Action
de choisir, d’élire quelqu’un par voie de suffrage. L’élection
d’un député ; les élections municipales ; les élections
sénatoriales, etc., etc... Si la bêtise et la passion qui président
aux diverses élections n’étaient pas des facteurs
d’asservissement et de domination sociale, il nous faudrait rire de
ces transports collectifs qui, à dates déterminées, soulèvent les
foules. D’apparence, pour l’homme qui regarde, une élection peut
sembler un vaudeville de premier ordre, monté par un metteur en
scène plein de génie ; mais pour celui qui raisonne, qui ne
s’arrête pas à la surface des choses, mais qui veut les pénétrer,
c’est une terrible tragédie. Les élections approchent. Et un vent
de folie souffle au-dessus des hommes. Pendant quatre ans - si ce
sont des élections législatives - la population est restée calme
et tranquille ; pendant quatre ans, l’électeur jouissant de ses
droits civiques et politiques s’est tenu à l’écart de tout ce
qui se passait dans le pays ; il est resté sourd à tout les appels
de ceux qui s’intéressent sincèrement à son sort ; mais les
élections approchent, et tout à coup, comme mû par un ressort, il
se souvient qu’il est le maître ; que rien ne se fait sans lui ;
qu’il est le peuple souverain, qu’il fait des lois qu’il
ignore, et sa valeur le gonfle d’orgueil. Les élections
approchent, et les murs se couvrent de placards multicolores, sur
lesquels le candidat, les candidats, offrent et promettent à leurs
électeurs un avenir plein de bonheur et de jouissance. La foire
électorale est ouverte. Les adversaires se mesurent, et nous nous
garderons bien de rappeler toutes les insanités, toutes les
ignominies, toutes les insultes, toutes les injures que se lancent
mutuellement les nombreux candidats. C’est l’étalage le plus
répugnant, le plus infâme, le plus honteux de toutes les bassesses
et de toutes les tares individuelles. Ça ne fait rien. C’est parmi
ces hommes, qui n’hésitent pas à étaler leurs vices, que
l’électeur doit choisir son représentant. La place est bonne, car
en dehors de la rétribution qui n’arrive certainement pas à payer
les frais occasionnés par une élection, il y a les petits avantages
cachés. N’est-ce pas un élu socialiste, du Conseil municipal de
Paris, qui déclarait qu’un conseiller qui ne gagnait pas cent
mille francs par an était un imbécile ? Que doit alors gagner un
député ? La place étant bonne, on comprend que la bataille soit
chaude. L’électeur oubliant tout ce qu’il a souffert depuis des
années, oubliant toutes les promesses qui lui furent faites
précédemment et qui ne furent pas tenues - naturellement - se pâme
devant l’éloquence de son candidat préféré. Il écoute avec
avidité les paroles mensongères que lui débite son pantin, et
alors que durant quatre ans il a vécu relativement en bonne harmonie
avec son voisin, ce dernier devient tout à coup un ennemi parce
qu’il entend porter ses suffrages sur le nom d’un autre forban.
Avec la diffamation, la corruption est un des plus puissants facteurs
de réussite, aussi ne se gêne-t-on pas pour en user en période
électorale. La sincérité n’a pas d’importance et n’entre
même pas en jeu, et moins l’on est sincère, plus on a de chance
de triompher. Tous les moyens sont bons et les consciences s’achètent
comme une vile marchandise. Et cela est logique ; car qu’est-ce, en
réalité, une élection, sinon une bataille que se livrent des
colporteurs qui représentent des maisons différentes. L’idée, la
doctrine ne sont que des paravents derrière lesquels se cachent des
appétits, et le candidat n’est jamais qu’un homme de paille au
service d’une entreprise commerciale, industrielle ou financière.
C’est cela que l’électeur ne veut pas admettre. Arrive le jour
du suffrage. Fier du rôle qu’il remplit, l’électeur va voter et
attend dans la fièvre le résultat de son geste. I1 est dans la même
situation que le spectateur qui, n’ayant pas joué, attend sur un
champ de course l’arrivée du gagnant. Que peut lui importer que ce
soit l’un ou l’autre qui arrive le premier, que ce soit le rouge
ou le noir qui franchisse le poteau, puisqu’il ne peut pas gagner ?
