ÉPISODE
DU SIÈGE DE PARIS
A
deux heures moins le quart, le clairon sonne sur le quai. C’est le
84e bataillon qui s’avance au pas accéléré. Je cherche des yeux
des amis, et je ne les trouve pas. La troupe franchit le Pont-Neuf,
le quai de la Ferraille, la place du Châtelet, la rue de Rivoli, la
Grève. Elle se range le long de l’Hôtel-de-Ville, l’arme au
pied, la baïonnette au fourreau. Derrière elle, les gardes mobiles
de province occupent les marches de l’escalier, le chassepot au
bras. Les portes, sauf une, sont fermées. Peu de visages aux
fenêtres.
Une
foule immense couvre la Grève, le quai, les trottoirs, la rue de
Rivoli. Suivant l’invitation reçue la veille, on est sans armes,
on est confiant. A chaque instant, les képis et les bras se lèvent.
Une formidable acclamation éclate sur toute la ligne : Vive la
Commune ! Les réactionnaires répondent : « Vive la
République ! Il ne faut pas de division ; il faut soutenir le
gouvernement, après nous verrons ; pour le moment, il ne faut songer
qu’aux Prussiens. »
Eh
! C’est précisément pour repousser les Prussiens que nous voulons
la Commune, pour que tout le monde marche, qu’on ait du pain et des
armes. Il faut pousser le gouvernement ; faible, le fortifier ;
irrésolu, le forcer d’agir. Si les réactionnaires de toutes les
nuances ont aujourd’hui pour mot d’ordre : Vive la République
! c’est qu’ils savent qu’il n’est pas encore temps de
crier Vive le Roi ! Il savent qu’avec la Commune, la
République pourrait se défendre ; qu’avec elle, on ne se
contenterait plus d’un mot, on voudrait la chose ; qu’avec elle,
on serait obligé de marcher, obligé de se battre, obligé de
mourir… Ah ! vous criez Vive la République ! Vous voulez
refaire Juin, n’est-ce pas ? Vous voulez nous fusiller, nous
mitrailler et nous envoyer à Cayenne, quand vous aurez capitulé
avec les Prussiens ! Non, mille fois non, vous n’y réussirez pas.
Vous n’escamoterez pas la Révolution ! Vive la Commune ! Vive la
Commune !
Et
dix fois, vingt fois, cent fois, on va de groupe en groupe, fermant
la bouche aux réactionnaires, beaux parleurs qui conseillent aux
ouvriers de s’en aller et de revenir plus tard en apportant
une pétition. Nous savons ce qu’on en fait de ces pétitions-là.
Les cartons des ministères nous l’apprendraient au besoin. Du haut
de leurs niches de pierre, les vieux prévôts des marchands et les
vieux évêques Aubriot et Juvénal des Ursins, Eudes, Maurice de
Sully, Etienne Boyleaux, dans leurs bizarres costumes, avec leurs
mitres et leurs chaperons immobiles et noirs, planent sur cet océan
de têtes humaines et sur ce bruit. Henri IV, à cheval au-dessous de
l’inscription liberté, égalité, fraternité,
semble rire ironiquement de cette émotion populaire dont il a
triomphé en son temps avec des cabrioles et des bons mots.
Une
vielle dame m’arrête sur le trottoir ; c’est Mme Eckermann,
si j’ai bien entendu. Son mari a longtemps habité Berlin ; il a
travaillé à l’éducation du prince royal de Prusse… Ces
Prussiens sont des hommes d’une persistance, d’une ténacité
terrible… Ne craignez-vous pas que la Commune n’entrave la
défense, qu’elle ne soit une cause de division, qu’elle
n’effraie les gens timides ?… — Non madame, elle seule peut
nous sauver… Et je recommence ma démonstration. Enfin, voici des
amis, des hommes de mon bataillon, surtout C… Si les Prussiens ou
les réactionnaires ne lui crèvent pas la poitrine avec leurs
balles, ce garçon- là fera parler de lui.
Il
se multiplie, il court, il crie, encourage ceux-ci, ferme la bouche à
ceux-là…Je le perds de vue. Un instant après, une clameur énorme
me fait tourner la tête vers la façade de l’Hôtel-de-Ville deux
pancartes blanches, portant chacun cette inscription au crayon bleu :
La
Commune !
Les
fusils sont une menace !
apparaissent
au bout d’une canne et d’un parapluie. Des citoyens les
promènent, aux acclamations de la foule, sur le front du 84e
bataillon. Un homme sort des rangs : on applaudit avec transport. Les
gardes nationaux mettent la crosse en l’air : Vive la République !
