Dans
l'ancienne langue française, eslite, ou esliture, indiquait le choix
de ce qu'il y avait de mieux, de meilleur, et aussi ce qui avait été
choisi. On faisait l'élite d'une récolte, d'un troupeau, d'une
bibliothèque. Dans le roman Yver, du XIIIème siècle, on lit : «
Puis fit élite entre les dames d'une qu'il estimait mieux mériter
son service ». Dans celui de Berte : « Un mois vous doing l'ostel
trestout a vostre eslite », Montaigne a dit : « la prudence est
l'élite entre le bien et le mal ». A l'eslite signifiait : en bon
état. Mettre a l'eslite de, c'était : donner le choix d'une
personne ou d'une chose. L'adverbe eslitement correspondait à
excellemment, parfaitement, extraordinairement, par choix. Eliter
avait, et a encore dans le langage populaire, le sens d'avilir, de
déprécier par le choix qui fait retirer d'une marchandise ce qu'il
y a de meilleur. Des fruits élités sont ceux qui restent après
qu'on en a enlevé les plus beaux. L'élite était donc, en vieux
français, ce qui avait été reconnu le meilleur à la suite d'un
choix. Aujourd'hui, on entend par élite « ce qu'il y a de meilleur
et de plus digne d'être choisi ». (Dictionnaire de l'Académie
Française). Elite n'est donc plus entendu comme le choix ou le
produit d'un choix ; c'est ce qui est proposé au choix comme le plus
digne. Mais proposé par qui et par quelle compétence pour désigner
le plus digne?... Cette définition absconse, quoique académique,
qui nous présente l'excellence de l'élite comme le catéchisme nous
affirme celle de Dieu, ne veut rien dire par elle-même. Elle dit
beaucoup au contraire si on envisage l'application du mot « élite »
dans le domaine social, car elle contient toute l'imposture de ceux
qui se sont établis comme l'élite des hommes ; elle fait comprendre
combien est conventionnelle et arbitraire la suprématie des
prétendus « meilleurs », qui n'ont été nullement choisis, sauf
par des pairs aussi indignes qu'eux d'être et de choisir les
meilleurs. Il existe indiscutablement une élite, ou plutôt des
élites, parmi les hommes, suivant les différents plans où l'on
recherche les meilleurs d'entre eux. Non seulement la nature ne les a
pas faits tous égaux en qualités physiques - force, santé, beauté,
- mais elle leur a distribué inégalement l'intelligence, le
caractère et le sentiment. A chacune de ces qualités correspond un
degré d'esliture, c'est-à-dire de bonté (voir ce mot), et les
meilleurs, l'élite, sont ceux chez qui cette bonté prend sa plus
complète expression. Il y a une élite physique, celle des individus
qui, aurait dit Bescherelle, « possèdent la bonté essentielle des
êtres et des choses dans les attributs qui les constituent tels
qu'ils sont ». Ce sont eux qui, physiquement, représentent les
meilleurs sujets d'une race ou d'un groupe. On cherche à multiplier
cette élite, par les sports chez les hommes, par l'élevage chez les
animaux ; la fausse conception que l'on a de l'élite fait qu'on
n'arrive le plus souvent qu'à les abrutir les uns et les autres. Sur
un plan plus élevé, que nous considérerons particulièrement chez
l'homme, il y a une élite intellectuelle, celle qui élargit sans
cesse le champ des connaissances humaines par ses recherches, ses
observations, ses réflexions. Là encore, par la façon de répandre
les connaissances de cette élite, afin de la rendre plus nombreuse,
par le gavage intensif d'une foule de notions fausses et
tendancieuses, on ne réussit qu'à former l'élite de
l'abrutissement. Il y a, enfin, sur un plan encore plus haut, l'élite
morale. C'est seulement sur ce plan que se rencontre la véritable
élite. Elle manque parfois de brillantes qualités physiques et
intellectuelles, mais elle possède celles du cœur. La véritable
élite est celle des hommes qui apportent les qualités des «
meilleurs » dans leurs rapports avec leurs semblables - ce que
Bescherelle appelait la « bonté relative » et surtout la véritable
bonté, celle qui emploie toute sa volonté et toutes ses forces à
servir la vérité, la justice, la beauté, pour faire une œuvre
utile aux hommes, au bien-être et au bonheur de tous. Il n'est pas
de véritable élite sans véritable bonté. On peut être un artisan
obscur, un homme simple, un quelconque anonyme dans la foule, et être
un individu d'élite, parce qu'on met dans son travail, dans sa vie
privée, dans ses relations avec les autres, un souci constant de
perfectionnement matériel et moral pour soi et pour autrui. Les
époques les plus fécondes pour l'humanité ont été celles du
travail anonyme où l'élite se confondait avec la foule et n'avait
d'autre intérêt que le sien. Seules ces époques ont bâti des
œuvres solides et durables, vraiment utiles aux hommes. Lorsqu'un
individualisme orgueilleux a poussé certains d'entre eux à se
placer au-dessus des autres et à exercer une autorité, il n'en est
résulté le plus souvent que le malheur de tous. Il est faux de dire
que le chien est fait pour être attaché, parce qu'il se laisse
mettre un collier ; il est aussi faux de prétendre que l'homme a
besoin d'être tenu sous le joug, parce qu'il subit l'esclavage. Il
n'est pas d'autorité, hors celle de l'intelligence universelle, à
laquelle il participe, qu'il doive accepter. Toute tutelle ne peut
que lui être ennemie, toute coercition qu'il n'a pas méritée par
un abus doit exciter sa révolte. Proudhon a parlé quelque part d'un
paysan qui disait : « Quand je vire mes sillons, je me sens roi ».
L'homme est roi dans toutes les formes de son activité, à condition
que cette activité soit libre ; il n'est alors aucune élite
au-dessus de lui. Le principe essentiel de la vie, pour tout être,
c'est la liberté ; avec elle, il peut tout, sans elle, il ne peut
rien. Lorsqu'on est nanti des attributs, des titres, de la fortune,
de la puissance, de la gloire, spéciales à l'élite officielle,
celle que l'Académie Française suppose descendre d'on ne sait quel
ciel et choisie par on ne sait quels dieux, il est bien difficile
qu'on appartienne à la véritable élite et qu'on ne soit pas à un
degré quelconque, volontairement ou à son insu, un malfaiteur
social. Il y a incompatibilité absolue entre les deux élites, celle
des tréteaux, de la vanité, et celle du travail, de la bonté.
