Le
Syndicalisme
et le Socialisme en France
Par
HUBERT LAGARDELLE
Citoyennes
et Citoyens, Dans quelques mois se réunira, à Stuttgart, en
Allemagne, le septième congrès socialiste international. Ce n'est
pas être grand prophète que de prédire le peu de rapport qu'il y
aura entre ses résolutions et les idées émises ici ce soir. Pas
plus que moi, vous n'ignorez que le socialisme officiel tourne
toujours dans le même cercle de formules et reste fermé à toute
idée neuve.
Et
pourtant, il serait faux de conclure que la pensée socialiste est
morte et qu'on n'aperçoit aucun symptôme de renouvellement. La
réunion de ce soir et les discours que nous venons d'entendre
témoignent du contraire. Il se produit à cette heure, dans tous les
pays, un sourd travail de révision des idées traditionnelles,et,
sous des formes variées et avec un rythme différent, des tendances
nouvelles se font jour partout où s'accuse la décomposition des
conceptions anciennes.
C'est
de France que le mouvement est parti.
Labriola,
Michels, Kritchewsky viennent tous de nous rappeler l'influence
dominante de la pratique ouvrière française sur ces courants de
pensée syndicaliste qui traversent leurs pays respectifs. Et c'est
précisément parce que les uns et les autres, tout en affirmant la
valeur internationale du syndicalisme, ont mis en relief l'importance
de ses formes françaises, que je voudrais en retracer brièvement la
genèse.
I
Le
syndicalisme français est né de la réaction du prolétariat contre
la démocratie. Je ne veux pas dire par là que la classe ouvrière
rêve le retour aux régimes politiques antérieurs ni qu'elle
méconnaisse la supériorité relative du régime actuel. J'entends
indiquer simplement que ce qu'elle combat dans la démocratie, c'est
la forme populaire de la domination bourgeoise.
Ah !
sans doute, il y a là, en apparence, une attitude paradoxale.
Comment la classe ouvrière peu telle s'insurger contre le
gouvernement idéal du peuple par le peuple ? La démocratie
n'a-t-elle pas toujours été la fin suprême des aspirations
populaires ? Certes, j'avoue que cette désaffection des travailleurs
français pour l'État devenu républicain, me paraît le fait
culminant de l'histoire de ces derniers temps.
Où
donc en trouver la cause? Il faut la chercher dans l'expérience
démocratique elle-même. Les ouvriers de France ont vu le pouvoir
populaire à l’œuvre, et ils ont constaté que ni le changement de
personnel gouvernemental ni la transformation des institutions
politiques n'avaient modifié l'essence de l'État. La forme s'est
renouvelée, mais le fond a persisté, et là machinerie étatique
demeure toujours la même puissance de coercition au service des
détenteurs de l'autorité politique. Et c'est précisément la
déception que les travailleurs français ont éprouvée, en
constatant l'identité de l'État sous la diversité de ses formes,
qui leur a dévoilé la vraie nature du pouvoir.
Dès
ce moment,ils ont résolu,non plus de changer le gouvernement, mais
de le supprimer. Voilà pourquoi, tandis que les producteurs de la
plupart des autres pays accusent de leurs maux le mécanisme
insuffisamment populaire de l'État, tandis qu'ils
attendent
encore leur salut de la venue d'hommes politiques favorables, les
prolétaires de France,qui ont épuisé tous les modes du pouvoir, se
révoltent contre le dernier et non le moins trompeur de ses aspects.
C'est
en considérant cette avance historique, que la démocratie leur
donne sur les travailleurs de presque tous les autres pays, qu'il
faut juger les sentiments politiques des militants ouvriers français.
Ah ! je ne m'explique que trop les difficultés que les
prolétaires des nations à régime impérialiste ou monarchique
éprouvent à comprendre le côté extra démocratique de l'action
syndicaliste. Tant que les masses ouvrières n'ont pas obtenu
l'égalité politique, le suffrage universel, le régime
parlementaire, elles luttent sans trêve ni merci pour la conquête
du gouvernement populaire, et ce n'est que du moment où elles le
possèdent que, pouvant en mesurer la valeur, elles s'en détachent.
