C'est
un mot dont se revendiquent tous les groupements ou partis d'avant
garde ou prétendus tels. S'émanciper, c'est s'affranchir d'un joug,
se libérer de la servitude. Singulière contradiction, à moins que
ce ne soit duperie de conscience, certains se proclament partisans de
l'émancipation sociale et ne rêvent que d'instaurer un nouveau
joug, une nouvelle servitude tout au moins aussi mauvais que les
anciens qu'on veut abolir. L'émancipation ne peut qu'apporter toute
la liberté, ou tout au moins une liberté plus grande, sinon elle
n'est qu'un masque couvrant une imposture.
Les
peuples sont actuellement, tous, dans un état de servitude morale,
intellectuelle, politique et économique. Ils ne sont pas libres de
leurs sentiments, jugulés qu’ils sont par une éducation malsaine,
par de multiples préjugés religieux, patriotiques, civiques,
moraux, etc. Ils ne sont pas libres de leur intelligence, car
l'instruction est le monopole d'une classe, et l'on entretient
systématiquement l'infériorité technique et intellectuelle des
masses travailleuses. Ils ne sont pas libres politiquement, car de
nombreuses lois appliquées par de nombreux juges et policiers,
suppriment toute véritable liberté. Ils ne sont pas libres
économiquement, car les produits sortis de leurs mains ne leur
appartiennent pas, et s'ils veulent vivre il leur faut chercher et
trouver un exploiteur.
L'émancipation
sociale doit donc porter sur le domaine moral, intellectuel,
politique et économique. Les hommes et les peuples ne pourront se
dire totalement émancipés que lorsque toutes ces formes
d'asservissement n'existeront plus, quand ils seront les maîtres de
leurs sentiments, de leurs idées, quand ils pourront librement
acquérir les connaissances désirées, quand aucun obstacle ne
s'opposera plus à la diffusion des opinions, à la liberté de
parole, de presse, de réunion, d'organisation ; quand, enfin et
surtout, les fruits de leur travail ne leur seront plus confisqués
par une classe de privilégiés, quand ils s'organiseront librement
et à leur guise, tant pour régler entre eux les conditions du
travail que pour répartir les produits.
Tel
est le but auquel doivent viser tous les efforts vers l'émancipation
des individus et des peuples. On commet généralement une grosse
erreur. C'est de diviser l'autorité en autant de fractions
différentes qu'elle a d'apparences. C'est peut être utile comme
méthode scientifique de classification, pour la clarté des points
de vue, mais ce n'est ni réel ni pratique. Que l'on considère, en
effet, l'autorité sous ses apparences morales, intellectuelles,
politiques ou économiques, on n'aura que des différences de points
de vue auxquels on se place, pour la considérer, de même qu'une
montagne vue de différents endroits ne présente pas le même
aspect. C'est toujours la même montagne. Ici, c'est toujours la même
autorité. Le but de l'autorité est de permettre à certains hommes
de tirer d'autres hommes les avantages de les exploiter, de vivre à
leur détriment, de créer leur luxe sur leur misère, leur puissance
sur leur avilissement, leur domination sur leur obéissance. De là,
l'exploitation économique : le capitalisme, le patronat, la finance,
le commerce, etc. ; de là la tyrannie politique : l'Etat gardien de
l'ordre établi ; de là, l'inégalité intellectuelle. On fait bien
de temps à autre appel aux intelligences d'en bas, mais en les
sélectionnant, en n'en appelant que quelques-unes pour pouvoir les
absorber dans la classe des privilégiés, et en laissant dans
l'ignorance la grande masse. De là aussi l'enseignement intense des
préjugés : patrie, dieu, famille, civisme, respect de la propriété,
des autorités, ne leur faut-il pas hypnotiser les asservis pour
qu'ils acceptent passivement leur sujétion? L'autorité est une ;
elle nous saisit par mille tentacules, toutes au service du même
principe. Que des événements sociaux éclatent et anéantissent une
ou plusieurs des formes de l'autorité, mais en laissent
quelques-unes ou même une seule, et celle-ci, par voie de
regroupement, reformera toutes les autres, et recréera l'ancienne
tyrannie. Qu'on fasse une révolution politique, en laissant le
pouvoir économique aux détenteurs actuels ou en le transmettant à
d'autres, il se produira ce qui s'est toujours produit : les maîtres
des richesses redeviendront les maîtres de l'Etat par corruption,
pression économique, manoeuvres de tous genres. Que l'inverse se
produise, et que l'économie sociale, entre les mains du peuple,
laisse subsister l'autorité politique ; celle-ci reconstitue une
hiérarchie, une classe qui s'arroge peu à peu des avantages, des
privilèges, des profits spéciaux, bref insensiblement refait à son
bénéfice l'inégalité économique.
De
même, il est indispensable que l'instruction ne soit par le monopole
d'une caste. Chacun doit pouvoir poursuivre son développement
intellectuel et technique ; autrement, si c'est une caste qui la
détient, elle devient vite maîtresse de la société, s'arroge à
la fois, profitant de l'incapacité populaire, des privilèges
économiques et des pouvoirs politiques, et tout redevient comme
avant. Egalement, tant que les humains conserveront leur morale
d'aujourd'hui, toute imbue de préjugés, marques des institutions
autoritaires, ils auront tendance à accepter l'asservissement comme
conforme à leurs idées, à la volonté divine, etc.,etc...Le
problème de l'émancipation sociale n'est donc pas résoluble par
fractions. Il exige d'être mené partout à la fois, aussi bien
intellectuellement et moralement que politiquement et économiquement.
Nous devons considérer toutes les tentatives faites pour s'attaquer
à une seule des apparences de l'autorité comme vouée à l'échec,
si elle est sincère, ou si elle ne l'est pas, comme n'étant que les
marques de ceux qui ne recherchent qu'à se substituer aux maîtres
du jour. Qu’on fasse l'analyse de toutes les actions qui ont
cherché à émanciper un peu plus les masses populaires. Les seules
qui aient abouti à quelque chose d'effectif sont celles qui furent
la conséquence d'efforts réalisés dans tous les domaines :
intellectuel, moral, politique et économique. Au fur et à mesure
que le prolétariat se libère des préjugés, développe ses
connaissances générales et techniques, il veut jouir davantage de
libertés et avoir plus de bien-être. De même que lorsqu'il réussit
à avoir un peu plus de bien-être, il aspire à être plus libre, il
étudie, prend l'habitude de raisonner, de critiquer, d'observer.
L'anarchisme, qui est la lutte pour la liberté complète, la
disparition de toutes les tyrannies, exploitations, inégalités et
préjugés, qui mène de front toutes les batailles contre
l'autorité, est la plus haute et la plus parfaite conception que
puisse suivre l'émancipation sociale.
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Georges BASTIEN
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