Comme l'a dit Cœurderoy, à l'encontre du dicton populaire : «
l'habit fait le moine ». Celui qui est bon et qui accepte la livrée
de l'élite officielle se trahit et se renie lui-même ; comment ne
trahirait et ne renierait-il pas les autres? Les hommes ont tellement
pris l'habitude de l'esclavage, qu'ils n'ont plus qu'une idée fort
confuse du bonheur auquel ils aspirent. Ils ne savent pas plus
distinguer et choisir les meilleurs d'entre eux, qu'ils ne savent ce
qu'ils en attendent ; ils sont comme les grenouilles qui demandaient
un roi. Aussi, s'en laissent-ils imposer par la fausse élite qui
s'est érigée au-dessus d'eux, au moyen de la violence et du
mensonge et qui s'y maintient par la terreur. Alors que l'état
social, par une action bienfaisante, devrait corriger l'inégalité
naturelle existant entre les hommes, il aggrave au contraire cette
inégalité par les abus de son élite. Alors qu'il devrait faire le
bien de tous, il ne fait que celui de cette élite privilégiée en
perpétuant à son profit l'exploitation de l'homme par l'homme.
Comment, accomplissant ainsi la pire des besognes sociales, cette
élite serait-elle composée des meilleurs? Ce n'est pas plus
concevable que l'idée d'un Dieu de bonté affligeant les hommes du
vomitonégro et de la peste. Mais on ne manque pas plus de sophismes
pour justifier la souveraineté de la fausse élite que pour
expliquer la bonté de Dieu. On dit que Dieu ne fait souffrir les
hommes que par amour pour eux ; de même, c'est par charité que
l'élite sociale « veut bien se dévouer » pour les gouverner,
comme elle réduit les nègres en esclavage pour les « moraliser »
(Déclaration des esclavagistes, 1859). C'est encore par charité
qu'on torturait les hérétiques. A la veille de la Révolution, un
nommé Muyart de Vouglans écrivait une Apologie de la torture que le
pape Pie VI approuvait spécialement et dont le roi Louis XVI
acceptait la dédicace. Malgré tous les sophismes, les faits sont
là, innombrables, pour montrer le véritable rôle, à la fois
odieux et ridicule, de la prétendue élite qui règne sur le monde.
Aussi, convient-il, chaque fois qu'on le peut, de lui arracher son
masque, de la dépouiller de ses oripeaux, de mettre à nu sa
monstruosité et sa laideur. Il faut renverser cette idole de sang et
de boue, montrer à tous son imposture, démonétiser sa fausse
gloire, faire un pied de nez à sa grotesque majesté et lui dire,
comme M. Maurice Barrès, avant qu'il lui eût apporté une adhésion
sénile : « Soldats, magistrats, moralistes, éducateurs, pour
distraire les simples de l'épouvante où vous les mettez, laissez
qu'on leur démasque sous vos durs raisonnements l'imbécillité de
la plupart d'entre vous et le remords du surplus. Si nous sommes
impuissants à dégager notre vie du courant qui nous emporte avec
vous, n'attendez pourtant pas, détestables compagnons, que nous
prenions au sérieux ces devoirs que vous affichez et ces mille
sentiments qui ne vous ont pas coûté une larme ». A l'origine, le
besoin de se défendre qui arma le bras de l'homme produisit le
parasite guerrier. Au lieu de prendre les armes aux seuls moments
nécessaires de la défense, il ne les quitta plus, fit de la guerre
un métier et devint un conquérant. Du guerrier est sorti le chef,
le maître, le seigneur, le roi, l'empereur et... le président de la
République. A l'origine aussi, le besoin de savoir créa l'homme de
pensée. Le savoir ne pouvait venir que de l'observation de la
nature, de l'acquisition scientifique, du long travail de l'esprit.
Il s'acquérait trop lentement au gré de la curiosité impatiente
des hommes. Des imposteurs inventèrent alors la fausse connaissance,
les superstitions, les fallacieux mirages du surnaturel, du
merveilleux, des religions révélées ; ils versèrent ces poisons
ensorceleurs à la soif des hommes. Installés eux aussi en
parasites, ils devinrent le sorcier, le prêtre, le rhéteur, le
jurisconsulte, l'économiste, le politicien, l'histrion et... le
snob. Suivant les temps et les lieux, les deux espèces furent
alliées ou hostiles, mais toujours maitresses des hommes ; elles
exercèrent le pouvoir ensemble ou séparément, lui donnant des
formes diverses et changeantes, mais le fond resta le même.
Aristocratiques ou démocratiques, les formes du pouvoir, si opposées
qu'elles furent par définition, différèrent si peu dans leurs
résultats, que souvent les peuples, excédés de la prétendue «
souveraineté dont on les affublait, lui préférèrent le « bon
tyran » qui ne les appelait pas « citoyens », mais leur donnait au
moins à manger. L'aristocratie est, en principe, le gouvernement des
« meilleurs », des optimates, comme disait Cicéron. Elle devait
consacrer la suprématie de l'élite et diriger la République
idéale, rêvée par Platon, que son élève Aristote définissait
ainsi : « une république administrée par plusieurs citoyens de
mérite et vertueux, les meilleurs. Une république où les chefs
obéissent fidèlement aux lois établies et où tout est fait en vue
du bien public, grâce aux lumières et aux vertus de ses
administrateurs ». Mais, en même temps, Aristote devait constater
combien il y avait loin de cette aristocratie idéale à celle qui se
montrait dans la réalité, soit qu'elle fût plus oligarchique ou
plus démocratique, soit encore, et c'était le pire, qu'elle fût de
finance. La réalité était ce qu'Oresme devait dire de
l'aristocratie lorsqu'il employa ce mot pour la première fois en
France, au XIVème siècle : « Une espèce de policie selon laquelle
un petit nombre de personnes ont princey et domination sur la
communauté ». Pouvait-il en être autrement alors que ce système
et l'organisation sociale établie par lui, avaient eu leur origine
dans les violences et les rapines des hommes de guerre?
