Partie
inférieure d'un objet. Le dessous de la chaise, le dessous de la
table. Au figuré être au-dessous, signifie, être plus bas dans
l'ordre hiérarchique de l'échelle sociale. Un ouvrier est
au-dessous d'un contremaître ; un contremaître est au-dessous d'un
directeur. A l'armée un soldat est au-dessous d'un caporal, un
caporal est au-dessous d'un sergent et ainsi de suite. Il n'y a
qu'au-dessous du simple soldat et de l'ouvrier qu'il n'y a plus rien,
ni personne. Il est un proverbe qui dit « qu'il ne faut jamais
regarder au-dessus de soi, mais toujours au-dessous, si l'on veut
être heureux ». Cette conception du bonheur n'a pu germer que dans
l’esprit maladif d'un conservateur quelconque considérant sans
doute que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Car,
en vérité, si le peuple souffre et s'il est malheureux, c'est
uniquement parce qu'il ne veut pas regarder au-dessus de lui et qu'il
reste aveuglément étranger à tout ce qui l’entoure. Il m'est
arrivé parfois, durant de belles et chaudes après-midi de printemps
ou d'été, et lorsque mes loisirs me le permettaient, de me promener
dans les quartiers aristocratiques de la capitale. Il m'est arrivé
de me perdre dans le Parc Monceau, ce coin superbe du cruel Paris et
d'y rêver à l'ombre des grands arbres fleuris. Tout autour de moi,
je contemplai les mines saines et joyeuses, resplendissantes de santé
de toute cette jeunesse riche, à laquelle rien ne manque et qui
évolue et qui grandit gâtée, choyée, sans que jamais l'ombre d'un
désir inassouvi vienne troubler le bonheur et la quiétude. Et
immédiatement, par la pensée, je me revoyais dans les autres
quartiers de la ville lumière, dans les quartiers ouvriers,
populeux, où les enfants manquent souvent du nécessaire et de
l'indispensable. Et je me disais que si le peuple savait regarder
au-dessus de lui, il ne serait pas possible que persistât une telle
inégalité sociale. Il faut regarder au-dessus de soi. Regarder en
bas c'est s'abaisser, regarder en haut c'est se grandir. Nous sommes
des révolutionnaires, non pas parce que nous voulons que la
bourgeoisie partage le sort du peuple, mais pour que le peuple
participe à toutes les joies, à tous les bonheurs, et qu'il partage
le sort matériel de la bourgeoisie. Le travail pourrait procurer à
chacun une somme de bienfaits incalculables, si les privilèges ne
venaient pas diviser en classes une humanité où les individus
perdent leur temps à se déchirer comme des bêtes féroces. Mais le
peuple ne sait pas et ce qu'il y a de plus terrible, c'est qu'il ne
veut pas savoir. Si, en ce qui concerne son bien-être, il doit
regarder au-dessus de lui en ce qui regarde la politique il lui
serait profitable d'en étudier les dessous. Mais, à quoi bon? On
désespère parfois, en constatant la passivité avec laquelle le
peuple se laisse berner, sans vouloir écouter les conseils
désintéressés qui lui sont offerts. Déjà. en 1883, il y a donc
près de cinquante ans, le célèbre pamphlétaire, Octave Mirbeau,
écrivait : « 0 bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère,
si au lieu de te laisser
prendre
aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou,
les journaux, grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et
qui sont payés pour avoir ta peau ; si au lieu de croire aux
chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure
ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t'arrêter,
éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu
lisais parfois, au coin de ton feu, Schopenhauer et Max Nordeau, deux
philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être
apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi,
après les avoir lus, serais tu moins empressé à revêtir ton air
grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes
homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d'avance le nom de
ton plus cruel ennemi. Ils te diraient en connaisseurs d'humanité,
que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à
l'envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n'as rien
à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des
destinées humaines » (Octave MIRBEAU). Et le peuple n'a pas suivi
les bons conseils de Mirbeau ; il n'a pas lu Schopenhauer, il n'a pas
lu Nordeau et il est resté dans son ignorance. Il ne connaît rien
des dessous de la politique et de la finance et pourtant il a eu sous
les yeux des exemples symboliques de la corruption politique. Puisons
dans un vieil ouvrage de Francis Delaisi, aujourd'hui introuvable :
La démocratie et les Financiers, un cas typique des dessous
parlementaires. Le cas cité par Francis Delaisi fut étalé à la
suite d'un procès retentissant entre M. Charles Humbert, alors
sénateur de la Meuse et le journal qui dit tout, qui sait tout: le
Matin. « M. le sénateur Humbert est comme il le dit lui même, un «
enfant du peuple ». Engagé dans l'armée comme simple soldat, puis
élève à l'école Saint-Maixent, puis officier d'ordonnance du
général André, enfin secrétaire général du Matin, député puis
sénateur, il n'a, il l'avoue, aucune fortune personnelle. Pour
entrer au Parlement, il a dû renoncer au métier militaire, qui
était son seul gagne-pain. Il n'a donc comme ressources normales que
1°
Son indemnité parlementaire, soit ……………………………......…..
