On
donne le nom de darwinisme à l'ensemble des théories du naturaliste
anglais Charles Robert Darwin qui, réduites à leur plus simple
expression, se ramènent à cette formule : l'homme descend du singe.
Ce n'est là qu'une partie du système de Darwin, et c'est une
interprétation erronée que de voir uniquement dans le darwinisme la
théorie qui fait descendre l'homme du singe. Mais c'est ainsi que le
fanatisme a envisagé dès sa naissance l'évolutionnisme darwinien
qui, expliquant l'origine des êtres vivants, donc de l'homme, par
des lois naturelles, détruisait du même coup la création divine de
l'homme selon la Bible. Et c'est bien, en somme, la conclusion des
travaux de Darwin qui ne s'est exprimé au sujet de l'origine de
l'homme qu'à demi-mot, ayant tenu à s'entourer de précautions
oratoires afin de ne pas choquer la susceptibilité de ses lecteurs,
tolérance dont on ne lui sut aucun gré. Darwin n'a d'ailleurs pas
été le premier à soutenir cette théorie subversive, mais son
mérite a consisté à l'exposer d'une façon originale et par-là
même à la créer une seconde fois. L'idée avait déjà fait du
chemin lorsque Darwin se présenta pour l'aider à continuer sa route
semée d'obstacles. Si Lamarck a été le père du transformisme,
Charles Darwin en fut le tuteur. Le transformisme est la doctrine
d'après laquelle toutes les espèces, animales et végétales,
descendent d'un type ou de types originels peu nombreux, par voie de
transformation. Si ces espèces, dont l'origine est commune, ont pu
varier, c'est, répond Darwin, grâce à la sélection naturelle qui
a assuré la survivance du plus apte. Le darwinisme était une
interprétation nouvelle du transformisme : il présentait sous un
jour différent cette doctrine qui ruinait le principe de la fixité
des espèces, soutenue par la réaction religieuse et scientifique.
Non seulement le « darwinisme » nous révèle un des côtés du
transformisme, mais il nous oblige à l'examiner dans son ensemble ;
l'étudier c'est connaître celui-ci dans ses tenants et ses
aboutissants, c'est pénétrer au cœur même de la biologie. « Le
transformisme, c'est-à-dire la théorie d'après laquelle les
espèces animales et végétales vivant actuellement descendraient
d'espèces antérieures et différentes » (Le Dantec), est une des
hypothèses scientifiques les plus fécondes qui, comme toutes les
hypothèses créatrices, a partagé l'humanité en deux camps, et
permis ainsi de reconnaître les esprits d'avant-garde et ceux qu'on
pourrait qualifier justement d'arrière-garde. Cette hypothèse qui a
fini par s'imposer aux esprits n'est pas nouvelle : elle existait en
germe chez les philosophes de l'antiquité. Il faudrait remonter à
Lucrèce, à Aristote et même plus loin pour trouver les ancêtres
de l'évolutionnisme. Le moyen-âge lui-même l'a pressenti. Pendant
la Renaissance, Bacon croyait que les mutations d'espèces étaient
dues à des variations accumulées. Le siècle de Louis XIV n'a pas
ignoré les grandes lois directrices de l'évolutionnisme ; en
cherchant bien, on les découvrirait dans quelques auteurs. Au
XVIIIème siècle, où tant d'idées s'ébauchèrent ou se
précisèrent, l'évolutionnisme fut soupçonné. Un certain Benoît
de Maillet, auteur des Entretiens d'un Philosophe indien avec un
missionnaire français sur la diminution de la mer (1748), raillé
par Voltaire, qui voyait dans cet écrivain un partisan de la Bible,
soutenait que la mer primitive était le berceau de la vie,
s'appuyant sur ce fait que des fossiles marins avaient été trouvés
dans un terrain montagneux. De Maillet n'examinait pas seulement la
façon dont s'était constitué l'univers, mais il examinait en
détail le problème de l'origine des êtres vivants. Pour De Maillet
rien ne se perd dans la nature. Les mondes se renouvellent sans
cesse, ils exercent une attraction les uns sur les autres, des germes
ou semences peuplent l'univers, que les planètes recueillent au
passage. Les espèces animales et végétales n'ont pas été créées
en même temps, mais elles sont apparues successivement, sous
l'influence de circonstances favorables, à mesure que les mers ont
baissé. Des semences proviennent toutes les espèces marines, d'où
sont issues les espèces terrestres et aériennes, dont l'homme fait
partie. Les herbes et les plantes, comme les animaux, ont la mer pour
origine. Le transformisme de Maillet, reposant sur des réflexions
souvent justes, ne fut pas compris par Voltaire qui y voyait,
avons-nous dit, une thèse en faveur du déluge, l'eau jouant le
principal rôle dans le système exposé par le philosophe indien.
Pour Voltaire, les coquilles font éclore des systèmes nouveaux!
L'origine aqueuse des êtres est une plaisanterie. « Il y a peu de
gens qui croient descendre d'un turbot ou d'une morue ». Cette
appréciation de Voltaire prouve tout simplement que des esprits
libérés ne comprennent pas toujours d'autres esprits libérés.
Vingt
ans après les Entretiens d'un philosophe indien, en 1768, René
Robinet expose des idées intéressantes dans ses Considérations
philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être ou
Essais de la nature qui apprend à faire l'homme. Pour Robinet, la
nature ne fait point de sauts, elle est un tout continu. Il n'établit
aucune distinction entre la matière brute et la matière organisée.
Tout dans la nature est vivant. Tout être est un animal. L'univers
lui-même est un animal. Il n'y a dans la nature que des individus,
qui jamais ne se répètent. Tout change, se transforme, varie. Aucun
être ne ressemble à un autre. Robinet, prévoyant le surhomme,
admet qu'il peut y avoir « des puissances plus actives que celles
qui
composent
l'homme ». Des mondes nouveaux peuvent se produire. L'homme est un
chef-d'oeuvre sorti d'une foule d'ébauches. L'orang-outang est une
de ces ébauches. Certaines pierres imitent le coeur et le cerveau de
l'homme. Robinet parle d'hommes marins, et il entrevoit le règne des
hermaphrodites, réunissant les attributs de Vénus et d'Apollon. Il
n'y a point d'espèces pour Robinet, mais seulement des individus
différents qui ont tiré leur substance du fonds commun de la
nature, tandis que pour De Maillet il y avait des espèces nées les
unes les autres par transformation. Arrivons à Buffon (1707-1788).
Buffon rassembla des faits et fit de nombreuses observations. Ce
naturaliste était aussi grand savant que grand écrivain. Buffon
n'était pas, comme pourraient le faire supposer certains passages de
son Histoire naturelle (1749), partisan de la fixité des espèces.
S'élevant contre le système de classification adopté par Linné,
comme compromettant la fixité des espèces, que Linné admettait
d'ailleurs, Buffon en arrive à montrer le bien fondé du
transformisme, tout en s'opposant à lui : « Si l'on admet une fois,
disait-il, qu'il y ait des familles dans les plantes et dans les
animaux, que l'âne soit de la famille du cheval et qu'il n'en
diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également
que le singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme
dégénéré, que l'homme et le singe ont une origine commune, comme
le cheval et l'âne ; que chaque famille, tant dans les animaux que
dans les végétaux, n'a eu qu'une seule souche, et même que tous
les animaux ne sont venus que d'un seul animal, qui, dans la
succession des temps, a produit, en se perfectionnant ou en
dégénérant, toutes les races des autres animaux. Darwin et Haeckel
ne diront pas autre chose. Dans l'oeuvre de Buffon, on trouve des
arguments pour et contre le transformisme. Tantôt, il se montre
partisan de la fixité des espèces, celles-ci étant à peu près
aujourd'hui ce qu'elles étaient quand Dieu les a créées, tantôt
il annonce l'évolutionnisme. Il est certain que Buffon est gêné
par ses croyances religieuses. Buffon ne peut réaliser ce miracle de
concilier sa science et sa foi. C'est pourquoi on trouve de tout dans
ses écrits, et la pensée libre comme la pensée esclave peuvent y
puiser des arguments. Buffon fut à la fois partisan de
l'invariabilité et de la mutation et dérivation des espèces.
Position intenable! Il admettait que les planètes ont un père
commun, le Soleil, et que la Terre a son histoire comme l'homme. Sa
conception du monde le rapproche du transformisme, en lui faisant
écrire (tome IX de l'Histoire naturelle), que « bien que la nature
se montre toujours et constamment la même, elle roule néanmoins
dans un mouvement continuel de variations successives, d'altérations
sensibles ; elle se prête à des combinaisons nouvelles, à des
mutations de matière et de forme, se trouvant différente
aujourd'hui de ce qu'elle était au commencement et de ce qu'elle est
devenue dans la succession des temps ». De ce que les animaux d'un
continent ne se trouvent pas dans l'autre, Buffon conclut que la
nature des animaux « peut varier et même se changer avec le temps
», et que les espèces « les moins armées ont déjà disparu ou
disparaîtront ». N'est-ce pas là cette sélection naturelle que
nous allons retrouver chez l'auteur de l'origine des espèces? Non
seulement on trouve Darwin dans Buffon, mais aussi Lamarck ; car il
tient compte de l'influence du milieu, c'est-à-dire le climat, la
nourriture, etc... Transformiste, on ne saurait dire que Buffon le
soit d'une façon bien nette ; son transformisme est timide, mais
enfin il n'est pas niable. De plus, Buffon n'est point finaliste, il
ne pense pas que la nature se soit jamais proposée une fin dans la
composition des êtres. Pour Buffon, le végétal tire du minéral
les molécules indispensables à sa nutrition, comme les animaux les
tirent du végétal. Mais Buffon ne va pas plus loin, et sa doctrine
est toujours modérée, comme l'homme lui-même. L'intendant de
Jardin du Roi n'aimait point les polémiques. Batailler n'était
point dans ses habitudes. Cet homme, qui mettait des manchettes pour
écrire, aimait sa tranquillité. La sérénité fut la marque
distinctive de son caractère. Ainsi, pour l'homme de génie qu'était
Buffon, prisonnier de la tradition par certains côtés, les animaux
ont subi des modifications dues à la température, au climat et à
l'alimentation. Il expliquel'origine de la terre et de la vie par
l'évolution. Il faut croire que les opinions de Buffon étaient
quelque peu subversives pour l'époque, puisque la Sorbonne s'émut,
porte-parole de l'Eglise. Comme Galilée niant l'immobilité de la
Terre, Buffon dut se rétracter, quitte ensuite à revenir à ses
premières idées, quand il eut assez de prestige pour le faire,
quinze ans plus tard.