L'aristocratie avait été d'abord de race, composée des vainqueurs
d'une autre race. S'étant emparée du sol, elle avait formé
l'aristocratie terrienne. Ensemble, elles avaient fait l'aristocratie
de famille, unissant les membres des familles conquérantes au-dessus
des conquis. Elles s'étaient choisi des chefs d'où étaient sortis
les rois. Comment fut désigné le premier ? Sans doute comme l'a
raconté Jean de Meung, clans le Roman de la Rose : Un grand vilain
alors entre eux Ils choisirent, le plus nerveux, Le plus large et
gras qu'ils trouvèrent, Et prince et seigneur l'acclamèrent. A sa
suite, s'établit la hiérarchie aristocratique qui devait atteindre
sa plus complète expression dans la Féodalité, « affirmation
brutale du droit du plus fort et négation complète de toute idée
de justice » (Jules Andrieu). Derrière les rois, suivirent ces «
grands », à qui Coquillart disait, au XVème siècle : Princes, qui
tenez les tresgrans estatz Sans regarder la façon et manière, Vous
courroucez tant de gens en ung tas Que par vous va ce que devant
derrière. Croissant tous les jours en puissance et en orgueil, ces
aristocrates, ces « grands », ces « nobles », étaient arrivés à
se convaincre que leur sang n'était pas de même couleur que celui
de leurs vassaux, qu'ils étaient des produits spéciaux de la
divinité, parlant et gouvernant en son nom. Les héros grecs avaient
eu ainsi leur parenté dans l'Olympe, comme les Niebelungen dans le
Walhall, et les pillards qui furent les premiers Romains prétendaient
descendre d'Enée ou d'Hercule. Sésostris se faisait sculpter en
colosse devant tous les temples d'Egypte. Alexandre, qui ravagea tout
le monde connu de son temps, se donnait le titre de « roi des rois
», et se faisait déifier comme issu du dieu Amon aux deux cornes.
Les Djenghis-Kan, qui ont laissé, en Asie, le souvenir des plus
terribles massacreurs, s'égalaient à Dieu. L'un d'eux, Kuyuk, avait
un sceau avec cette formule : « Dieu dans le ciel et Kuyuk sur la
terre ». César, bien que se disant « démocrate », prétendait
être à la fois dieu et roi. De même, Octave, qui n'était pas
moins démocrate, et qui se fit appeler Auguste, quand il troqua sa
démocratie contre l'empire. Virgile, grand poète, mais caractère
servile, a écrit l'Enéide en son honneur et lui a marqué une place
dans les constellations célestes. Auguste alla plus loin en se
présentant comme l'incarnation du Maître Universel ; des adorateurs
se vouèrent à lui tels, aujourd'hui, ceux de l'Immaculée
Conception et du Sacré Cœur. A Byzance, les empereurs se disaient
Dieu lui-même. Ils apparaissaient aux foules « comme suspendus en
l'air et nimbés d'une auréole ». Ceux qui les entouraient étaient
des rayons de leur divinité. C'est de Byzance que sortit la
monarchie de droit divin, légalisée par le code de Justinien,
confondant la loi avec la volonté de l'empereur et aggravant
chrétiennement le droit romain. Louis XIV, avec qui cette monarchie
atteignit en France son apogée, se faisait appeler le Roi-Soleil et
avait pris cette devise ridicule forgée par quelque mauvais cuistre
latinisant : «Nec pluribus impar ». Napoléon, avec le concours des
curés qui s'étaient mis à son service, et qui devaient le
vilipender après sa chute, faisait enseigner dans les écoles un
catéchisme disant que servir l'empereur c'était servir Dieu. La
puissance illimitée des monarques en a fait des fous d'autant plus
dangereux, qu'ils étaient entourés de flatteurs partageant leur
aberration et la répandant parmi leurs sujets. La servilité des
sénateurs de Rome faisait dire à Tibère : « Combien ces hommes
sont faits pour la servitude! » Ronsard appelait les courtisans :
Misérables valets, vendant leur liberté Pour un petit honneur
servement acheté. Etre bâtard d'un Louis XIV équivalait à être
issu de la cuisse de Jupiter. C'était un grand honneur d'être fait
cocu par le roi ou, lorsqu'il allait poser culotte, comme un simple
mortel, de le suivre en portant cet objet dont l'invention a fait la
célébrité de Gargantua. Napoléon Ier, qui ne dut son triomphe
qu'à sa connaissance supérieure de la sottise humaine, disait à
ses contemporains : « Je vous achèterai ce que vous voudrez, mais
il faut que vous soyez tous vendus ». Quelques-uns résistaient,
mais le plus grand nombre se vendait, arborant la Légion d'honneur
dont Napoléon avait découpé l'insigne dans le bonnet rouge, comme
les révolutionnaires renégats d’aujourd’hui le découpent dans
le drapeau de l'Internationale ouvrière. Comment les puissants ne
seraient-ils pas emportes par leur mégalomanie lorsqu'ils voient le
monde entier à leurs pieds, dans l'adoration de leurs turpitudes?
Sous l'influence de leur prétendue élite, il n’est pas de peuple
qui ne partage l'orgueil maladif de ses maîtres jusque dans les
pires aventures ; aristocrates ou démocrates les suivent aveuglément
comme on l'a vu lorsqu'ils ont déclenché la pire des guerres, celle
de 1914. L'impérialisme, jadis manifestation isolée des grands
empires dévorateurs, est devenu permanent et commun à tous les
pays, même les plus chétifs. N'a-t-on pas vu la Belgique, la «
petite Belgique martyre » de la Grande Guerre, exercer sur les noirs
du Congo la plus épouvantable des exploitations? Les peuples qui se
disent chrétiens sont non seulement convaincus qu'ils sont
supérieurs aux autres, mais chacun prétend, à l'exemple des
Hébreux et des Chinois, qu'il est « l'élu de Dieu », à
l'encontre de son voisin. Le Dieu unique, universel, est subdivisé,
dépecé en morceaux qui se dévorent entre eux pour satisfaire les
rivalités nationalistes particulières. Pendant la Grande Guerre, il
y avait le « Dieu français » et le « Dieu allemand », sans
parler des autres ; leurs prêtres achevèrent d'écarteler Jésus
sur sa croix. Combien, chez chaque peuple, y a-t-il d'individus
réfractaires au malaxage habile de leur vanité particulière?
