dimanche 20 janvier 2019

EMANCIPATION SOCIALE. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




C'est un mot dont se revendiquent tous les groupements ou partis d'avant garde ou prétendus tels. S'émanciper, c'est s'affranchir d'un joug, se libérer de la servitude. Singulière contradiction, à moins que ce ne soit duperie de conscience, certains se proclament partisans de l'émancipation sociale et ne rêvent que d'instaurer un nouveau joug, une nouvelle servitude tout au moins aussi mauvais que les anciens qu'on veut abolir. L'émancipation ne peut qu'apporter toute la liberté, ou tout au moins une liberté plus grande, sinon elle n'est qu'un masque couvrant une imposture.
Les peuples sont actuellement, tous, dans un état de servitude morale, intellectuelle, politique et économique. Ils ne sont pas libres de leurs sentiments, jugulés qu’ils sont par une éducation malsaine, par de multiples préjugés religieux, patriotiques, civiques, moraux, etc. Ils ne sont pas libres de leur intelligence, car l'instruction est le monopole d'une classe, et l'on entretient systématiquement l'infériorité technique et intellectuelle des masses travailleuses. Ils ne sont pas libres politiquement, car de nombreuses lois appliquées par de nombreux juges et policiers, suppriment toute véritable liberté. Ils ne sont pas libres économiquement, car les produits sortis de leurs mains ne leur appartiennent pas, et s'ils veulent vivre il leur faut chercher et trouver un exploiteur.
L'émancipation sociale doit donc porter sur le domaine moral, intellectuel, politique et économique. Les hommes et les peuples ne pourront se dire totalement émancipés que lorsque toutes ces formes d'asservissement n'existeront plus, quand ils seront les maîtres de leurs sentiments, de leurs idées, quand ils pourront librement acquérir les connaissances désirées, quand aucun obstacle ne s'opposera plus à la diffusion des opinions, à la liberté de parole, de presse, de réunion, d'organisation ; quand, enfin et surtout, les fruits de leur travail ne leur seront plus confisqués par une classe de privilégiés, quand ils s'organiseront librement et à leur guise, tant pour régler entre eux les conditions du travail que pour répartir les produits.
Tel est le but auquel doivent viser tous les efforts vers l'émancipation des individus et des peuples. On commet généralement une grosse erreur. C'est de diviser l'autorité en autant de fractions différentes qu'elle a d'apparences. C'est peut être utile comme méthode scientifique de classification, pour la clarté des points de vue, mais ce n'est ni réel ni pratique. Que l'on considère, en effet, l'autorité sous ses apparences morales, intellectuelles, politiques ou économiques, on n'aura que des différences de points de vue auxquels on se place, pour la considérer, de même qu'une montagne vue de différents endroits ne présente pas le même aspect. C'est toujours la même montagne. Ici, c'est toujours la même autorité. Le but de l'autorité est de permettre à certains hommes de tirer d'autres hommes les avantages de les exploiter, de vivre à leur détriment, de créer leur luxe sur leur misère, leur puissance sur leur avilissement, leur domination sur leur obéissance. De là, l'exploitation économique : le capitalisme, le patronat, la finance, le commerce, etc. ; de là la tyrannie politique : l'Etat gardien de l'ordre établi ; de là, l'inégalité intellectuelle. On fait bien de temps à autre appel aux intelligences d'en bas, mais en les sélectionnant, en n'en appelant que quelques-unes pour pouvoir les absorber dans la classe des privilégiés, et en laissant dans l'ignorance la grande masse. De là aussi l'enseignement intense des préjugés : patrie, dieu, famille, civisme, respect de la propriété, des autorités, ne leur faut-il pas hypnotiser les asservis pour qu'ils acceptent passivement leur sujétion? L'autorité est une ; elle nous saisit par mille tentacules, toutes au service du même principe. Que des événements sociaux éclatent et anéantissent une ou plusieurs des formes de l'autorité, mais en laissent quelques-unes ou même une seule, et celle-ci, par voie de regroupement, reformera toutes les autres, et recréera l'ancienne tyrannie. Qu'on fasse une révolution politique, en laissant le pouvoir économique aux détenteurs actuels ou en le transmettant à d'autres, il se produira ce qui s'est toujours produit : les maîtres des richesses redeviendront les maîtres de l'Etat par corruption, pression économique, manoeuvres de tous genres. Que l'inverse se produise, et que l'économie sociale, entre les mains du peuple, laisse subsister l'autorité politique ; celle-ci reconstitue une hiérarchie, une classe qui s'arroge peu à peu des avantages, des privilèges, des profits spéciaux, bref insensiblement refait à son bénéfice l'inégalité économique.
De même, il est indispensable que l'instruction ne soit par le monopole d'une caste. Chacun doit pouvoir poursuivre son développement intellectuel et technique ; autrement, si c'est une caste qui la détient, elle devient vite maîtresse de la société, s'arroge à la fois, profitant de l'incapacité populaire, des privilèges économiques et des pouvoirs politiques, et tout redevient comme avant. Egalement, tant que les humains conserveront leur morale d'aujourd'hui, toute imbue de préjugés, marques des institutions autoritaires, ils auront tendance à accepter l'asservissement comme conforme à leurs idées, à la volonté divine, etc.,etc...Le problème de l'émancipation sociale n'est donc pas résoluble par fractions. Il exige d'être mené partout à la fois, aussi bien intellectuellement et moralement que politiquement et économiquement. Nous devons considérer toutes les tentatives faites pour s'attaquer à une seule des apparences de l'autorité comme vouée à l'échec, si elle est sincère, ou si elle ne l'est pas, comme n'étant que les marques de ceux qui ne recherchent qu'à se substituer aux maîtres du jour. Qu’on fasse l'analyse de toutes les actions qui ont cherché à émanciper un peu plus les masses populaires. Les seules qui aient abouti à quelque chose d'effectif sont celles qui furent la conséquence d'efforts réalisés dans tous les domaines : intellectuel, moral, politique et économique. Au fur et à mesure que le prolétariat se libère des préjugés, développe ses connaissances générales et techniques, il veut jouir davantage de libertés et avoir plus de bien-être. De même que lorsqu'il réussit à avoir un peu plus de bien-être, il aspire à être plus libre, il étudie, prend l'habitude de raisonner, de critiquer, d'observer. L'anarchisme, qui est la lutte pour la liberté complète, la disparition de toutes les tyrannies, exploitations, inégalités et préjugés, qui mène de front toutes les batailles contre l'autorité, est la plus haute et la plus parfaite conception que puisse suivre l'émancipation sociale.
- Georges BASTIEN

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