Combien
Lamarck (1744-1829) est différent qui, essayant, lui aussi, de ne
pas trop contredire ses croyances, en arrive à libérer cependant sa
conscience, et ne s'arrête plus à des considérations accessoires!
Il est vrai que depuis Buffon il y avait eu quelque chose de nouveau
dans le monde. Ce quelque chose, c'était la Révolution. Il convient
de considérer dans Lamarck le père du transformisme, que l'officiel
Cuvier, adepte du créationnisme et inventeur du catastrophisme
biblique, réduisit presque à la mendicité. Lamarck a exposé son
système dans sa Philosophie
Zoologique
(1809) et son Histoire des animaux sans vertèbres (1815-1822, 7
vol.). Buffon avait encouragé Lamarck qui avait publié sous ses
auspices en 1778 une Flore française en trois volumes. Il lui avait
même confié l'éducation de son fils. La carrière de botaniste de
Lamarck s'annonçait brillante (on lui doit la méthode dichotomique
encore en usage aujourd'hui), lorsque la Révolution l'orienta dans
une autre direction : deux chaires de zoologie ayant été créées
au Muséum, la Convention lui en confia une, celle des animaux sans
vertèbres. Lamarck apporta en zoologie la méthode qu'il avait
employée avec succès pour les plantes. Chose singulière, le père
du transformisme avait d'abord été anti-transformiste en botanique.
L'esprit critique modifia par la suite sa manière de voir, qui
s'exprima pour la première fois dans son Discours d'ouverture du
Cours de l'an VIII. Dans l'appendice de ses Recherches sur
l'organisation des corps vivants, il dira avec noblesse : « J'ai
longtemps pensé qu'il y avait des espèces constantes dans la
nature, et qu'elles étaient constituées par des individus qui
appartenaient à chacune d'elles. Maintenant, je suis convaincu que
j'étais dans l'erreur à cet égard et qu'il n'y a réellement dans
la nature que des individus ». Comme il est réconfortant d'entendre
un véritable savant confesser une erreur, et marcher résolument
dans la voie de la vérité. En 1802, dans son Hydréologie, il
défendit la doctrine des évolutions insensibles en géologie par le
jeu des causes actuelles ; il fut en somme le premier paléontologiste
des Invertébrés, et ses vues en géologie contribuèrent
certainement à préparer ses idées sur l'évolution des êtres
vivants » (V. Delbos). Le naturaliste philosophe étudia les animaux
sans vertèbres, qu'il qualifie de « singuliers animaux ». « Toute
science, disait-il, doit avoir sa philosophie ... Ce n'est que par
cette voie qu'elle fait des progrès réels ». Lamarck peut être
considéré comme le fondateur de la Biologie, nom qu'il a donné à
l'explication scientifique des phénomènes naturels dans lesquels la
vie entière doit entrer. Pour Lamarck, dont le génie divisa les
animaux en invertébrés et en vertébrés, les espèces ne nous
semblent fixées que parce que nous les considérons pendant un temps
très court, tandis qu'elles se transforment constamment. Les espèces
descendent les unes des autres par la transmission des variations, et
l'homme n'échappe pas à la loi commune : il ne constitue pas une
exception en dehors de la règle. Il est soumis aux mêmes lois que
tous les êtres. Les animaux se transforment, mais sous quelles
causes? Le milieu extérieur influe sur la forme et l'organisation
des êtres. Ne croyez pas que ce soit là une influence directe, vous
méconnaîtriez la pensée de Lamarck, qui s'est expliqué
suffisamment à ce sujet.L'animal ne subit point passivement
l'influence du milieu extérieur, des facteurs internes, parmi
lesquels l'habitude, née des besoins, entraînant l'usage ou non
d'un organe (d'où modification ou disparition de cet organe) joue un
rôle essentiel. Il y faut joindre l'hérédité. Lamarck, comme
Buffon, a entrevu la loi de sélection naturelle. Cependant, pour
lui, le progrès des êtres ne provient point de leurs conflits.
L'inorganique passe selon Lamarck à l'organique, mais entre l'homme
et les animaux supérieurs ont dû exister des intermédiaires ;
l'homme a sans doute eu pour précurseur un quadrumane arboricole,
voisin du singe. Lamarck a été l'un des premiers à reconnaître le
rôle joué dans l'origine de la vie par les forces physicochimiques.
Il a parlé avant Huxley et Haeckel, de « petites masses de matières
gélatineuses » douées de mouvement et d'irritabilité. La nature
produit des générations spontanées en ce qui concerne les êtres
rudimentaires, d'où descendent les espèces les plus élevées. Ces
modifications ont été graduelles, et se sont produites sous
l'influence du milieu et de l'habitude. Les besoins des animaux
changeant leurs habitudes, leur organisation change également.
L'emploi d'un organe développe cet organe, le non-usage l'atrophie.