N'a-t-on pas vu, en même temps que des chrétiens, des pacifistes,
des syndicalistes, des socialistes et des anarchistes se prendre pour
des défenseurs de la liberté lorsqu'ils furent se battre pour des
coffres-forts qu'on s'était bien gardé de mobiliser en même temps
que leur peau? Comme l'a constaté Gobineau, la vanité nationale
dont les entrepreneurs de guerres, les Napoléon, les Poincaré, se
sont servis si habilement, fait croire aux Français, depuis Louis
XIV, que leur pays « marche à la tête des nations ». Les
Allemands déclarent, à l'exemple d'Hegel, que « seuls ils
comprennent la vérité et ont droit au titre d'hommes ». Les
Anglais prétendent, avec les Cécil Rhodes et les Chamberlain, que «
leur race est la première du monde et qu'elle est née pour
commander aux peuples » etc… Ainsi, les fausses élites
collectives correspondent aux fausses élites individuelles ; elles
réunissent patriotiquement l'ivrogne illettré qui pérore devant le
zinc et l'académisable M. Charles Maurras, dans le même mépris des
métèques et dans l'élite du maboulisme. Les rois, pour la plupart,
n'ont laissé au monde qu'une histoire chargée de crimes et
d'attentats contre les malheureux peuples qui leur ont été soumis.
Leurs thuriféraires ne leur attribuent pas moins le mérite des
progrès réalisés par l'humanité. L'Action Française, par
exemple, se place sous l'égide des « quarante rois qui, en mille
ans, ont fait la France » !... Elle semble ignorer que la France ne
s'est faite que par la volonté persévérante de son peuple, malgré
ces rois et le plus souvent contre eux. Elle oublie que ces rois
n'eurent jamais d'autre souci que celui de leurs avantages
personnels, de ceux de leurs familles et de leur caste, contre le
peuple « taillable et corvéable à merci », depuis les premiers,
les Clovis, les Clotaire, qui ne firent de « vastes Frances » que
pour les partager entre leurs enfants jusqu'à ces d'Orléans qui
votèrent la mort de Louis XVI, dans l'espoir de prendre sa place sur
le trône, et dont l’héroïsme sordide a si souvent défrayé la
chronique. Un Louis XIV disant : « L'Etat, c'est moi! » se moquait
autant de la France que ses dignes successeurs, un Louis XV s'écriant
: « Après moi, le déluge! », un Louis XVI faisant appel à
l'invasion étrangère pour sauver sa couronne et les derniers de la
famille ne retrouvant cette couronne que grâce à cette invasion.
Elle oublie aussi, l'Action Française, que si la France fut sauvée
de l'Anglais au XVème siècle, ce fut par Jeanne d’Arc et le
peuple soulevé, mais non par le roi Charles VII allié de caste des
Anglais et des Bourguignons, qui leur avait abandonné le pays et qui
abandonna encore plus lâchement pour être livrée au bûcher, celle
à qui il devait sa royauté. Elle oublie enfin que les derniers rois
de France furent chassés par des révolutions que provoqua leur
incurie. La France fut faite, contre la fausse élite des rois, des
guerriers et des courtisans, parasites insatiables et malfaisants,
par la véritable élite de son peuple, de ses travailleurs, de ses
savants et de ses artistes... Comme disait Auguste de Thon, aux gens
de Sorbonne, qui poursuivaient l'imprimeur Henri Estienne : « Vous
avez beau faire, un général qui a gagné vingt batailles et pris
cinquante villes a moins fait pour la France que cet imprimeur ».
Faut-il rappeler que le moindre des défauts des rois est
l'imbécillité sénile? On voit ce que peut être cette élite des «
meilleurs parmi les meilleurs » et combien leur royauté si souvent
usurpée et ridicule, est celle de l'âne qui se couvrait de la peau
du lion. Constatons toutefois, pour demeurer dans l'équité, que le
mal s'étend à tous les chefs de gouvernements. M. Alexandre
Millerand, qui s'y connait, ayant été nourri dans le Sérail, a dit
: « Le Président de la république est l’incarnation vivante, le
rejeton orgueilleux des grands bandits légaux qui ont détroussé
nos ancêtres par l'usure, par le monopole, par la savante mise en
œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux,
leur mit en main ». Tous les régimes ont leurs « ministres
intègres qui pillent la maison » et leurs « gâcheurs politiques,
lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce
qu'ils vont tous les jours à grand-peine, suant et soufflant,
brouetter des tas de projets de lois, des Tuileries au Palais-Bourbon
et du Palais-Bourbon aux Tuileries » (Victor-Hugo). A côté de
l'aristocratie de race, de terre et de famille, s'est formée, sous
son aile, l'aristocratie religieuse avec ses dieux, ses prophètes,
ses saints, ses beati de toutes catégories et sa hiérarchie
ecclésiastique allant du pape jusqu'au dernier moucheur de cierges,
tous avides de remplir leur escarcelle par l'usage du divin.
L'origine de cette aristocratie est plus mystérieuse, plus
invraisemblable que celle de l'autre ; elle n'en est pas plus
reluisante car les turpitudes religieuses sont sans égales, mais la
foi sanctifie tout. Les avatars de la vie des saints sont, comme, la
Bible et toute la littérature ecclésiastique, dignes de ceux qui
les ont inventés et des pauvres cervelles à qui le paradis est
promis. L'aristocratie religieuse l'emporta souvent sur son aînée
dans le gouvernement des hommes, ne se contentant pas de la puissance
spirituelle mais revendiquant la temporelle avec une fureur
singulièrement contradictoire de sa mission de paix et d'amour.
Pendant des siècles, des peuples ont été gouvernés par des
prêtres, les Orientaux en particulier. Depuis des milliers d'années
l'Inde est sous le pouvoir de ses brahmes qui ont organisé la
hiérarchie la plus opposée à cette égalité que prêcha
Çakya-Muni, précurseur de Jésus. Le brahme, même mendiant, est
supérieur aux rois, tandis qu'en bas la masse du peuple appelée «
diables », « pourceaux », « chiens », subit la condition la plus
misérable qu'on vît jamais. Les Egyptiens, les Hébreux, eurent des
gouvernements religieux. Chez les Etrusques, ancêtres des Romains,
les prêtres appelés « lucomons » terrorisaient ce peuple
excessivement superstitieux. A Rome, la puissance des prêtres domina
toujours les pires tyrans. Il n'est pas d'exemple plus
caractéristique de ce que peut produire collectivement le fanatisme
religieux que le soulèvement guerrier des Arabes, peuple de pâtres,
d'agriculteurs, de marchands essentiellement pacifiques, entraînés
par le mahométisme à conquérir en dix ans un empire plus étendu
que celui de Constantinople. Les crimes des religions dépassent ceux
des empires. L'histoire antique est pleine des guerres et des
sacrifices humains qu'exigeaient des Moloch et des Jéhovah
sanguinaires. Plus près de nous, l'Inquisition qui se manifeste
encore chaque fois qu'elle en a l'occasion, est l'illustration la
plus terrifiante de ce que « l'amour du prochain » peut comporter
de haine et de cruauté de la part d'individus hors nature. Aux
violences guerrières, les prêtres ont ajouté l'hypocrisie
sacerdotale et la casuistique qui absolvent tous les dévergondages.
La Renaissance a vu, avec les papes, les pires cruautés et les plus
dégoûtantes débauches. A l'exemple des empereurs romains et des
premiers rois de France, la plupart des papes n'arrivèrent au trône
que par le poison et le meurtre : ils faisaient, avec leurs évêques,
le commerce le plus impudent des choses, de la religion. Ils tiraient
même profit de la prostitution et Sixte IV lui faisait payer
patente. Des évêques disaient publiquement : « J'ai deux bénéfices
qui me valent trois mille ducats par an, une cure qui m'en donne cinq
cents, un prieuré qui m'en vaut trois cents, et cinq filles dans les
lupanars du pape qui m'en rapportent trois cents cinquante ». (A.
Castelnau. La Renaissance italienne.) Comme les prêtres de Cybèle
dans la Rome de la décadence, les prêtres catholiques vendaient des
indulgences pour toutes sortes de fautes. Ils faisaient tous les
métiers, entre autres celui d'entremetteur d'amour ; non seulement
ils favorisaient l'adultère, mais ils autorisaient les avortements
et procuraient des avorteuses qu'ils allaient chercher dans des
couvents (Machiavel, La Mandragore). Ronsard a dépeint dans son
Discours à Des Autels, l'Eglise : .. Riche, grasse et hautaine,
Toute pleine d'écus, de rente et de domaine. Ses prélats :
Parfumés, découpés, courtisans, amoureux, Veneurs, et fauconniers,
et avec la paillarde Perdent les biens de Dieu, dont ils n'ont que la
garde. C'est à propos de cette époque de la Renaissance que
Gobineau a écrit ceci : « Il est assurément fâcheux que les
basses classes d'une nation soient énervées et n’aient plus
devant les yeux la considération d'aucun devoir ; mais il est bien
plus déplorable encore de voir les classes supérieures de la
société devenues complètement incapables de tenir leur rang et de
servir au peuple de directrices et de guides ». Ce jugement est
applicable à tous les temps et à toutes les classes prétendues
supérieures. Dans la « vieille France », que regrettent les
dernières douairières bien qu'elles aient trouvé des emplois dans
la République, les abbés de cour partageaient avec les
mousquetaires le cœur et la bourse des dames sentimentales et
faciles. Les Mémoires des XVIIème et XVIIIème siècles sont pleins
de récits de la vie scandaleuse d'une élite oisive, prétentieuse,
insolente, dont les personnages les plus considérables vivaient
ouvertement de la prostitution de leurs femmes ou de leurs maîtresses
et du jeu. Figaro pouvait constater ironiquement que cette
aristocratie sans honneur et sans pudeur n'avait même pas les vertus
qu'elle exigeait de ses domestiques. Ce fut l'Eglise qui suscita les
Croisades, entreprises de rapine qu'elle dirigea comme en 1900 le
pillage de la Chine. En 1095, Urbain II prêchait déjà la croisade
comme une expédition coloniale de nos jours ; « elle devait ouvrir
des débouchés aux populations trop à l'étroit chez elles et
dépourvues de richesses ». Alexis Comnène, empereur de Byzance,
faisant appel au nom de l'Eglise aux barons d'Occident, disait : «
Que leur cupidité soit tentée par l'or et l'argent détenus en
abondance par les infidèles, qu'ils songent à la beauté des femmes
grecques! » Toutes les entreprises contre les « hérétiques »
eurent avant tout des motifs de pillage. Innocent III, commandant la
Croisade des Albigeois, promettait le partage des biens de Raymond de
Toulouse. Les Templiers, trop riches, furent victimes de la cupidité
conjointe de Philippe le Bel et de l'Eglise. Les rois et les prêtres
s'enrichissaient des dépouilles des victimes de l'Inquisition, de la
confiscation des biens des protestants, de la traite des noirs et
d'autres brigandages aussi productifs que pieux. L'Eglise a exprimé
l'élite de sa pensée lorsqu'elle a formulé son idéal de monarchie
universelle en ces termes : « Une foi, une loi, un roi! » C'est le
programme qu'elle poursuivit avec l'Inquisition ; si elle avait
réussi, c’en eût été fini de la pensée humaine, et de toute
véritable élite. Mais l'aristocratie la plus puissante est celle de
l'argent ; elle continue, en l'amplifiant, l'œuvre néfaste des
autres. Elle confère les avantages de l'élite à qui n'en a même
pas les apparences ; elle réalise l'égalité dans le puffisme et la
sottise. Avec elle, savoir, talent, travail, intelligence, éducation,
sentiment, tout disparaît devant la richesse. Le veau d'or est son
symbole ; Ubu-roi est son grand homme. Elle s'est formée et
développée surtout dans les démocraties comme la rançon de
l'impudence démagogique. Elle a commencé par se confondre avec
l'aristocratie guerrière en achetant des propriétés et des titres.