Vive la Commune ! On bat des mains, on trépigne, on croit au but…
Un
homme sort des rangs : on applaudit avec transport. Les gardes
nationaux mettent la crosse en l’air : Vive la République ! Vive
la Commune ! On bat des mains, on trépigne, on se croit au but…
Ferry
se montre à l’une des fenêtres ; Rochefort regarde, dissimulé
dans une embrassure, d’un air embarrassé ; Jules Favre et Picard
sont accoudés à une balustrade d’un étage supérieur, et peuvent
se rendre un compte exact des scènes dont
la
place est le théâtre, beaucoup de tumulte et de bruit ; aucune
menace. Deux heures et demie : mouvement à gauche dans la rue de
Rivoli. Un groupe de cavaliers fend la foule : c’est Trochu, suivi
de Tamisier et de plusieurs aides de camp ; des gardes nationaux à
cheval, quatre dragons et quatre gendarmes les escortent. On les
salue, mais on crie : Vive la Commune !
Trochu
prononce quelques mots qui ne nous arrivent pas ; il passe le long de
l’Hôtel-de-Ville au milieu de clameurs contradictoires, puis sur
le quai, entouré par la foule qui le questionne et le presse de
céder. Mais il reste sourd à toute instance et ne répond pas aux
saluts. On nous affirme qu’il aurait dit : « Pas de Commune ! Au
rempart ! »
Des
coups de canon dans le lointain (trois heures moins dix). D’ici, au
milieu de cette foule, le retentissement des détonations paraît
singulièrement lugubre. Si les Prussiens allaient prendre ce moment
pour nous attaquer ! Le temps passe, les discussions continuent, on
ne fait rien. Cela devient inquiétant. Belleville va bientôt
arriver, Belleville arrive répète-t-on, — et Belleville ne paraît
pas.
Les
groupes contraires à la Commune se multiplient. Des orateurs
suspects pérorent sur le trottoir : ce sont les mêmes blouses
blanches, les mêmes figures de sergents de ville, les même têtes
de mouchards ; qui disait donc que Kératry s’en allait ? Ils
deviennent nombreux. Ils crient : A bas la Commune ! et Vive
la République ! C’est décidément le mot de la journée.
On
entend le tambour : les bataillons des quartiers riches vont venir…
Un détachement du corps auxiliaire du génie prend position en
travers sur la place. Au milieu d’un groupe épais, un individu à
chapeau noir et à longues moustaches traite l’un de nous de
Prussien, d’agent de Guillaume, de vendu à
Bismarck… Protestations, bousculade…
Voici
Tamisier qui débouche une seconde fois avec des gardes nationaux à
cheval à l’entrée de la Grève. D’abord, n’entendant crier
autour de lui que : Vive la Commune, il répète trois fois ce cri.
Puis, parvenu au milieu de groupes hostiles à la manifestation il ne
crie plus que : Vive la République ! Le vieux général à peine à
fendre la foule. Il paraît ahuri et accablé ; il découvre ses
cheveux blancs et réclame du geste le silence. Les gardes de son
escorte le troublent eux-mêmes en criant contre la Commune. Enfin il
place quelques mots. Il parle des Prussiens, du rempart, de marcher à
l’ennemi, de désencombrer la place. « Et pour y parvenir
ajoute-t-il, puisque vous êtes de mon avis (Oui ! — Non ! — Oui
!, venez tous avec moi à l’ennemi ! Vive la République ! » La
foule répond : Vive la République ! En vain nous crions : Vive la
Commune républicaine ! en vain quelqu’un ajoute indigné : C’est
une manoeuvre ! Tamisier entraîne derrière lui les bourgeois
réactionnaires et les ignorants trompés. Ces derniers croient aller
au rempart. Le général les quitte rue de Rivoli. Le but est
atteint. Un vide s’est fait. La garde nationale se déploie sur la
place…
De
toutes parts les baïonnettes brillent, les clairons et les tambours
retentissent, la Grève se couvre de bataillons. La commune est
vaincue avant d’exister. Il est quatre heures moins un quart.
Désolés, épuisés de fatigue, la gorge en feu, nous nous laissons
tomber à cinq ou six sur les chaises qui entourent une table de
café, à l’angle du quai et de la place, en face de l’horloge…
Nous nous regardons d’un air hébété. Tout est perdu ! voilà ce
que chacun de nous lit dans les yeux de son voisin, tandis que le
flot houleux des hommes armés s’étend de toutes parts et que les
réactionnaires se démènent, rassurés et furibonds.
Furibonds,
oui ; rassurés, à moitié.