D'où des transformations progressives, et des transformations
régressives. Lamarck explique par ces transformations l'apparition
des espèces. Son oeuvre fourmille d'exemples. Les carnassiers ont
des griffes parce que les circonstances les ont obligés à manger de
la chair. Chez les mammifères aquatiques le bassin a disparu,
n'ayant pas d'utilité, tandis que les chez les mammifères
terrestres les nécessités de la locomotion l'ont développé. Les
fossiles nous prouvent que ces animaux n'avaient point les mêmes
besoins que leurs descendants, dont ils diffèrent. L'évolutionnisme
s'élevait contre le récit de la genèse, d'après lequel les
animaux ont été créés une fois pour toutes, selon un type
déterminé et immuable, alors que la raison appuyée sur
l'observation fait sortir les espèces d'espèces antérieures par
évolution ou différenciation, sous l'influence de diverses causes.
Avec Lamarck, le dogme de la fixité de l'espèce s'écroule. L'être
n'est point stable, mais varie lentement, donnant naissance à de
nouvelles espèces. Lamarck ne s'expliquait point, il est vrai,
pourquoi les Paléothériums et les Mastodontes s'étaient éteints ;
il pensait que nos ancêtres les avaient détruits. On peut objecter
à Lamarck que le besoin ne crée pas toujours l'organe. Vraie ou
non, sa théorie n'en a pas moins puissamment contribué à dissiper
l'ignorance. On voit combien la pensée de Kant était fausse,
lorsqu'il disait dans sa Critique du Jugement, ne pouvant expliquer
autrement que par la finalité la genèse de l'être organisé : «
Il est absurde d'espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour
expliquer la production d'un brin d'herbe par des lois naturelles
auxquelles aucun dessin n'a présidé ». En dépit de Kant, ce
Newton est venu, il avait nom Lamarck. Goethe (1749-1832), peut être
considéré comme l'un des précurseurs du transformisme. Dans ses
recherches sur les Métamorphoses des Plantes (1790), le grand poète
examine les organes dans ce qu'ils ont de commun, leur forme
originelle, ensuite les modifications de cette forme originelle,
ensuite les modifications de cette forme. Les organes de la plante
sont, d'après lui, le résultat de la métamorphose de la feuille.
Toute forme - et il appliquait cette théorie à la boîte crânienne
qu'il considérait comme composée de vertèbres modifiées - recèle
le type primitif qui se modifie sous l'influence du milieu. Chez
Goethe le transformisme était encore une vue de l'esprit. Il n'en
tira pas toutes les conséquences que devait en tirer Lamarck.
Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), dont l’enseignement fut
continué par son fils Isidore (1805-1861), est aussi l'un des
précurseurs du Darwinisme. C'est à lui que la Convention avait
confié une des deux chaires de zoologie, du Jardin des Plantes, qui
fut consacrée aux vertébrés. Geoffroy Saint- Hilaire fut l'un des
adversaires de Cuvier, créationniste impénitent. Il servit
grandement les idées de Lamarck, qu'il défendit contre le grand
pontife de l'époque. L'auteur de la Philosophie anatomique admet la
mutualité des espèces, comme celui de la Philosophie zoologique,
mais il l'explique différemment. Il supprime la réaction de
l'individu, dont Lamarck tenait grand compte. L'influence du milieu
n'est plus indirecte, mais directe. L'animal reste passif au sein des
transformations qu'il subit. Geoffroy Saint-Hilaire reconnaît que
les espèces actuelles proviennent d'espèces fossiles, l'absence
d'intermédiaires n'ayant point l'importance que lui attribue Cuvier.
Proche de Lamarck sous certains rapports, il s'en éloigne sous
d'autres : il n'y a point de type unique pour lui, malgré l'unité
de composition organique qui existe, croit-il, dans la série
animale. On sait qu'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire a découvert un
véritable système dentaire chez les oiseaux et que pour lui la tête
est formée d'un ensemble de vertèbres. Non seulement il a signalé
les analogies qui existent entre les squelettes des vertébrés, mais
il a fondé l'embryologie et fait concourir la tératologie ou étude
des êtres anormaux à l'étude vies êtres normaux.
Il
était réservé à Charles-Robert Darwin (1809-1882) de faire
triompher les idées transformistes que Lamarck avait le premier
défendues d'une façon précise. Quarante-quatre ans après
l'Histoire des animaux sans vertèbres, Darwin publiait son Origine
des Espèces, qui attira l'attention sur une théorie sur laquelle on
faisait systématiquement le silence dans les Universités. Darwin
avait lu le Traité de la Population de Malthus (voir Malthusianisme)
qui le mit sur la voie, car Malthus y parlait de la disparition des
individus moins bien doués que les autres. Son grand-père Érasme
Darwin, médecin et poète, auteur des Amours des Plantes, qui
reconnaissait une parenté réelle entre l'aile de l'oiseau et le
bras de l'homme, l'avait lui-même précédé. Oken, Haeckel, Spencer
et d'autres philosophes anglais et allemands ont servi la cause du
darwinisme, soit en lui préparant le terrain, soit en prenant fait
et cause pour lui. L'illustre géologue anglais Charles Lyell, dont
Darwin avait épousé la cousine, avait engagé la géologie sur le
chemin de l'évolutionnisme avec Les principes de géologie (1830),
livre dans lequel il combattait le catastrophisme cuviérien en
expliquant les transformations subies par le globe terrestre dans le
passé par les mêmes causes que les phénomènes, actuels (théorie
des causes actuelles). Il devait aussi écrire un ouvrage sur
l'ancienneté de l'homme prouvée par la géologie. Enfin, n'oublions
pas que la formule « L'homme descend du singe » est due à Huxley
qui, d’abord partisan de la Bible, se rallia à l'hypothèse
darwinienne, qu'il généralisa en l'appliquant à l'homme. Comme
Huxley était moins prudent que Darwin, il y gagna de perdre sa
chaire de professeur, alors que son ami obtint les honneurs
officiels.
A
quoi tiennent les découvertes scientifiques, les systèmes
philosophiques ou autres? Le hasard y joue souvent un grand rôle.
Nous devons au nez de Darwin de pouvoir parler aujourd'hui de
l'évolutionnisme! Darwin avait décidé de faire un voyage sur le
Beagle, bateau peu solide, sur lequel il fallait un certain courage
pour s'embarquer. « Ce voyage a été de beaucoup, nous dit-il,
l'événement le plus important de ma vie et a déterminé ma
carrière scientifique ». Or, ce voyage dépendit de la forme de son
nez, Darwin ayant voulu prouver aux disciples de Lavater qu'il ne
manquait point d'énergie. Sans le nez de Darwin nous ne saurions
peut-être pas que l'homme descend du singe. Il a joué dans
l'histoire un rôle aussi grand que celui de Cléopâtre! Pendant
cinq ans, Darwin explora l'Amérique du Sud et les îles du
Pacifique, il recueillit dans ce voyage une foule de matériaux pour
l'Origine des espèces. Mais il ne se décida que très tard à
exposer son système. Nul travail ne fut moins improvisé. Vingt ans
Darwin médita son sujet, et il ne mit le public au courant de ses
travaux que sur l’insistance de ses amis. Darwin se plaçait à un
autre point de vue que Lamarck. Il ne cherchait nullement l'origine
de la vie et ne croyait pas à la génération spontanée. Il
philosophe le moins possible, laissant ce soin à ses amis, et se
contente d'accumuler des faits et d'en tirer les conclusions. Avec
lui, il ne s'agit plus de l'influence du milieu, mais de la sélection
naturelle. Darwin constatait que plus de cent formes animales
transmissibles par voie de reproduction normale dérivent d'une forme
spécifique unique : toutes les races de pigeons descendent du biset
seul. Darwin retrouvait dans la nature la sélection opérée par les
éleveurs, qui font varier les espèces. D'un nombre restreint
d'espèces la nature a fait naître de nombreuses espèces, au moyen
de la lutte pour la vie dans laquelle triomphe le plus apte. A la
sélection naturelle s'ajoute la sélection sexuelle, les
procréateurs les plus avantageux pour l'espèce étant les plus
forts. Cette sélection sexuelle a une très grande importance pour
Darwin. Il a bien vu le sens esthétique chez les oiseaux : les mâles
s'ornent en vue de plaire aux femelles, qui savent désarmer les plus
beaux d'entre eux. Darwin appuie ses théories sur une foule
d'observations. C'est cette abondance de détails qui a fait la force
de son Origine des espèces, paru en novembre 1859 (cette même année
Albert Gaudry qui a démontré l'évolution par la paléontologie
prenait la défense de Boucher de Perthes contre ceux qui niaient
l'ancienneté de l'homme). Cet ouvrage était impatiemment attendu
depuis la communication faite l'année précédente à la Société
Linnéenne par Darwin et Wallace. Les deux savants avaient soutenu
presque en même temps les mêmes idées, Alfred Wallace lui avait
envoyé un mémoire sur La tendance des variétés à s'écarter
indéfiniment du type originel. Il y exprimait une hypothèse qui
différait de celles de Lamarck, puisqu'à l'influence du milieu il
substituait l'idée de sélection naturelle. Darwin hésitait à
publier ses recherches, à cause de leur analogie avec celles de
Wallace, mais Lyell parvint à le décider. Il résuma alors sa
doctrine dans l'Origine des espèces, qu'il communiqua à la Société
Linnéenne. L'ouvrage eut un immense succès, mais en même temps il
déchaîna la colère de la réaction. L'Origine des Espèces fut le
point de départ d'une campagne de mauvaise foi et de calomnies
dirigée contre l'évolutionnisme par les gens d'Eglise. Le premier
épisode de la « bataille de l'évolution » se déroula à. Oxford,
en 1860, au sein de l'Assemblée de la British Association, présidée
par l'évêque Wilberface qui s'efforça, mais en vain d'être
spirituel. Darwin, qui avait eu la chance de convertir à ses idées
le grand naturaliste Huxley, vit celui-ci aux prises avec l'évêque
qui luidemanda rageusement si c'était par son grand-père ou sa
grand-mère qu'il descendait du singe. Huxley, dont la devise était
: « Détruire toutes les charlataneries, si vastes soient-elles »
répondit qu'il était plus honorable pour lui de descendre du singe
que d'être parent avec un homme de mauvaise foi, qui parlait ce
qu'il ne connaissait point. Huxley a beaucoup fait pour la propagande
des idées darwiniennes. On peut dire qu'il se donna tout entier à
la cause de son ami. N'est-ce pas lui qui disait fort sagement : «
Mieux vaut un singe perfectionné qu'un Adam dégénéré » ? Huxley
exposa dans différents journaux et dans ses livres les théories
honnies, les répandit dans de nombreuses causeries en 1861 et 1862,
sur les rapports zoologiques entre l'homme et les animaux intérieurs,
repoussant dédaigneusement les armes perfides employés contre lui