Molière a parlé de ce paysan qui, ayant acquis une terre, Y fit,
tout alentour, faire un fossé bourbeux Et de Monsieur de L'Isle il
prit le nom pompeux. C'est ainsi que nombre de manants parvenus
devinrent « gentilshommes », entrèrent dans « l'élite de la
société », en reniant leurs pauvres diables de parents. De la même
façon, on voit maintenant un quelconque Martin, succédant à un non
moins quelconque Fouillopot dans la savonnerie ou les engrais,
devenir Martin de Fouillopot. L'aristocratie de l'argent est arrivée,
dans la lente mais persévérante progression de la bourgeoisie, à
se soumettre les autres aristocraties. Un Charles Quint était sous
la dépendance financière des grands. banquiers, les Doria de
Venise, les Welser et les Fugger d'Augsbourg. Aujourd'hui, les
banquiers sont les maîtres incontestés du monde ; les empereurs,
les rois, les présidents de républiques, les ministres, toute
l'élite officielle de la politique, de la science, des arts, de
l'armée, de l'église, des salons, n'est composée que de pantins
dont ils tirent les ficelles. Le pape lui-même est un personnage
plus important comme actionnaire de la Banca di Roma que comme
représentant de Dieu sur la terre. L'ancienne noblesse, déplumée
depuis 1a Révolution française, a souvent redoré son blason en se
mésalliant à la fille du bonhomme Poirier ou de quelque marchand de
cochons de Chicago. Ducs, comtes, marquis, barons, ont perdu leur
insolence devant les Jourdain, les Mercadet, les Thénardier, les
Lechat, ceux-ci leur faisant l'honneur de les acheter comme gendres
et de les admettre comme « pièges à gogos » dans les conseils
d'administration de ces entreprises d'escroquerie que sont la plupart
des sociétés financières. Si l'on n'a pas réalisé la fusion des
classes qui sera l'œuvre de la véritable élite, on a fait celle
des aristocraties dans les démocraties où les anciens
traîne-savates, enrichis par les tripotages politiciens, forment
avec les fils des preux ralliés à la « gueuse », cette «
aristocratie républicaine » chère à M. Thomson. Ainsi, le «
socialiste » Isidore Lechat se découvre, avec le marquis de
Porcellet, une parenté remontant aux Croisades et, s'il jeta jadis «
le Christ à la voirie », il fait aujourd'hui communier pieusement
ses enfants. La Grèce antique a fait les expériences les plus
caractéristiques des deux formes de gouvernements, aristocratique et
démocratique. Elle les a vues périr toutes deux des vices de leurs
prétendues élites. A Sparte, ce fut l'aristocratie. Il n'yen eut
jamais de plus orgueilleuse et de plus barbare. Vainqueurs des
Laconiens dont ils avaient envahi le pays et qu'ils avaient réduits
en esclavage, les Spartiates n'avaient d'autre métier que la guerre.
Les lois de Lycurgue les y entraînaient dès l'âge de sept ans, les
excitant à la violence et à la rapine. Elles leur interdisaient
d'apprendre à lire ; par contre, suivant la légende, un renard volé
et caché sous le vêtement d'un petit spartiate pouvait lui ronger
la poitrine sans qu'il poussât un cri qui l'aurait dénoncé. Les
Ilotes travaillaient pour les vainqueurs qui apprenaient à leurs
enfants à mépriser et à battre ces esclaves dont on tuait les plus
forts et les plus beaux. Sparte succomba dans l'épuisement de cette
aristocratie sanguinaire et stupide. Athènes fit l'expérience de la
démocratie. Si cette cité fut incomparablement grande par ses
philosophes et ses artistes, elle fut abaissée politiquement au
niveau de Sparte par son parti appelé des « meilleurs ». Le chef
de ce parti, Dracon, est représenté dans l'histoire comme le
premier organisateur démocratique, parce qu'il unifia la barbarie de
la législation contradictoire des eupatrides et appliqua la peine de
mort à tous les délits. A vingt-cinq siècles de distance, nos
actuels pourvoyeurs de bagne et de guillotine continuent le «
démocratisme » de Dracon. Sa législation montra la voie à celle
de la République romaine d'où sortit ce « droit romain » que
Cicéron trouvait déjà suranné de son temps, mais qui inspira le
code aristocratique de Justinien et que Napoléon 1er alla chercher
pour faire le Code français… Sa législation étant le fondement
des sociétés, on voit par ces faits combien est illusoire la
distinction entre aristocratie et démocratie. En 1876, par exemple,
il eût suffi du déplacement d'une voix, lorsque la Constitution de
la IIIème République française fut votée, pour qu'elle devînt la
Constitution d'une royauté sans que rien n'y fût changé. Sous
cette IIIème République, la liberté individuelle n'a pas plus de
garanties que sous Louis XIV et on use encore contre elle de lois
antérieures à la Révolution. (Voir Liberté) Néron, dont
Châteaubriand a célébré l'aristocratie, appuyait sa puissance
impériale sur une véritable ochlocratie, celle de la populace du
cirque qu'il flattait par la plus basse démagogie. L'histoire, qui
célèbre le « démocrate » Dracon et n'est pas loin de considérer
avec dédain le sage Solon, présente aussi comme des triomphes de la
démocratie les dictatures militaires d'un César et d'un Napoléon
qui établirent leur gloire sur des millions de cadavres, tout comme
les Sésostris, les Alexandre, les Djenghis Khan, les Attila, les
Charlemagne, les Barberousse, les Charles Quint et les Louis XIV. Du
parti démocratique des « meilleurs » sortit aussi le tyran
Pisistrate ; il poussa les Athéniens à l'abandon de leurs libertés
pour tourner leur ambition vers la formation d'une « Grande Grèce
», aux dépens des peuples voisins. M. Mussolini, qui prétend
donner aujourd'hui une nouvelle formule de la démocratie en
réalisant la « Grande Italie », n'a rien inventé. Les guerres
qu'Athènes entreprit alors, le pillage des trésors de la Perse par
Alexandre, lui apportèrent cet enrichissement qui la conduisit à sa
décadence et à sa perte. La liberté fut étouffée sous l'argent.
Comme l'écrivait Démosthène : « Des enrichis achetaient toutes
les terres, tandis qu'à côté d'eux le plus grand nombre des
citoyens n'avaient plus même la vie du lendemain assurée ».