Ils
se sentent en nombre. ils savent qu’hier le Comité central
républicain, espérant une issue favorable aux pourparlers engagés
avec le Gouvernement, a décommandé la manifestation ; qu’en
conséquence beaucoup de citoyens ne sont pas venus ; ils savent que
dans certains bataillons on a choisi à dessein cette après-midi
pour distribuer des vareuses aux gardes nationaux ; que dans d’autres
on a répandu des bruits propres à endormir, annoncé l’arrivée
de 20 000 volontaires anglais qui défilaient sur le boulevard, que
sais-je encore : la présence d’une armée française à Orléans,
d’une autre à Chartre ; enfin l’approche de 76 000 Bretons. Puis
la vue des baïonnettes les encourage. Ils nous regardent de travers.
L’un d’eux en lorgnant, proclame tout haut qu’il faut en
finir avec ceux qui troublent l’ordre, qu’on devrait fusiller
ce gredin de Flourens… A ce mot C… se lève, et nous tous.
— Insulter un absent est le fait d’un lâche ; le diriez-vous
devant lui ? — Oui. — Eh bien ! votre nom ? Prenons une voiture
et allons le trouver ensemble. — Je n’ai pas le temps maintenant…
Et notre homme de pâlir, de reculer. Mais les figures suspectes, les
hommes en blouse blanche se rapprochent. — A bas la Commune ! Les
bourgeois honteux sont derrière. Un vieux bonhomme blanc, qui porte
à son képi l’étoile de vétéran, gesticule en nous insultant et
bredouille comme un fou. Les yeux lui sortent de la tête. Nous
voulons la guillotine, le massacre, l’échafaud. Que ne les
combattons-nous, les Prussiens ? Mais on nous fera notre affaire,
etc., etc…
Ce
personnage a dû être au nombre des braves qui, en juin 48,
fusillaient par les soupiraux les prisonniers entassés dans les
caves des Tuileries. Et pendant que C… se débat contre cet
énergumène, un petit monsieur à moustaches cirées le tire par son
paletot, en lui répétant vingt-cinq fois de suite d’un air de
complaisante satisfaction : Dites-nous ce que c’est que la
Commune ?
Il
repousse ce jeune drôle en le renvoyant à la rue de Jérusalem où
il a fait évidemment son éducation. Nous sommes débordés. On
entraîne C… vers le quai. Qu’on l’assomme ! qu’on
l’assomme ! je me retourne vers le plus furieux. « Mais vous
êtes donc des assassins ? Tuez-le, tout de suite, ce sera plus tôt
fini ! » Le furieux hésite, pâlit, mais en se voyant si bien
appuyé : « Eh bien ! oui, reprend-il, qu’on le mène à la
préfecture ! qu’on l’assomme ! »
Les
cris A l’eau ! redoublent sur le quai. — « Qui a dit A
l’eau ? » Ce sont deux gamins ; ils sont au 115e bataillon ;
leurs fusils sont plus grands qu’eux. Je leur impose le silence, et
craignant apparemment de se voir tirer les oreilles, ils quittent le
groupe et s’engagent sur le pont.
Pendant
ce temps un capitaine du 117e bataillon a pris le bras de C…
L’a-t-il arrêté. Les gens hostiles qui nous suivent sont moins
nombreux. Il tire C… par la manche. « C’est monsieur M… »
dit-il au capitaine. — Ah monsieur M…, nous nous connaissons ! »
et le capitaine me tend la main. Je la prends, un peu étonné. Ce
galant homme, ignorant que j’étais au nombre des amis de Chauvet,
et me prenant pour un des furieux défenseurs de l’ordre qui
marchaient derrière, avait voulu me calmer par cette prévenance.
L’arrestation n’était qu’une feinte pour dégager le
prisonnier du milieu de ces insensés. Quelques-uns, plus enragés
que les autres, se doutent qu’on les joue et courent prévenir les
gardes nationaux qui faisaient l’exercice devant la Monnaie. Ils
nous dénoncent apparemment comme des Prussiens… — sans succès,
car ils ne reparaissent plus.