par la réaction pour entraver l'idée en marche. Huxley qui
professait en philosophie l'agnosticisme et pratiquait à sa manière
le socialisme en faisant l'éducation des masses ouvrières dans des
cours populaires, publia en 1863 son principal ouvrage : Place de
l'homme dans la nature, qui fut suivie d'une série de conférences
sur Les diverses races humaines. Cet ouvrage augmenta le nombre de
ses adversaires résolus à n'en point admettre les conclusions
résultant des similitudes constatées par l'auteur entre la
structure du cerveau de l'homme et des singes (Huxley était alors
professeur de biologie dans ses rapports avec la paléontologie) : «
Les différences de structure entre l'homme et les primates qui s'en
rapprochent le plus, ne sont pas plus grandes que celles qui existent
entre ces derniers et les autres membres de l'ordre des primates. En
sorte que si l'on a quelques raisons pour croira que tous les
primates, l'homme excepté, proviennent d'une seule et même souche
primitive, il n'y a rien dans la structure de l'homme qui appuie la
conclusion qu'il a eu une origine différente ». Saluons en Huxley
le meilleur collaborateur de Darwin. Sa tâche fut de vulgariser
l'évolutionnisme et le transformisme, tout en menant de front ses
travaux personnels. On peut le compter au nombre des principaux
émancipateurs de la pensée humaine au XIXème siècle. Les
adversaires du transformisme, devant l'affirmation que le singe ne
diffère point de l'homme, réclamèrent des intermédiaires ou
passages, mais lorsqu'on en eût trouvé, comme le pithécanthrope,
ils nièrent leur valeur ou authenticité.
En
1871, Darwin publia la Descendance de l'homme par voie de sélection
naturelle. C'était le pendant et 1e complément de l'Origine des
espèces. Dans ce nouveau livre, l'auteur, pratiquant la tolérance
la plus large et ménageant la susceptibilité de ses lecteurs, n'en
affirme pas moins avec plus d'autorité que jamais l'idée directrice
de son oeuvre. Parmi les autres ouvrages de Darwin, citons son Voyage
d'un naturaliste autour du monde, de 1831 à 1836 (1840-1842),
contenant les résultats de l'expédition scientifique du Beagle sur
les côtes de l'Amérique du Sud ; Les récifs de corail (1842),
Variation des animaux et des plantes à l'état domestique (1860), La
fécondation des orchidées pm' les insectes (1801), L'expression des
émotions de l'homme et des animaux (1872), Les mouvements et les
habitudes des plantes grimpantes (1875), Les plantes carnivores
(1875), Les effets de la fécondation directe et de la fécondation
croisée dans le règne végétal (1878), La faculté du mouvement
chez les plantes (1880), Le rôle des vers de terre dans la formation
de la terre végétale (1881), dans lequel il examine le rôle des
infiniment petits, etc. ...
Lorsque
Darwin mourut, en 1882, il laissait une oeuvre qu'on peut qualifier
de monumentale. Par la somme d'idées qu'il avait remuées, il avait
engagé la philosophie dans une voie nouvelle. L'élan était donné.
La pensée humaine marchait dans la voie de l'émancipation. Un coin
du voile qui nous dérobe la réalité avait été soulevé. Le
darwinisme n'était pas autre chose qu'une réponse rationnelle faite
au problème de l'origine de l'homme. Celui-ci n'est pas sorti
parfait des mains d'un prestidigitateur divin, qui l'a tiré du
néant, par un tour de passe-passe, mais il est l'oeuvre de la nature
qui a mis des siècles à le former. D'une cellule originelle, qui a
pris naissance au sein des mers primitives, sont sorties en se
diversifiant toutes les espèces vivantes, plantes et animaux (dans
lesquels entrent les substances dont sont formés les minéraux). Les
pré-vertébrés sont devenus des vertébrés marins d'abord, ensuite
terrestres. L'un de ces derniers, le rameau simien, a donné
naissance à l'homme. Si la théorie de l'évolution s'applique à
l'animal, pourquoi ne s'appliquerait-elle pas à l'homme? Pourquoi
serait-elle fausse en ce qui le concerne? L'homme, comme les animaux,
dont il fait partie, n'a pas été créé, selon son espèce, comme
chacun d'eux, il n'a pas fait l'objet d'une création spéciale. Il
rentre dans le rang. Cette doctrine rabaisse l'orgueil des imbéciles,
convenons-en. Darwin remit en honneur une théorie que le dogmatisme
de Cuvier avait failli étouffer. Sans doute, Darwin croit beaucoup à
Lamarck, qu'il paraît ignorer, car il ne lui rend point justice,
mais Lamarck doit au darwinisme d'être revenu en faveur, triomphe
auquel il n'a point assisté, mais que sa fille Cornélie, lui avait
prédit lorsque, découragé, lâché par tous, aveugle, il se
promenait tristement, à son bras, dans les jardins du Muséum. Il
fallut le darwinisme pour que le transformisme fût tiré de l'oubli.