Démosthène dut s'empoisonner pour mourir libre. Ce fut le temps où,
reniant honteusement la pensée de Socrate et de Platon, abandonnant
les arts et prostituant les artistes, les Athéniens livrés à la
débauche disaient : « C'est l'argent qui fait l'homme! » Formule
fatale qui fut leur « Mané, Thécel, Pharés », et celui de bien
d’autres peuples. Elle fut celui des Romains de la décadence, des
Néron, de leurs gitons, des plumitifs, prostituées et autres
parasites qui leur faisaient escorte. Pétrone a dépeint cette élite
faisandée dans son Satyricon. L'Espagne subit la même décadence
lorsque, gorgée des richesses du Nouveau Monde, elle se laissa aller
à une oisiveté voluptueuse qui la conduisit à l'état d'ignorance
et de passivité fanatiques et sauvages où la tiennent encore le
roi, le moine et le torero. Plus que jamais, de nos jours, on
considère que « c'est l'argent qui fait l'homme ». Les enrichis,
qui ont ramassé leurs fortunes dans les misères de la guerre,
enseignent à leurs fils que : « Les hommes les plus importants sont
les millionnaires, étant donné que l'argent procure la puissance et
domine le monde ». Avec leur argent, ils achètent tout, et surtout
les consciences de ceux qui, par leur savoir, leur talent, leur
situation, devraient réagir contre cette souveraineté des bas
fonds. « Elite du rebut et rebut de l'élite », ainsi les a marqués
M. Michel Georges Michel. Sous l'influence des nouvelles couches que
leur envoie la mercante internationale et qui sortent des milieux les
plus interlopes, assurés de l'impunité par la complicité des
hommes de loi, l'imbécillité des foules et la lâcheté de leurs
victimes, ils perdent de plus en plus toutes qualités, même celte
politesse qui rendait l'ancienne aristocratie supportable, pour
afficher une insolente goujaterie. Ils forment « la Confrérie des
Puissants », comme a dit J. de Pierrefeu. Non seulement ceux qui ne
se sont pas enrichis sont à leurs yeux de méprisables imbéciles,
mais ce sont aussi des malfaiteurs dangereux, et les magistrats le
font bien voir aux pauvres diables traînés devant eux, n'ayant pu
fournir la caution nécessaire pour éviter la prison en attendant un
non-lieu libérateur et une décoration réparatrice : ils appliquent
le « Vae Victis! » de l'antiquité, le « silence aux pauvres! »
des répressions bourgeoises, avec une cruauté multipliée. Il y a
une autre prétendue élite qui, si elle n'est pas si puissante et si
directement malfaisante que les hommes de guerre, d'église et
d'argent, n'en assume pas moins la plus grande part de responsabilité
dans leurs méfaits. C'est celle des « intellectuels » qui ont mis
la pensée au service de la force, du mensonge et de la richesse, qui
ont accepté d'être le cerveau de la malfaisance, de légitimer la
force en la légalisant, de donner au mensonge la figure de la vérité
et de se faire les prêtres du Veau d'Or. Nouveaux courtisans, ces
empoisonneurs de l'esprit, ces flagorneurs de la puissance, sont
descendus au rang de cette valetaille qui « applaudit toujours à
l'orgie des maîtres quand ceux-ci laissent du vin dans les
bouteilles » (Claude Tillier). Ils ont vendu la science qui devait
soulager l'effort des hommes et guérir les souffrances de leur corps
; ils ont souillé d'argent l'art qui devait embellir la vie de tous
en leur dispensant les joies pures de l'esprit ; ils trafiquent de
tout ce qui devait être source de liberté, de bien-être et de
bonheur humains. Ils ont fait de l'intelligence la pourvoyeuse de la
servitude. Ils l'ont enfermée dans leurs temples, leurs écoles,
leurs casernes, leurs laboratoires, leurs musées, leurs boutiques ;
ils lui ont coupé les ailes, ont maquillé son visage, l'ont coiffée
de perruques, de casques, de plumes, de bonnets carrés, ronds ou
pointus, lui ont mis sur le nez des bésicles, sur le dos des
uniformes de toutes les couleurs et des robes de tous les pelages,
dans les mains des sabres, des goupillons, des codes, de pustuleux
grimoires, tout l'arsenal de l'iniquité et des maléfices. Ils ont
livré la science aux rhéteurs, aux savantasses, aux cuistres, aux
charlatans, aux morticoles, aux « abstracteurs de quintessence »,
aux porteurs de reliques, aux inquisiteurs de la pensée, aux
conservateurs de la sottise, aux Janotus, aux Brydoie, aux Perrin
Dandin et aux Diafoirus. Ils ont fait de l'art la proie des
histrions, des cabotins, des négriers de la plume, du ciseau et du
pinceau, des rapetasseurs des talents éculés, des « charretiers
qui ont de la besogne quand les princes bâtissent » (Schiller à
propos de Kant et de ses éditeurs) , des « choucas qui fientent sur
les frises du Parthénon » (L. Tailhade), des académiciens qui ont
officialisé la sottise et lui ont fait un piédestal de haine contre
la vie et la beauté. (Voir les mots : Art, Beaux-arts, Littérature,
Musique.) Tout ce monde a mis l'idéal en bouteilles, en pilules, en
pommades, en a fait des orviétans dont il tient comptoir comme les
prêtres de leur Dieu. C'est cette tribu ignorantifiante qui obligea
Socrate à boire la ciguë, envoya au bûcher les hommes et les
livres non respectueux de son orthodoxie, fit le procès de Galilée,
et condamna d'abord le cartésianisme devenu aujourd'hui la citadelle
de son spiritualisme. C'est elle qui faisait encore enseigner dans
les écoles, au temps de Stendhal enfant, le système céleste de
Ptolémée qu'elle savait faux, qui s'est moquée des inventions les
plus remarquables, la photographie et le phonographe par exemple, et
traitait Daguerre et Edison de mystificateurs, qui déclarait
gravement qu'il n'y aurait pas assez de fer pour faire des chemins de
ce nom (M. Thiers), et qui, encore de notre temps, proscrit les
théories darwiniennes au profit des stupidités bibliques. Les
bibliothèques sont pleines de l'histoire de cette sottise
triomphante sanctionnée de sanglantes persécutions. La prétendue
élite intellectuelle a continué, depuis La Renaissance, les
traditions établies par l'esprit d'individualisme qui détacha les
hommes de pensée et les artistes du peuple au milieu duquel ils
avaient vécu pendant le Moyen-âge. De plus en plus étrangère à
la vie générale, s'écartant systématiquement de toutes les
véritables sources d'humanité, cette élite ne pouvait trouver son
élément que dans les formes arbitraires et conventionnelles des
sociétés aristocratiques. Elle eut un idéal de plus en plus
rétréci, cantonné dans les puérilités de « l'art pour l'art »
quand elle ne s'abaissa pas à mentir à ses destinées naturelles
pour se mettre au service des Puissants. Plus réaliste depuis 1914,
mais pas mieux inspirée, la jeunesse intellectuelle d'aujourd'hui
s'embarrasse peu de « l'art pour l'art » et encore moins de
certains scrupules sociaux manifestés par le snobisme anarchiste de
1894 et les intellectuels qui prirent parti « pour la justice »
lors de l'affaire Dreyfus. Maintenant, la justice, comme la vérité
et la bonté, est une vieille balançoire humanitaire qui fait
sourire un monde où ne compte plus que la force. Cette jeunesse
déclare « qu'elle n'est pas plus fière que ça d'appartenir à la
bourgeoisie », mais elle reste avec elle parce qu'elle est encore la
plus forte et qu'elle lui procure une vie facile et agréable.