Nous
nous séparons, rue Mazarine, de notre obligeant capitaine, après
avoir échangé nos adresses et une poignée de main. La pluie
recommence ; le temps est sombre ; nous sommes attristés. Voilà le
premier acte de la réaction : un diminutif du 15 mai. Le prologue de
la guerre civile accompagnant le siège de Paris. Trochu-Cavaignac
est maître de la situation. J’achète du pain chez un boulanger,
je roule une table près de ma fenêtre, contre laquelle la pluie se
heurte à torrents. La nuit vient (cinq heures et demie). Tout à
coup, j’entends mon nom dans la rue : C’est C… qui m’appelle
; il a son fusil et me fait signe de prendre le mien. Je laisse mon
verre et mon assiette pleine. Je suis dans la rue. Que se passe-t-il
? Le bataillon tout entier est parti de la place Vauban, lieu
d’exercice, pour l’Hôtel-de-Ville où il est mandé. Allons le
joindre. Nous verrons bien… Tout doit être fini avec une pluie
pareille…
Nous
arrivons ruisselants d’eau place Saint-Sulpice. L’omnibus nous
descend sur le quai. Là, un vieil homme décoré nous salue d’un
air d’intelligence. — Est ce que vous nous connaissez ? — Vous
êtes de la partie ? Quelle partie ? — De la partie militaire…
Assurément, cette vieille moustache s’imagine que nous venons
manger les rouges. Il veut nous encourager à cette belle
oeuvre ; pour peu que nous insistions, il nous offrirait un petit
verre. Sur la Grève, nos adversaires de tout à l’heure
reconnaissant C…, nous sommes séparés par la foule. On l’entraîne
au poste de l’Hôtel-de-Ville. Il ne reste plus ici que des gens
bien pensants. Le 106e bataillon paraît. Je cours au capitaine S…,
je lui apprends que C… est arrêté. Il entre et le fait délivrer.
Nous prenons position face à la grille. Les réactionnaires nous
entourent, nous racontent leurs exploits ; « Ça n’a pas été
long… ça a été bientôt fait ! Si vous aviez vu comme nous avons
nettoyé la place ! Si vous aviez vu comme nous avons nettoyé la
place !… » Quelques-uns crient : Vive la garde nationale ! Un
drôle vient nous faire des compliments dans les rangs, et se trouve
surpris que je lui secoue l’épaule en l’invitant à porter son
éloquence plus loin. Un flot sort de l’Hôtel-de-Ville. C’est
Ferry, Jules Favre, Simon, qui viennent nous passer en revue. Ils
sont bien pâles, quoique vainqueurs. Suivis d’un groupe qui crie
très fort : « A bas la Commune ! ils parcourent les rangs en disant
des mots aimables, en serrant des mains. « Ah ! le 106e ! nous crie
ferry avec un sourire et un geste qui, pour ma part, m’ont semblé
horriblement faux. Ferry était, avant le 4 septembre, le député de
notre quartier. Favre vient ensuite avec sa bouche contournée, ses
favoris et sa crinière ; mais il ne fait pas de discours.
Pourtant
ils sont bien accueillis. Ceux qui n’agitent pas leurs képis et
restent la bouche close sont rares. La plupart des gardes nationaux
ignorent ce qui s’est passé l’après-midi ; ils sont charmés de
voir face à face les membres du gouvernement. Ils ignorent de quoi
il s’agit ; ils sont tout à la surprise. Et d’ailleurs, comment
ne pas applaudir des gens qui crient : Vive la République !
On répond : Vive la république, vive le gouvernement ! Deux fois,
trois fois, Favre, Ferry, J. Simon passent et repassent ; on leur
présente les armes ; les clairons sonnent, les tambours battent aux
champs… Voilà comme on organise des manifestations spontanées,
voilà comme on se fait donner un bill de confiance. On veut faire de
nous une seconde édition des gardes mobiles de 48. Le tour est joué.
Nous repartons. Je sors des rangs et cours à un groupe où je vois
arrêter un citoyen avec d’indignes violences. Je ne puis parvenir
jusque là. Je demande au premier venu quel est le crime du
prisonnier. « Oh monsieur, c’est encore un de ces gens-là qui
parlaient de la Commune. Mais je l’écoutais depuis un quart
d’heure, et je l’ai fait empoigner. » Je me sens prendre par le
bras. Veut-on m’arrêter, moi aussi ?… Non c’est une vieille
connaissance, un voisin de la rue Lacepède, un jeune homme de mon
âge ou à peu près. — Eh bien, qu’en pensez-vous ? Dites-moi
votre avis. Vous hésitez !… — Je pense que nous sommes perdus !
— Expliquez-moi cela ?… Et je lui répète ce que j’ai au fond
du coeur… Commune veut dire sacrifice, guerre à mort. Pas
de Commune, veut dire demi-mesures, maintien des privilèges
d’argent, capitulation possible, réaction certaine… Il me serre
la main « J’étais venu dans l’intention de défendre le
gouvernement, ajoute-t-il ; vous m’avez converti. Oui les ennemis
de la Commune, ce sont bien les égoïstes et les peureux !
MINIMUS.
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