Le darwinisme remplaça désormais le transformisme que l'on continua
dé combattre en sa personne. Le darwinisme appliquait aux êtres
organisés la même méthode qu'à la matière inorganique. D'où
protestations de la part des fanatiques de la religion et aussi de la
science, car celle-ci a ses fanatiques, qui en font une
pseudoscience. L'autoritarisme sous toutes ses formes voyait dans le
darwinisme l'ennemi! Celui-ci heurtait de front la tradition qui
n'avait jamais subi un pareil assaut. Pour la première fois, elle
chancelait. Le monstre était mortellement atteint. Le darwinisme
était, comme le lamarckisme, une réaction contre le créationnisme,
solution paresseuse, qui explique tout, sans rien expliquer. Avec le
darwinisme, point d'intervention surnaturelle dans l'explication des
phénomènes de la vie. Point de création miraculeuse, mais au
contraire explication logique, naturelle, des faits, ne pouvant se
produire sans cause. Tous les faits se tiennent, sont solidaires. Le
présent provient du passé, et lui-même contient l'avenir. Avec le
darwinisme, ni la terre n'est le centre de l'univers, ni l'homme
n'est le principal habitant de la terre. Il fait justice à la fois
et du géocentrisme et de l'anthropocentrisme. Ainsi, il ouvre à
l'esprit de perspectives inouïes. Même si cette doctrine était
fausse, elle serait encore créatrice parce que, en rejetant le point
de
vue
téléologique, le finalisme, dont se contentent les cerveaux
simplistes, elle a renouvelé les méthodes des sciences. Le
fanatisme sert les idées en les faisant connaitre. Celui-ci n'a
retenu du « darwinisme » que la descendance de l'homme, ce qui a
attiré sur elle l'attention. « L'homme descend du singe » est
devenu la terreur des gens bien pensants. Ils n'ont vu que cela dans
le transformisme, et parce qu'ils n'ont vu que cela, ils ont
contribué malgré eux à l'évolution des idées. Darwin, nous
l'avons dit, ne s'était pas étendu là dessus outre mesure, mais
cette conclusion découlait de tous ses écrits. Pour les partisans
de la Bible, l'arche de Noé tranchait la question! Les
libres-penseurs, auxquels les socialistes s'étaient joints,
transportant la question sur le terrain sociologique comme les
croyants l'avaient fait sur le terrain de la foi, prirent parti pour
le diable. Haeckel qui, avec Darwin, a puissamment contribué à la
diffusion des idées transformistes, voulait extraire un «
catéchisme » du darwinisme, en quoi il avait peut-être tort : tous
les catéchismes se valent, c'est-à-dire qu'ils ne valent rien. A
peine né, s'il rallia les meilleurs esprits, le darwinisme s'était
heurté à une opposition systématique de la part de certains
tardigrades résumant l'indignation et les scrupules des gens
honnêtes et bien pensants. La doctrine qui niait la création
distincte de chaque espèce et de l'homme trouva devant elle
l'ignorance et la mauvaise foi. Ajoutons cependant que des savants se
fourvoyèrent dans cette opposition, ne voulant pas démordre de
leurs théories. Le suisse Agassiz, dont il faut louer la haute
probité, fut de ceux-là. Agassiz était finaliste. Il croyait de
bonne foi qu'une pensée créatrice avait présidé ù l'adaptation
de chaque être à son milieu. Cela lui suffisait. En vain ses
propres travaux venaient à l'appui du, transformisme. Agassiz se
contentait de sa première idée : chaque espèce avait été créée
par Dieu distinctement, et elle n'avait point varié. Ainsi
accordait-il sa science et sa foi. Cependant, avant Serres et Muller,
il avait reconnu que la succession des fossiles reproduisait les
étapes de l'embryon au cours de son développement. Mais c'était
encore l'oeuvre de Dieu. N'empêche qu'il se mettait en contradiction
ouverte avec la genèse, en affirmant que chaque race humaine avait
été créée à part, alors que le genre humain avait, d'après
elle, une seule origine unique. Darwin admirait beaucoup Agassiz dont
les idées, au fond, servaient sa doctrine.
Autre
fixiste de moindre envergure, l'académicien Flourens, protégé de
Cuvier et père du communard Gustave Flourens, qui lui succéda dans
sa chaire du Collège de France. Flourens père était le type du
parfait réactionnaire. Esprit étroit, il ne pouvait admettre
l'évolution. Ce physiologiste, qui ne croyait pas à la
contemporanéité de l'homme et des grands mammifères antédiluviens,
démontrée par Boucher de Perthes, fut en France un des adversaires
les plus acharnés du transformisme. Il niait que la nature ait le
pouvoir de créer et le pouvoir de détruire des êtres. Pour ce
partisan de la fixité des espèces, qui répondait toujours à côté
de la question, il n'y avait que deux systèmes possibles : la
génération spontanée ou la main de Dieu. Mais la génération
spontanée n'est qu'une chimère. Reste la main de Dieu. Dès qu'on
remonte à Dieu, tout s'explique. C'est avec des arguments de ce
genre qu'on a combattu et qu'on combat encore le darwinisme. Piètre
argument qui s'explique par la bêtise et le fanatisme de ceux qui, à
court d'arguments, n'en ont pas d'autre à opposer aux observations
de la science que « la main de Dieu ». Mon grand oncle Henri de
Lacaze-Duthiers, savant officiel, membre de l'Institut et professeur
à la Sorbonne pendant trente-cinq ans, était partisan de la fixité
des espèces. Il resta le disciple de Cuvier jusqu'à l'heure de sa
mort, survenue en 1901. Cependant, nul plus que le fondateur de la
zoologie expérimentale, qui se méfiait des théories, n'a, par ses
études d'embryogénie, contribué à montrer l'excellence de la
doctrine de l'évolution. On ne s'explique pas comment il s'entêta à
soutenir des idées que ses propres travaux démentaient constamment.