Dépourvue de scrupules, elle obtient par l'intrigue, à défaut du
savoir, les diplômes et les situations de médecins, d'avocats, de
professeurs, de magistrats, d'ingénieurs, qui lui permettent de se
livrer impunément au sabotage social pour vivre dans le luxe en
soutenant sa classe, celle des hommes d'argent. Aussi peu artistes
que possible, ces jeunes sont chasseurs de médailles et de prix
littéraires, poulains dans les écuries des gros marchands et
éditeurs, lécheurs de braguettes académiques, flatteurs des «
chers maîtres », réclamistes, esbroufeurs, écornifleurs. Tout en
affichant une dignité grotesque, ils font les plus basses besognes
pour une décoration ou une commande de l'Etat et, pour garder le «
ton » de l'élite, ils sont royalistes, fascistes, catholiques,
voire pédérastes et cocaïnomanes. La fausse élite a établi son
règne sur le parasitisme qui méprise le travail mais vit à ses
dépens. Elle est 1e lys qui ne sème ni ne tisse, la mouche du coche
et le frelon dans la ruche sociale. Il a fallu attendre cinquante ans
de République démocratique pour qu'on eût l'idée, en 1924, de
mettre à l' « honneur », pour la première fois, un ouvrier
manuel, un de ceux salis qui cette élite orgueilleuse en serait vite
réduite à brouter ses excréments. Or, quel fut cet honneur? Celui
de ce ruban rouge qui distingue les « meilleurs » des parasites, et
le malheureux esclave qui accepta ça se crut en effet honoré!...
Comment l'humanité n'a-t-elle pas disparu sous la direction
multiséculaire de pareilles élites? C'est qu'à côté d'elles, et
contre leur œuvre de mort, s'est manifestée, toujours renaissante,
toujours ardente malgré les persécutions, la véritable élite,
celle de la vie. La fausse élite a triomphé, aux acclamations des
foules inconscientes, sur les charniers et dans des apothéoses de
sang et de sottise ; la véritable élite, bafouée, traquée,
mutilée, - trop souvent, hélas, par ceux qui auraient dû la
défendre - a construit obscurément mais inlassablement l'œuvre
d'amour et de beauté qui protège la vie contre ses dévorateurs et
ses fossoyeurs. Ils sont à elle les hommes qui ont gardé la pureté
de leurs conscience, n'ont pas voulu se vendre, ont lutté, souffert,
sont morts pour avoir crié la vérité, dénoncé le crime, protesté
au nom de la liberté et de la dignité humaines, défendu la pensée
et l'art, opposé à la royauté égoïste des privilégiés les
droits de l'humanité tout entière. C'est elle qui a suscité tous
les cœurs généreux, les caractères indomptables qui se sont
dressés contre l'arbitraire, ont donné l'exemple de la résistance
à l'oppression dont le mythe de Prométhée en révolte contre les
dieux symbolise le premier effort, et qu'ont continué les Ilotes
revendiquant la « dignité de citoyens », les Bagaudes, les
Jacques, les Gueux, les Camisards, les Sans-culottes, les
Quarante-huitards, les Communards, toutes les foules héroïques que
l'histoire, courtisane de la puissance, a cherché vainement à
ridiculiser et à flétrir. Elle a été, et elle est toujours, la
phalange sacrée des hérésiarques, des réfractaires aux «
convenances sociales », des précurseurs dont Elisée Reclus a dit :
« Chaque individu nouveau qui se présente avec des agissements qui
étonnent, une intelligence novatrice, des pensées contraires à la
tradition, devient un créateur ou un martyr ; mais heureux ou
malheureux, il agit et le monde se trouve changé ». Dans tous les
milieux et dans toutes les formes de l'activité humaine, la
véritable élite peut et doit se manifester, exercer son influence.
Mais c'est surtout dans le domaine social, dans la lutte pour le
bien-être et pour la liberté que nous devons être attentifs à
elle, provoquer ses manifestations, la soutenir, l'encourager de
toutes nos forces et non la railler et la réduire au désespoir
comme il arrive encore trop souvent. Car la vieille femme qui
apportait son fagot au bûcher de Jean Hus n'est pas morte. Tous les
jours, la foule ignorante rive ses propres chaînes et ses
exploiteurs continuent à se frotter les mains en murmurant : «
Sancta simplicitas! » Est de l'élite tout individu qui ne suit pas
l'ornière commune où se traînent tous les préjugés avec toutes
les rancœurs et toutes les résignations. Est de l'élite celui qui
cherche à s'instruire, à voir la vérité sur la condition humaine,
à comprendre d'où vient le mal social et à lui porter remède. Est
de l'élite celui qui s'efforce d'instruire les autres, qui recherche
avec eux les moyens de la libération commune et pratique la
solidarité dans l'équité et la bonté. Est de l'élite celui qui
prépare la révolution des cerveaux et des bras, de l'intelligence
et des cœurs, pour échapper à la dictature parasite, renverser les
idoles, briser les chaînes et fonder la société où la justice
.règnera pour tous les hommes. « L'émancipation des travailleurs
sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit la charte du
prolétariat. Cette émancipation ne sera pas le produit d'un coup de
baguette magique qui fera se redresser brusquement les échines
courbées sous l'esclavage. Elle sera l'œuvre des efforts
individuels réunis dans l'effort de tous. Elle sortira de la
formation intelligente et énergique d'une élite prolétarienne qui
remplira d'autant mieux son devoir envers sa classe, sera d'autant
moins encline à la trahir et à passer du côté de ses ennemis,
qu'elle sera plus nombreuse et plus instruite, plus soutenue par ceux
dont elle sera l'interprète et plus encouragée par la certitude de
la réussite. Il n'est aucun travailleur qui ne puisse, par son
effort si modeste soit-il, prendre sa place dans cette élite de
pionniers défricheurs de la vie nouvelle, car plus que de science,
il y faut du cœur et du dévouement. Il faut commencer par acquérir,
en soi, le sens et la volonté inébranlable de sa propre liberté ;
il faut ensuite s'employer à éveiller ce sens et cette volonté
chez les autres. Alors, ne portant plus en lui des espoirs vains, des
énergies inutiles, qu'il use lamentablement dans sa solitude et dans
ses querelles intestines ; ayant foi dans son élite qu'il
n'abandonnera plus aux bêtes et qu'il soutiendra de toutes ses
forces : le prolétariat sera capable de s'émanciper. Alors, il
pourra remplacer l'infamie d'un Ordre social où ne règnent que la
violence et le mensonge par l'harmonie que propose à tous les hommes
de bonne volonté l'Anarchie libératrice.
- Edouard
ROTHEN.
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