Du moins, en France, c'est seulement du jour où la démocratie a été
atteinte qu'on a songé à la dépasser. Bien entendu,je ne prétends
pas dire loin de moi cette pensée ! qu'il y ait là une loi qui
commande le développement politique de la classe ouvrière. Je me
borne à constater qu'à la différence de presque toutes les autres
nations occidentales sauf l'Italie, et pour les mêmes raisons ce qui
a permis, chez nous, au prolétariat de rompre avec la démocratie,
c'est l'épreuve même de la démocratie.
Mais
quels sont les faits qui ont plus particulièrement provoqué ce
divorce ? C'est en même temps la « parlementarisation » des partis
socialistes et l'avènement au pouvoir des partis démocratiques.
La
stupéfaction fut grande, dans les milieux socialistes, au mois de
juin 1899, lorsqu'on apprit tout à coup qu'un député du parti
venait d'entrer dans le ministère Waldeck-Rousseau. C'était le
renversement subit de toutes les conceptions anciennes. Sans doute,
la prise de possession du pouvoir central était le point fondamental
du programme socialiste, mais c'était une main-mise globale et
collective qu'on avait eu toujours en vue. Or, voici que la conquête
s'opérait, en dehors des règles prévues, par voie fragmentaire et
individuelle. On s'apercevait soudain, avec effroi, que la lutte de
classe se transformait en collaboration des classes, l'opposition
socialiste en solidarité ministérielle, l'état de guerre en état
de paix. Ce fut un tel désarroi des consciences qu'on se serait cru
au crépuscule du socialisme.
Ce
n'était que l'émoi d'une première surprise. L'imprévu de
l'événement s'est atténué par sa répétition. Après Millerand,
Briand; après Briand, Viviani; après Viviani. d'autres viendront.
Et ce qui, en 1899, semblait une anomalie, est devenu aujourd'hui un
phénomène normal de la vie parlementaire. Il paraît logique que,
dans un régime pleinement démocratique, tous les partis aient accès
au pouvoir, et que, suivant le jeu changeant des majorités, leurs
chefs se succèdent au gouvernement. Lorsque les militants
s'aperçurent que la pénétration des socialistes dans l’État ne
changeait rien à leur sort que les rapports des classes restaient
identiques que les organes de coercition, l'armée, la police, la
justice, l'administration, etc., fonctionnaient comme par le passé
qu'au contraire, le pouvoir nouveau n'avait pour but que de corrompre
et asservir les organisations ouvrières que sa politique
industrielle n'était qu'une politique de paix sociale lorsque tout
cela fut clair pour la conscience ouvrière, il y eut dans le
prolétariat comme une brusque commotion, qui se traduisit par une
double réaction contre le socialisme parlementaire et l'État
démocratique. Tout d'abord, en y regardant de plus près, les
militants ouvriers s'avisèrent que, comme je viens de le dire, la
participation ministérielle n'était au fond que la conséquence
naturelle du socialisme parlementaire. Elle leur parut, non plus un
accident fortuit, mais bien le terme ultime de la conquête des
pouvoirs publics, telle que les partis socialistes l'avaient
pratiquée jusque là. Et quelles convictions auraient pu résister à
l'éloquente démonstration des faits?
L'évolution
était trop claire pour en douter. Ah certes, au début, les diverses
fractions s'étaient constituées sur des bases ouvrières et
révolutionnaires. Parti ouvrier, parti de classe, le parti
socialiste n'avait entendu recruter, à ses origines, que des
prolétaires, puisque les prolétaires forment la seule classe en
opposition irréductible d'intérêts avec l'ordre capitaliste.
Parti
de révolution, il avait déclaré n'utiliser l'action électorale
que pour la propagande et il avait renié l'usage régulier de
l'action parlementaire. Mais ce n'étaient là que des rêves de
jeunesse qu'avait dissipés l'âge mûr. De parti ouvrier, il était
devenu vite parti populaire, englobant toutes les classes exploitées,
quelle que fut leur place dans l'ensemble de la production petits
bourgeois, petits propriétaires, commerçants, intellectuels,
fonctionnaires etc. Sans tenir compte de leurs conceptions
économiques et de leurs aspirations sociales, il avait appelé
indistinctement à lui tous les mécontents susceptibles d'apporter
leurs votes et d'assurer son triomphe.
De
parti révolutionnaire, il s'était naturellement transformé, et par
la même voie, en parti parlementaire.
Son
premier grand triomphe législatif, en 1893, avait été aussi sa
première grande défaite révolutionnaire. Désormais, emporté par
la vitesse acquise, il avait perdu de plus en plus toute vertu propre
et n'avait constitué, à la Chambre, qu'un parti démocratique de
plus, pareil à tous les autres.