Tous ses élèves, et non des moindres, se séparèrent de lui et
passèrent dans le camp adverse, formant une équipe
d'évolutionnistes comme on n'en vit jamais, parmi lesquels Albert
Gaudry, Alfred Giard, Edmond et Rémy Perrier, Yves Delage, Pruvot,
Boutan, Joubin, Roule, Cuénot, Pérez. Il n'est pas aujourd'hui de
savant digne de ce nom qui ne soit plus ou moins évolutionniste.
Rompant avec Lacaze-Duthiers, qui lui avait fait passer sa thèse de
doctorat ès sciences en 1872, Alfred Giard se jeta dans la bataille,
professant, sous les fenêtres mêmes de son ancien maître, un cours
sur l'évolution des êtres organisés, subventionné par la Ville de
Paris. Giard fut vraiment un initiateur. Cet anarchiste de la
science, qui combattait toutes les superstitions, avait été frappé
par ce fait que l'embryon reproduit l'évolution de l'espèce au
cours de son développement : il passe par les différents stades par
où sont passés les animaux dont les fossiles ont été trouvées
dans les terrains datés par la géologie : dans les entrailles de la
terre comme dans le ventre de la mère, c'est la même succession, et
le même ordre d'apparition des espèces : l'être devient poisson,
batracien, reptile et mammifère. Dans l'embryon, il est vrai, la
récapitulation des formes est rapide et synthétique.. La nature ne
met plus des siècles à former l'être vivant, mais seulement
quelques mois. C'est une création en miniature, qui rappelle la
création primitive. L'ontogénie ou évolution de l'individu
reproduit en petit la phylogénie ou évolution de l'espèce. Serres,
Fr. Muller et Haeckel, ont insisté là-dessus. On a pu objecter à
la loi biogénétique (ou de patrogonie) que certains stades sont «
brûlés » au cours du développement de l'embryon, et que la larve,
vivant dans des conditions différentes, s'écarte du type ancestral.
Pour Vialleton, cette récapitulation des formes ancestrales ne
serait qu'une métaphore. Ajoutons que la suite des fossiles ne forme
guère une série continue, ce qui complique le problème. Il n'en
est pas moins vrai que l'embryologie vient apporter son appui à la
théorie de l'évolution que la paléontologie confirme de son côté.
Ces deux sciences s'accordent pour nous prouver que l'être humain a
passé par différentes phases avant d'arriver à sa forme actuelle.
De plus, comment douter de l'évolution quand on constate, chez
l'homme, les transformations de certains organes rudimentaires? «
L'idée transformiste est la seule qui nous apparaisse maintenant
comme capable de fournir une réponse satisfaisante à la question de
l'origine des êtres vivants qui peuplent la terre » (Yves Delage).
Non seulement cette doctrine éclaire l'origine des espèces
végétales et animales, mais encore l'origine de l'homme, et c'est
ici que la réaction élève ses protestations. L'animal ne compte
pas, qu'importe qu'il ait été créé par la nature. Mais l'homme,
l'homme qui a été racheté par le sang d'un Dieu, l'homme ne peut
pas avoir la même origine que l'animal. Il y a entre eux un abîme.
Une des raisons de l'opposition au, transformisme réside dans la
paresse intellectuelle et l'esprit misonéiste qui font que les
bourgeois conservent leurs vieilles erreurs, ne voulant pas se donner
la peine de faire un effort de pensée et de rompre leurs habitudes
de tout repos. Ces gens-là ne veulent rien savoir quand une vérité
nouvelle prend la place d'une vérité ancienne. Ils ne veulent rien
modifier à leur façon de faire : comment accepteraient-ils de
gaieté de coeur la théorie de l'évolution des espèces? Ce serait
se condamner eux-mêmes. Ils préfèrent obéir à la fausse
tradition que leurs parents leur ont transmise plutôt que de
regarder en avant et de vivre. Il ne faut rien attendre de ces
tardigrades. L'hypothèse de la création est simple, elle satisfait
les cerveaux médiocres: pas besoin de travailler pour la formuler.
Tout esprit critique est écarté ; il n'y a point de discussion
possible. On se contente d'affirmer : c'est plus facile. Le
transformisme, au contraire, exige l'étude de toutes les sciences et
un renouvellement de la mentalité. Il exige des esprits ouverts à
toutes les recherches désintéressées, des âmes curieuses, avides
de savoir. Avouons que certains cerveaux ne se transformeront jamais
: l'exemple donné par certains individus - qui n'évoluent que pour
se renier- nous ferait mettre en doute l'évolution, conçue comme un
progrès, et une marche en avant. On se demande si l'humanité se
transformera jamais, quand on voit la façon dont agissent les brutes
de tous clans, de toutes classes!
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