Fr. 15.000
2°
Le revenu de la dot de Mme Humbert qu'il évalue lui-même
à….................2.500
TOTAL……….................................................................................……
Fr. 17.500
Or,
il dépense pour son train de maison :
Pension
de
Madame………………................................................................
18.500
Appartement
personnel………….....................................................................
5.000
Habillement,
logement,
chaussures...................................................................
1.500
Nourriture………………………….................................................................
3.000
Villégiature………………………...............................................................…
1.200
Assurance
sur la
vie…………..............................................................……....
1.600
«
Membres pauvres de ma famille »
.................................................................1.500
Divers
(demi-londrès,
etc.)………..............................................................….
2.000
TOTAL…….............................................................................................….
33.800
On
le voit pour un homme sans fortune, notre sénateur a un joli train
de maison. En outre, il lui faut :
Un
bureau rue de Madrid ………………………………………………..........….1.800
Secrétaire,
garçon de courses, sténographe, frais de bureau, chauffage, timbres
...15.000
Automobile
……………………………………………………………..…......…
5.000
Voitures
………………………………………………………………….…......….
750
TOTAL
…………………………………......................................……….........
22.500
Enfin,
il ne faut pas oublier qu'on a un département à visiter, des
électeurs à satisfaire :
Logement
à Verdun ………………………....….1.800
Habillement
des pauvres de l'arrondissement .......1.500
Secours
aux miséreux de l'arrondissement …......... 750
Sociétés
patriotiques, concours, etc. ……...........… 750
Prix
aux élèves des écoles primaires ………......… 500
Fournitures
scolaires ……………………......…… 250
Bienfaisance
………………………………......… 500
Voyages
à Verdun ………………………....….. 1.800
TOTAL
………………............................…….. 7.850
En
somme, notre sénateur dépense :
Train
de maison …...... 33.800
Frais
de bureaux…...... 22.550
Frais
électoraux…......... 7.850
TOTAL
……............. 64.200
Réduit
à son indemnité parlementaire et à la dot de sa femme (en tout
17.500 Fr.), M. le Sénateur Humbert serait donc en déficit chaque
année de 46.700 francs. Or, il accuse un bénéfice net de 2.300
francs. Comment s'opère ce miracle? D'où viennent donc ces 49.000
francs de boni? Remarquons d'abord que l'indemnité parlementaire n'y
est pour rien. M. Humbert avoue 7.850 Fr. de frais électoraux
annuels. C'est déjà plus que la moitié de son traitement de
sénateur. Mais il oublie quelque chose : son élection lui a coûté
quelques billets bleus. Ses adversaires disent 100.000 à 300.000
francs Heureusement, nos « honorables » sont débrouillards ; ils
savent se retourner. M. Charles Humbert ne gagnant rien comme
sénateur, et ayant donné sa démission d'officier, s'est fait
journaliste et publiciste.