Mystère. L’électeur éprouve probablement des sensations que nous
sommes incapables de ressentir ; il est peut-être pourvu d’un sens
supplémentaire qui nous manque à nous, les profanes. Qui sait ?
Bref, il attend, chez le marchand de vin le plus souvent, car
l’élection est une occasion de beuverie, et lorsque arrive jusqu’à
lui le résultat, c’est du délire et du désappointement selon que
son candidat est vainqueur ou vaincu. Il y a parfois match nul,
alors la comédie recommence. Mais, dans les coulisses se prépare
une mise en scène particulière, car la représentation ne peut
avoir lieu que deux fois. Le scrutin de ballottage n’est qu’une
question d’argent, et ceci est si brutal qu’il est inconcevable
que l’électeur ne s’en aperçoive pas. Supposons un candidat
ayant obtenu au premier tour de scrutin un millier de voix, un second
candidat 800 et un troisième 500. Le troisième candidat a peu de
chance d’être élu au deuxième tour de scrutin. Mais s’il
favorise le second, c’est-à-dire s’il engage ses électeurs à
voter pour lui, voilà que le premier candidat arrive bon dernier. Et
on assiste à des revirements symboliques. Tel aspirant député qui,
lors de la campagne, accusait son adversaire de tous les délits, de
tous les crimes, de toutes les infamies, se rapproche de lui au
second tour et lui découvre des qualités politiques que l’on
n’aurait pas imaginé une quinzaine plus tôt. Et l’électeur
gobe tout cela, il l’accepte, il ne dit rien, il vote. A quoi bon
insister sur l’amoralité ou l’immoralité d’une élection. Il
n’y a que celui qui le veut, qui ignore les tractations auxquelles
donnent lieu les élections. Mais même au point de vue logique, en
supposant qu’une élection offre toutes les garanties d’honnêteté,
le résultat en est ridicule en soi. De nombreux exemples ont déjà
été cités, dénonçant l’erreur sur laquelle repose le principe
même de ce genre d’opérations ; ajoutons-en un à la liste déjà
longue. Le dimanche 12 décembre 1926, une élection partielle eut
lieu dans le Nord. Il s’agissait de pourvoir au remplacement de
trois députés. Quatre listes de candidats étaient en présence :
la liste d’Union nationale républicaine, la liste socialiste ; la
liste communiste et la liste des Républicains du Nord. Or, voici les
résultats dé cette élection :
Inscrits
: 516.148.
Suffrages
exprimés : 431.683.
Liste
d’Union nationale républicaine : MM. Coquelle, 193.353 ; Carlier,
192.236 ;
Coutel,
192.560. ÉLUS. .
Liste
socialiste : MM. Inghels, 142.095 ; Salengro, 141.274 ; Delcour,
140.868.
Liste
communiste : MM. Thorez, 65.803 ; Bonte, 65.779 ; Declerq, 65.547.
Liste
des Républicains du Nord : MM. Desjardins, 30.548 ; Cellic, 30.274 ;
Derenne,
30.333.
Or,
si nous faisons une moyenne, nous constatons que les candidats élus
ne représentent qu’une minorité. En effet, les candidats de la
liste d’Union nationale républicaine ont obtenu une moyenne de
192.716 voix, alors que leurs adversaires réunissent un total de
suffrages donnant une moyenne de 237.596 voix. Poussons plus loin et
ne calculons que les voix obtenues par ceux qui se réclament de la
classe ouvrière, et nous constatons que les suffrages exprimés nous
donnent une moyenne de 207.121 voix ; et cependant, ce sont les
192.000 voix qui triomphent et les 207.000 qui sont battues. Oh !