Ce
n'étaient pas seulement, en effet, les hommes nouveaux, les Jaurès
et les Millerand, les arrivés d'hier du radicalisme, c'étaient
aussi des militants anciens, comme Guesde, le théoricien de la lutte
de classe, qui avaient affirmé, du haut de la tribune. leur foi
légalitaire, et apporté leur concours aux ministères de gauche. Il
ne faut pas oublier que, dès 1895, le gouvernement de M. Léon
Bourgeois avait obtenu le plus systématique appui de Guesde et de
ses amis. Et qui ne se souvient encore de ce vote fameux par où ils
s'opposèrent à l'abrogation des lois scélérates pour sauver le
ministère ? Plus tard, le ministère Combes devait pousser plus loin
la concentration et
grouper
autour de lui l'unanimité des réformistes et des révolutionnaires
du socialisme.
Depuis,
toutes les fois que la situation politique l'a exigé, le bloc
démocratique des partis de gauche s'est plus ou moins apparemment
reconstitué. Et si, au moment où je parle, il n'en est pas ainsi,
cela tient moins aux socialistes parlementaires qu'à M. Clémenceau.
Ce
sont là des faits dont le prolétariat militant ne pouvait pas ne
pas tirer des conclusions pratiques. Comment n'aurait-il pas vu que
les partis socialistes, en suivant leur marche régulière, s'étaient
progressivement incorporés à l'État et avaient tourné le dos à
toute activité révolutionnaire ? Si les faits que je viens de
rapporter n'avaient pas suffi, d'autres d'ailleurs étaient là, plus
probants encore. La politique de paix sociale, inaugurée par
Millerand, loin de lui être personnelle, n'était que la mise en
œuvre de la politique traditionnelle du parti socialiste. C'est là
une considération qu'on néglige trop souvent. Les conseils du
travail, le conseil supérieur du travail, toute cette législation
qui a pour but de rapprocher patrons et ouvriers dans des
délibérations communes, mais qui donc, plus que Guesde et ses amis,
s'en étaient faits, avant Millerand, les protagonistes ? Il n'y a
pas jusqu'à ce projet de loi sur l'arbitrage obligatoire, qui a fait
couler tant d'encre, dont l'idée, sinon la forme, n'ait été
primitivement conçue par Guesde lui-même ? Ces errements sont
explicables, sans doute, et je ne récrimine pas contre les
personnes. En l'absence d'une politique propre, le parti socialiste
devait fatalement imiter celle des partis voisins. Mais il n'en est
pas moins vrai que par là devenait éclatante, aux yeux des ouvriers
conscients, la double infirmité du socialisme parlementaire qui, non
content d'emprunter à la démocratie son mécanisme étatique,
copiait encore son programme d'action.
On
comprend que cette identification pratique de la démocratie et du
parti socialiste ait été la raison dominante du discrédit du
socialisme parlementaire dans les milieux ouvriers. Vraiment, les
militants du prolétariat auraient pu conserver leur confiance à un
parti politique qui n'était qu'un État démocratique rouage de cet
désormais sans prestige à leurs yeux? Car, s'il est un résultat
inappréciable autant qu'inattendu du ministère Waldeck-Rousseau,
c'est bien cette haine de l'État qu'il a fait naître au cœur des
masses organisées. Qui aurait cru que ouvriers, ces qui de tout
temps s'étaient instinctivement tournés, implorants et crédules,
vers cet être mystique et providentiel qui s'appelle l'État, lui
déclareraient un jour la guerre? Il a suffi des fusillades de Chalon
et de La Martinique, des conseils du travail, du projet de loi sur
les grèves, de
quelques
« soirées ouvrières » au ministère du commerce, de quelques
bureaux de tabac donnés à de pauvres diables de traîtres, de
quelques tentatives de corruption de secrétaires de syndicats, pour
que s'opérât le miracle.
Et
c'est ainsi, citoyennes et citoyens, que, délivrée de toute
superstition étatique, la partie consciente de la classe ouvrière
n'a plus attendu sa libération de l'intervention magique du pouvoir
et a refusé de lier son sort aux destinées des partis politiques.