A
ce titre:
La
Lanterne lui donne ..................... Fr. 1.800
La
Correspondance Républicaine.......... 1.800
La
Grande Revue ................................. 3.000
Journaux
étrangers ................................ 1.400
Son
livre : Sommes-nous défendus? ......3.000
Les
Voeux de l'Armée ………….......... 1.500
TOTAL
………….....................……. 12.500
D'autre
part, MM. Darracq et Serpollet, gros fabricants d'automobiles,
viennent d'inventer un type de camions dits : « poids lourds »
destinés au transport de grosses
charges,
et ils désirent en faire acheter un lot par le ministère de la
Guerre. Mais pour
cela,
il faut que le Parlement vote les crédits nécessaires : on nommera
une Commission ;
la
Commission désignera un rapporteur ; il faut s'entendre avec ce
rapporteur. Or, il se
trouve
précisément que M. le Sénateur Humbert est rapporteur du budget de
la guerre.
C'est
donc à lui qu'il faut s'adresser.
C'est
ainsi que fut signé le traité que toute la Presse a publié: MM.
Darracq et Serpollet, donnent à M. Charles Humbert, le titre d'agent
général de leur maison, avec 12.000 francs d'appointement fixe,
plus tant pour cent sur les camions vendus… D'autre part, le
Journal n'hésite pas à offrir 18.000 francs par an au rapporteur
Charles Humbert, comme rédacteur spécialiste des questions
militaires.
Résultat:
Quelques
camions vendus………………………………………Fr. 7.500
Des
mitrailleuses et autres valeurs industrielles qui rapportent
..........1.500
Appointements
fixes comme agent général …………………....… 12.000
Comme
rédacteur au Journal …………………………………......
18.000
Journalisme
politique ………………………………………....…..
12.500
TOTAL
…………………………………….............................….
51.500
(Puisé
dans la Démocratie et les Financiers de Francis Delaisi, Edition de
la Guerre Sociale, 1911). Est-ce clair, est-ce net, est-ce précis ?
Ces chiffres sont d'avant-guerre, mais ils sont suggestifs et
démontrent lumineusement ce que sont les dessous de la politique. Et
M. Charles Humbert n'est pas une exception. Il n'est ni plus mauvais
ni meilleur que les autres politiciens. Tous se valent, tous
tripotent, tous participent à de louches affaires que le naïf
électeur ne soupçonne même pas. Dans toute affaire politique il y
a la combine ; dans toute élection un abject marchandage pour
arriver le plus près possible de l'assiette au beurre, et il n'est
pas de députés ou de sénateurs qui ne se soient laissés peu ou
prou, corrompre, au cours de leur carrière. Les dessous de la
politique sont ignobles et cependant les scandales qui éclatent de
temps à autre ne semblent pas soulever dans la population
l'indignation que l'on serait tenté de supposer. Le peuple assiste,
indifférent, à toute cette bassesse, à toute cette corruption. Il
est parti, en 1914, à la guerre, sans en connaître les causes
déterminantes, sans savoir pourquoi il allait se battre ; il est
revenu, affaibli, fatigué, sans rien dire, sans protester, sans
demander des comptes à ses bourreaux, et la tragédie continue comme
par le passé. A la grande guerre du droit et de la liberté, ont
succédé d'autres petites guerres, dites civilisatrices : la guerre
du Maroc, la guerre de Syrie, la guerre de Chine, qui se poursuivent
encore, et si le peuple n'a pas eu connaissance des dessous qui ont
déterminé la boucherie de 1914 ; il ne connaît pas plus pour quels
intérêts inavoués il va se faire tuer en Syrie ou en Chine.
Qu'attend-il? Que toute l'humanité soit noyée dans le sang? Qu'il
soit réduit à l'état de l'esclave préhistorique? Cela ne pourrait
tarder. Encore quelques années d'un tel régime, et il ne pourra
plus se relever. Il sera la bête de somme qui traîne son lourd
fardeau, et sa chaîne sera si fortement imprimée dans sa chair
qu'il ne pourra plus en effacer la, trace. Qu'il brise le paravent,
qu'il jette un regard dans les coulisses, qu'il retourne les
cartes,
pour qu'au grand jour il puisse travailler au bonheur social ; c'est
le rôle historique du peuple, c'est le devoir et la tâche qu'il a à
remplir, s'il ne veut pas sombrer dans la plus profonde des misères
et s'il ne veut pas assister à la décadence de l'humanité.