logique électorale ! Nous ne voudrions pas accuser en vain de
démagogues, les chefs de partis ouvriers qui entraînent à la foire
électorale une foule de moutons. Mais tout de même, l’exemple que
nous citons ci-dessus est symptomatique. Si l’intérêt de la
classe ouvrière était le seul sentiment qui anime les candidats,
comment se fait-il que ceux du Parti socialiste ne se soient pas
effacés devant ceux du parti communiste ou réciproquement ? Si le
parlementarisme n’est pas une comédie - et c’est ce qu’ils
affirment - alors les uns et les autres ont favorisé le jeu de la
réaction en laissant pénétrer dans l’enceinte législative des
adversaires des classes travailleuses. Des faits semblables à
celui-ci sont légion et il serait facile de les multiplier. Mais à
quoi bon, celui-ci suffit et suffira, pensons-nous, à tous ceux qui
cherchent à s’instruire et à oeuvrer utilement à la rénovation
sociale. Les élections n’ont qu’un but : tromper la population
et lui faire croire qu’elle est maîtresse de ses destinées, et la
population se laisse prendre à cette glu. Il faut avouer que le
peuple souverain commence à ne plus être dupe de tous ces
simulacres et que de jour en jour, le nombre d’électeurs diminue
et que le nombre d’abstentionnistes augmente. Les partis politiques
sentent que leur autorité s’affaiblit et que bientôt le pouvoir
qu’ils exercent leur échappera totalement. C’est pourquoi
certains partis d’extrême droite ou d’extrême gauche empruntent
une tactique électorale tout à fait inattendue. De même que nous
avons les militaristes antimilitaristes, nous avons également les
parlementaristes antiparlementaires. Il n’est plus rare, au cours
d’une campagne électorale, d’entendre des orateurs, communistes
ou fascistes, reconnaître qu’il n’y a rien à faire au
Parlement, qui est un foyer de corruption. Mais ajoutent-ils, les
élections sont pour nous une occasion de créer une agitation
favorable au développement de nos idées et aussi un moyen de nous
compter et de connaître les forces dont nous disposons. Fort bien,
et l’argument mérite qu’on s’y arrête. Proposons donc à nos
parlementaristes antiparlementaires de poursuivre leur action
électorale, mais demandons-leur de n’accepter aucun mandat et de
se refuser à siéger aux Folies- Bourbons. Ils refusent tout
naturellement en objectant que les avantages pécuniers dont
bénéficient les députés permettent à ces derniers de faire une
propagande active en faveur du parti qu’ils représentent. Lorsque
l’on sait ce que coûte une élection et ce que rapporte un mandat
de député - nous ne considérons, évidemment, que les rétributions
avouées - on se rend bien vite compte que ce dernier argument est
ridicule, car les sommes fantastiques englouties durant les périodes
électorales permettraient d’entretenir un nombre de militants
propagandistes bien supérieur à celui des députés élus par la
classe ouvrière. Une élection n’est donc qu’un trompe-l’oeil,
les anarchistes l’ont dit, ils le disent encore, ils le répéteront
sans cesse. Il est vrai que les élections sont favorables à la
diffusion des idées. Les libertaires ne l’ignorent pas et en
période électorale, ils sont au premier rang dans la bataille, se
dépensant afin de faire comprendre à leurs frères de misère tout
le vide de l’action parlementaire. Ils veulent éclairer
l’électeur. « Qu’on tache d’éclairer ces hommes », dit
Urbain Gohier dans « La Révolution vient-elle ? », « de les
améliorer, de les élever : ils vous soupçonneront, vous
abreuveront d’outrages », « Mais la foire électorale ouverte,
ils courent d’instinct aux charlatans les plus vils, aux
malfaiteurs les plus cyniques. La bassesse les enchante ; plus les
mensonges sont grossiers, plus avidement ils les gobent. » Il est
hélas trop vrai que la veulerie populaire lasse souvent le militant
sincère qui se brise à la tâche et se sacrifie à une cause
commune. Mais quoi, ne doit-on pas tenir compte de tout un passé
d’esclavage empêchant le travailleur de s’instruire et de
s’éduquer ? Le peuple vient à peine de s’éveiller, et si l’on
jette un regard en arrière, si l’on considère tout le chemin
parcouru depuis un siècle, on constate alors tous les progrès
réalisés, toutes les transformations accomplies, tous les avantages
arrachés petit à petit à la bourgeoisie rapace et jalouse de ses
privilèges. Bien des institutions barbares ont disparu. Les
élections disparaîtront également un jour, car malgré tout, la
méfiance a pénétré déjà dans le cerveau du travailleur, et
c’est le commencement de la fin. Poursuivons donc, anarchistes,
notre oeuvre, pour qu’enfin la raison saine et pure dirige
l’humanité, et qu’avec les élections disparaisse le dernier
esclave : l’électeur.
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