Je sais bien qu'on peut justement rappeler que la critique de l'État
et du parlementarisme avait été poussée fort loin par les
anarchistes et que ceux-ci avaient en un sens prévu tout ce qui
allait se passer. Je reconnais volontiers la clairvoyance de la
critique anarchiste, mais elle aurait été impuissante, à elle
seule, à transformer si profondément la conscience ouvrière. La
négation abstraite de l'État, l'exaltation de l'idéologie pure,
l'appel à la révolte individuelle, le dogmatisme
anti-parlementaire,tout cela n'était pas fait, à la vérité, pour
influencer les masses. Or, c'est d'un mouvement de masses qu'il
s'agit, d'une action collective intuitivement sentie, d'une
orientation pra- tique spontanée, que l'expérience seule pouvait
déterminer En effet, en même temps qu'il subissait l'épreuve
négative de la démocratie, le prolétariat faisait l'épreuve
positive de son action de classe, et ce sont ces deux
expérimentations simultanées et contraires qui ont fait son
éducation syndicaliste. Ce furent des agitations improvisées,comme
celle qui eut lieu pour la suppression des bureaux de placement
payants, qui révélèrent à la classe ouvrière toute la valeur de
son effort personnel. Survenus à un autre moment, ne coïncidant pas
avec son détachement de la démocratie et du socialisme
parlementaire, ces incidents n'auraient peut-être pas pris cette
signification générale. Mais se produisant à l'instant même où
les masses cessaient d'espérer en la bienveillance de l'État et en
l'intervention des partis, ils revêtirent une valeur symbolique et
devinrent l'illustration typique de tout mouvement extra-légal. Pour
reprendre l'exemple que je viens de citer, que s'était-il donc passé
lors de l'agitation contre les bureaux de placement ? Las d'attendre
du pouvoir législatif une interdiction toujours promise et jamais
réalisée, les syndicats intéressés, ceux surtout des coiffeurs et
des ouvriers de l'alimentation, s'étaient livrés à des
manifestations violentes et répétées, qui avaient surpris et
intimidé le gouvernement. Effrayé, le ministère Combes avait au
plus vite déposé un projet de loi que, sans perdre haleine,
votèrent, en trois jours, la Chambre et le Sénat. Ce que vingt
années
de discussions parlementaires n'avaient pu faire, une agitation de
quelques moments l'avait obtenu.
Faut-il
rappeler à quel degré la leçon de ce simple fait et d'autres
semblables a été efficace? De plus en plus résolue à devenir le
seul artisan de son destin, la classe ouvrière a, dans ces dernières
années, définitivement pris en mains sa propre cause et exercé
directement son action sur l’État et le patronat. Ah je sais bien
que la pression sur l’État, qui détermine toujours plus ou moins
une intervention législative, présuppose encore, dans une certaine
mesure, la croyance en l'opportunité de la loi, et semble en
contradiction avec la pure action directe, qui supprime tout
intermédiaire entre le patronat et le prolétariat. Cela est vrai,
sans doute, mais c'est aussi conforme à la nature complexe des
choses. L'action directe n'est pas un dogme elle signifie simplement
la volonté de la classe ouvrière de régler personnellement ses
propres affaires, au lieu de s'en remettre, par délégation et
mandat, à des tiers chargés d'intervenir à sa place. Et que ce
soit contre l’État, représentant du patronat, ou contre le
patronat lui-même, peu importe, pourvu que le prolétariat agisse
lui-même, s'éduque et se transforme.
D'ailleurs,
il me suffira d'évoquer le souvenir des grands mouvements grévistes
récents, de ces formidables levées en masse, de ces agitations
tumultuaires qui ont eu lieu un peu partout en France, pour marquer
en quel sens le prolétariat entend surtout user de son action
directe. Et cette mobilisation générale du 1er mai 1906, qui a si
fortement épouvanté le pouvoir et la classe bourgeoise, qu'a-t-elle
été sinon la manifestation la plus démonstrative du désir qu'ont
désormais les producteurs de conquérir eux-mêmes, en l'arrachant
de haute lutte à leurs patrons, la journée de huit heures? Ainsi
donc, voilà comment, en France, se sont trouvés aux prises deux
principes d'action contraires : l'action indirecte, qui est le
principe de la démocratie et de son succédané le socialisme
parlementaire, et qui substitue le représentant au représenté; et
l'action directe, qui est le principe du syndicalisme, et qui,
éliminant l'intermédiaire, ne conserve que l'intéressé. Il s'en
est suivi, dans les idées socialistes, une révolution dont il me
reste maintenant à retracer en quelques mots les termes.