poignée de main. La pluie recommence ; le temps est sombre ; nous sommes attristés. Voilà le premier acte de la réaction : un diminutif du 15 mai. Le prologue de la guerre civile accompagnant le siège de Paris. Trochu-Cavaignac est maître de la situation. J’achète du pain chez un boulanger, je roule une table près de ma fenêtre, contre laquelle la pluie se heurte à torrents. La nuit vient (cinq heures et demie). Tout à coup, j’entends mon nom dans la rue : C’est C… qui m’appelle ; il a son fusil et me fait signe de prendre le mien. Je laisse mon verre et mon assiette pleine. Je suis dans la rue. Que se passe-t-il ? Le bataillon tout entier est parti de la place Vauban, lieu d’exercice, pour l’Hôtel-de-Ville où il est mandé. Allons le joindre. Nous verrons bien… Tout doit être fini avec une pluie pareille…
Nous arrivons ruisselants d’eau place Saint-Sulpice. L’omnibus nous descend sur le quai. Là, un vieil homme décoré nous salue d’un air d’intelligence. — Est ce que vous nous connaissez ? — Vous êtes de la partie ? Quelle partie ? — De la partie militaire… Assurément, cette vieille moustache s’imagine que nous venons manger les rouges. Il veut nous encourager à cette belle oeuvre ; pour peu que nous insistions, il nous offrirait un petit verre. Sur la Grève, nos adversaires de tout à l’heure reconnaissant C…, nous sommes séparés par la foule. On l’entraîne au poste de l’Hôtel-de-Ville. Il ne reste plus ici que des gens bien pensants. Le 106e bataillon paraît. Je cours au capitaine S…, je lui apprends que C… est arrêté. Il entre et le fait délivrer. Nous prenons position face à la grille. Les réactionnaires nous entourent, nous racontent leurs exploits ; « Ça n’a pas été long… ça a été bientôt fait ! Si vous aviez vu comme nous avons nettoyé la place ! Si vous aviez vu comme nous avons nettoyé la place !… » Quelques-uns crient : Vive la garde nationale ! Un drôle vient nous faire des compliments dans les rangs, et se trouve surpris que je lui secoue l’épaule en l’invitant à porter son éloquence plus loin. Un flot sort de l’Hôtel-de-Ville. C’est Ferry, Jules Favre, Simon, qui viennent nous passer en revue. Ils sont bien pâles, quoique vainqueurs. Suivis d’un groupe qui crie très fort : « A bas la Commune ! ils parcourent les rangs en disant des mots aimables, en serrant des mains. « Ah ! le 106e ! nous crie ferry avec un sourire et un geste qui, pour ma part, m’ont semblé horriblement faux. Ferry était, avant le 4 septembre, le député de notre quartier. Favre vient ensuite avec sa bouche contournée, ses favoris et sa crinière ; mais il ne fait pas de discours.
Pourtant ils sont bien accueillis. Ceux qui n’agitent pas leurs képis et restent la bouche close sont rares. La plupart des gardes nationaux ignorent ce qui s’est passé l’après-midi ; ils sont charmés de voir face à face les membres du gouvernement. Ils ignorent de quoi il s’agit ; ils sont tout à la surprise. Et d’ailleurs, comment ne pas applaudir des gens qui crient : Vive la République ! On répond : Vive la république, vive le gouvernement ! Deux fois, trois fois, Favre, Ferry, J. Simon passent et repassent ; on leur présente les armes ; les clairons sonnent, les tambours battent aux champs… Voilà comme on organise des manifestations spontanées, voilà comme on se fait donner un bill de confiance. On veut faire de nous une seconde édition des gardes mobiles de 48. Le tour est joué. Nous repartons. Je sors des rangs et cours à un groupe où je vois arrêter un citoyen avec d’indignes violences. Je ne puis parvenir jusque là. Je demande au premier venu quel est le crime du prisonnier. « Oh monsieur, c’est encore un de ces gens-là qui parlaient de la Commune. Mais je l’écoutais depuis un quart d’heure, et je l’ai fait empoigner. » Je me sens prendre par le bras. Veut-on m’arrêter, moi aussi ?… Non c’est une vieille connaissance, un voisin de la rue Lacepède, un jeune homme de mon âge ou à peu près. — Eh bien, qu’en pensez-vous ? Dites-moi votre avis. Vous hésitez !… — Je pense que nous sommes perdus ! — Expliquez-moi cela ?… Et je lui répète ce que j’ai au fond du coeur… Commune veut dire sacrifice, guerre à mort. Pas de Commune, veut dire demi-mesures, maintien des privilèges d’argent, capitulation possible, réaction certaine… Il me serre la main « J’étais venu dans l’intention de défendre le gouvernement, ajoute-t-il ; vous m’avez converti. Oui les ennemis de la Commune, ce sont bien les égoïstes et les peureux !
MINIMUS.


Aucun commentaire: