«
Achète ce qu'il y aura de meilleur au marché », avait dit Xanthus
à Esope ; et Esope n'acheta que des langues. A l'étonnement de son
maître, l'esclave répondit : « Qu'y a-t-il de meilleur que la
langue? C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences,
l'organe de la vérité et de la raison ; par elle on bâtit des
villes et on les police, on instruit, on persuade dans les assemblées
; on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les
dieux » - « Eh bien, « reprit Xanthus, demain, tu m'achèteras ce
qu'il y a de pire » ; et Esope apporta des langues, affirmant qu'il
n'y avait rien de pire au monde ; « C'est la mère de tous les
débats, la nourrice de tous les procès, la source des divisions et
des guerres ; si elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui
de l'erreur et, qui, pis est, de la calomnie. Par elle on détruit
les villes ; si d'un côté elle loue les dieux, de l'autre elle est
l'organe du blasphème et de l'impiété ».
De
même que les langues d'Esope - et du reste ne se rattache-t-elle pas
à la langue? - l'éloquence est la meilleure et la plus mauvaise des
choses, Car elle est l'art de bien parler, de s'exprimer avec
facilité. « L'éloquence est la reine du monde » a dit
Montesquieu. C'est une reine en vérité qui traîne derrière elle
le fardeau de tous les crimes qu'elle a engendrés et qu'elle
engendre encore. L'éloquence est un art qui remonte à l'antiquité.
Elle fut florissante en Grèce avec Périclès et Démosthène, à
Rome avec Cicéron. Le christianisme donna naissance à un nouveau
mode d'éloquence : l'éloquence de la chaire ; et si les anciens
divisaient l'éloquence en trois genres : le genre démonstratif ; le
genre délibératif et le genre judiciaire, les modernes la divisent
en cinq branches différentes, à savoir : l'éloquence de la chaire
; l'éloquence de la tribune ; l'éloquence du barreau ; l'éloquence
académique et l'éloquence militaire.
L'éloquence
est un facteur de popularité. Celui qui sait bien dire émeut et
persuade et la foule, qui se laisse conduire plus par ses sentiments
que par sa raison, est sensible à la belle parole. « La manière de
donner vaut mieux que ce que l'on donne », dit un vieux proverbe ;
ne pourrait-on ajouter que bien souvent : « La manière de dire vaut
mieux que ce que l'on dit »? C'est du reste ce qui explique que des
hommes incapables et ignorants, ou sensiblement intéressés et
dénués de tous scrupules, mais merveilleusement doués en ce qui
concerne l'art de parler, occupent les plus hautes fonctions et
trompent leurs semblables sur leurs qualités ou sur leurs
aspirations réelles. L'éloquence exerce une telle influence sur le
peuple, que de tous temps des hommes s'exercèrent à la pratique et
à se perfectionner en cet art. Sans l'éloquence, Démosthène
serait resté plongé dans l'obscurité, puisque malgré ses
profondes études, lorsqu'il se présenta au peuple pour la première
fois, son bégaiement naturel et l'imperfection de sa diction
provoquèrent les huées de la populace. Ce n'est que lorsqu'il eut
perfectionna sa déclamation, se livrant à des exercices
d'articulation, en mettant, affirme-t-on, des petits cailloux dans sa
bouche, qu'il reparut a la tribune, à l'âge de vingt-sept ans, et
qu'il obtint un immense succès.
«
On ne devient pas, on naît orateur », disait deux siècles plus
tard, le plus éloquent des orateurs romains : Cicéron. Démosthène,
par son exemple aurait démenti cette affirmation, car si l'éloquence
exige certaines qualités particulières, elle se travaille pourtant
et ce serait une erreur de penser que seul un petit nombre d'élus
sont capables de s'exercer à cet art. Si l'éloquence a soulevé des
populations, si elle fut un facteur d'évolution, si elle déchaîna
parfois l'enthousiasme des foules et provoqua des révoltes fécondes,
elle fut aussi, et est encore, une arme terrible au service de
l'erreur et des forces de réaction et de domination sociale. Grâce
à elle, l'Eglise put, durant des siècles, tenir courbés sous son
joug des millions et des millions d'êtres humains ; grâce à elle,
les nouvelles religions politiques poursuivent leur oeuvre
d'asservissement, de contrainte et d'exploitation.
La
définition que nous donne La Harpe, de l'éloquence, nous paraît
complètement fausse : « L'expression juste d'un sentiment vrai »,
nous dit-il. Erreur. Il y a l'éloquence du coeur, de l'âme, mais il
y a également l'éloquence de l'esprit, l'éloquence du comédien,
qui ne traduit aucun sentiment réel et vivace et n'est qu'un moyen
pour dominer, pour étendre sa puissance, pour gouverner, pour
diriger les hommes et s'en servir à des fins inavouables et
inavouées. L'éloquence : « l'expression juste d'un sentiment vrai
»? Allons donc! L'éloquence judiciaire n'est-elle pas là pour
dénoncer cette définition? La séduction, la richesse imaginative
d'un Henri Robert, un des maîtres incontestés du barreau de Paris,
est-elle le fruit d'un état d'âme et l'expression d'un sentiment
profond, lorsque dans le prétoire, il défend le criminel, « la
veuve ou l'orphelin »? Mais non : simple gymnastique intellectuelle
ou vocale où l'éloquence de l'avocat, quelle que soit la cause
qu'il défend, n'est destinée qu'à attirer l'attention du public et
à obtenir ses applaudissements, comme l'artiste sur la scène d'un
théâtre quelconque. L'éloquence politique d'un Briand, dont la
voix grave, mélodieuse, émotive, a monté toute la gamme du concert
social, est-elle inspirée par un désir de paix, d'amour,
d'humanité? Non pas ; mais simplement par le désir de s'élever au
dessus de ses semblables et de paraître le surhomme parmi les
hommes. L'éloquence tapageuse d'un Millerand ne fut-elle pas aussi
nuisible à Saint-Mandé qu'à Bataclan, et celle d'un Poincaré
n'est-elle pas une des nombreuses causes dé l'ignoble carnage? Il
est pénible de constater et de reconnaître que l'éloquence
sincère, l'éloquence accidentelle, intermittente est presque
toujours écrasée par le talent oratoire d'un professionnel de la
tribune, et que le malheureux qui, dans des élans d'amour et
d'humanité, laisse son coeur s'échapper est réduit à
l'impuissance par
l'orateur
fougueux qui n'ignore rien de toutes les subtilités de l'éloquence.
Les humains se laissent conduire par des mots. Aussi regrettable que
cela puisse être, cela est cependant, et qu'on le veuille ou non, on
est bien obligé de composer avec les erreurs humaines ; aussi
faut-il apprendre à dire ces mots, à les assembler proprement pour
développer nos idées et les traduire éloquemment devant ceux que
l'on veut convaincre. C'est une faute grave de penser que seules la
sincérité et la bonne foi peuvent faire échec à l'imposture et au
mensonge. Un mensonge bien dit est plus éloquent, hélas, qu'une
vérité mal interprétée. S'il en était autrement, la société
bourgeoise aurait vécu.
Sachons
être éloquents, apprenons à parler. Sans jouer les comédiens,
sachons convaincre, par la parole, par le geste, par l'attitude, les
auditoires qui nous écoutent et qui ne demandent qu'à comprendre.
Notre éloquence révolutionnaire, à laquelle on peut ajouter
l'espérance vivace de voir un jour se réaliser un monde meilleur,
aura bien vite raison de l'éloquence pernicieuse de tous les
forbans, de tous les tribuns qui, sur les tréteaux de la politique
asservissent et exploitent un art qui eut dû rénover l’humanité.
La
prêtraille qui, durant des siècles, a par la parole fait trembler
des millions de pauvres êtres ignorants s'efface aujourd'hui, devant
la puissance de la science ; l'éloquence de la chaire s'épanouissant
avec Bossuet, Fléchier, Lacordaire, etc., etc., s'est
irrémédiablement éteinte, et sa flamme ne s'allumera plus. Il faut
maintenant s'attaquer à l'éloquence politique aussi néfaste que la
précédente. L'éloquence ne peut être une source de bienfaits que
si elle répond aux besoins matériels et moraux de l'homme et si
elle n'est pas animée par un esprit de lucre et d'intérêts
particuliers. C'est là la seule éloquence bienfaisante, saine,
raisonnable, logique, et elle triomphera, car il n'est pas possible
qu'elle soit vaincue.
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