A.
Maury a écrit : « La danse, qui n'est plus pour les peuples
civilisés qu'un amusement frivole avait, dans les premiers âges,
une importance qui la fit rattacher au culte des dieux ». Il n'est
pas douteux qu'elle a précédé, dans les formes du culte
l'installation des prêtres, de même que l'homme a cherché la
divinité dans la nature avant de la chercher dans des temples. La
danse, qui est pour les populations primitives « l'art suprême »
et « leur langage très expressif », devait tenir une grande place
sinon la première, dans ses hommages à la divinité. En ce
temps-là, elle dut être véritablement « l'offrande de
l'adoration, la dîme des liesses » (J. K. Huysmans). L'homme devait
s'adresser aux « puissances supérieures » avec une complète
innocence de coeur, familièrement, n'ayant pas encore été
tourmenté dans sa chair et dans son esprit par les artifices des
imposteurs qui se sont interposés entre elles et lui.
Les
prêtres se servirent de la danse comme de tous les usages auxquels
les hommes étaient profondément attachés, pour les amener à eux
et les dominer. Aux pratiques de sorcellerie qui furent les premières
manifestations sacerdotales, la première chorégraphie religieuse.
Elle se développa en même temps que les dogmes, mais tout de suite
elle devint furieuse, sadique, par sa participation aux sacrifices et
à toutes les formes de la folie mystique. Les troubles que 1es
religions apportèrent dans les esprits, les inquiétudes, les
terreurs, les extases, les excitations malsaines et toutes leurs
aberrations, se traduisirent dans la danse pour en faire un
divertissement démoniaque donnant un avant-goût de l'enfer. Aussi,
n'est-ce pas dans les représentations théâtrales qu'il faut
rechercher la véritable danse religieuse. Sa transposition sur la
scène, avec les sentiments et dans les décors classiques, lui a
donné une dignité qui n'était certainement pas la sienne, même
dans les cérémonies les plus solennelles. L'art a idéalisé la
danse religieuse en lui donnant les nobles attitudes des déesses
d'opéra et en l’enveloppant dans la musique de Gluck. Pour se
rendre compte de son caractère exact, il faut voir celui des
événements auxquels elle participait, de ces cultes mystérieux en
l'honneur de divinités monstrueuses où le meurtre se mêlait à
l'orgie. La véritable danse religieuse est dans les trémoussements
frénétiques, les scènes d'hystérie, les rondes de cauchemar,
accompagnements des sacrifices de l'autel, que conduisaient des
prêtres vivant hors de la vie, mutilés comme ceux d'Atys, ayant
fait voeu de chasteté comme ceux du catholicisme. Aussi, la danse
religieuse ne fut-elle jamais que la parodie de la danse, la grimace
de l’amour et de la joie, la flétrissure de la vie. Par contre,
elle donna à la douleur les formes les plus désespérées, les plus
féroces, les plus horribles. Elle a été la mise en scène de la
sorcellerie, le décor de la terreur, la manifestation la plus
hallucinante du détraquement des cerveaux emportés par la folie
religieuse.
L'adaptation
théâtrale de la danse religieuse en a retenu ce qui pouvait être
représenté dans des tableaux décents : les théories de prêtres
et de prêtresses évoluant, suivant le mouvement des astres, autour
des autels où fumait l'encens, et faisant des libations sacrées sur
les tombeaux des héros. On célébrait ainsi Apollon (le soleil), et
Diane (la lune), en Grèce et à Rome. Virgile a chanté Vénus
conduisant dans les enfers mythologiques la danse des bienheureux.
Les Egyptiens, les Chinois, les Indiens, avaient des danses
astronomiques et sacrées comme les Grecs et les Romains. Chez les
Hébreux, la danse se mêlait au culte à la gloire de Jehova. Les
lévites formaient deux groupes, chanteurs et danseurs. D'après la
Bible, les filles de Silo dansaient au son des flûtes lorsqu'elles
furent enlevées par les enfants de Benjamin. David dansa « de toute
sa force » devant l’arche lorsqu’elle fut apportée à
Jérusalem. Revenus de l'exil, les Israélites dansaient aux
flambeaux sur le parvis du Temple lors de la fête des Tabernacles.
La danse doit être une des joies de la Jérusalem nouvelle, car il
est écrit : « Réjouis-toi, fille de Sion, un jour viendra où tu
reprendras tes chants et tes danses ». I1 y avait une certaine
innocence dans la danse de ce nom que les jeunes filles de Lacédémone
exécutaient, nues, devant l'autel de Diane. De même dans le culte
de Vénus, lorsqu'il était pratiqué par les prêtresses dévouées
à Vénus-Uranie, la déesse austère et idéale, la Céleste que les
néo-platoniciens d'Alexandrie opposèrent à la Vierge chrétienne.
Les amours mystiques de Polyphile et de Polia, qui s'étaient
consacrés à Vénus, ne sont pas moins édifiantes que celles
d'Abélard et d'Héloïse, et la messe de Vénus, où deux
tourterelles étaient sacrifiées pendant que les prêtresses, «
portant un rameau de myrte et chantant d'accord avec les flûtes,
dansaient autour de l’autel » (G. de Nerval), était à peine plus
barbare que la messe actuelle où le sacrifice est réduit à un
symbole. Mais cette douceur était l'exception dans les
manifestations religieuses. De la religion primitive et des cultes
qui en étaient sortis, les prêtres avaient tiré et développé une
théogonie et des dogmes aussi sanguinaires que variés. A la source
était Cybèle, la grande déesse de Phrygie, la Rhéa des Grecs,
dont le nom changeait suivant les régions. Elle était la mère des
dieux, personnifiant les forces naturelles et tout ce qui était
utile aux hommes dans les airs, sur la terre et dans ses profondeurs.
Elle avait eu des amours tragiques avec Atys, dieu de Phrygie, qui
avait été mutilé, tué, puis était ressuscité. Cette légende
donnait lieu, chaque année, à l'équinoxe du printemps, à des
cérémonies d'où sont sorties celles de la Semaine Sainte des
chrétiens. Les cultes de Cybèle et des sous-divinités dépendant
d'elle, avaient à leur service une foule variée de prêtres.
Suivant les pays, ils étaient appelés corybantes, curètes,
telchines, cabires, etc.…, d'après les noms des esprits mystérieux
et des dieux en qui chaque peuple voyait ses protecteurs
particuliers, ceux des travaux champêtres, ceux de la navigation,
ceux de l'industrie, etc.... Ces cultes s'accompagnaient de mystères
sanglants, d'orgies mêlées de danses. D'après la légende, Cybèle
avait appris la danse à ses prêtres. Les attributs de ses
thuriféraires étaient à la fois le couteau du sacrifice, les
épées, les boucliers et les instruments de musique accompagnant
leurs chants et leurs danses. Les curètes, en particulier, se
livrant aux danses guerrières ; ils furent les fondateurs des jeux
olympiques. Les mêmes curètes sont à l'origine des fêtes
dionysiaques comme ayant été les nourriciers de Dionysos. Le culte
de Cybèle fit naître, à Rome, les jeux mégalésiens qui
comportèrent d'abord des récitations poétiques et les danses des
prêtres appelés « Galli ». Aux temps de la décadence, qui virent
les scandales des bacchanales, on leur ajouta les jeux du cirque et
les taurobolies dans lesquelles on prétend voir les traditions de la
tauromachie (voir ce mot), spectacle qui doit, dit-on, nous ramener à
la « civilisation latine », comme le « fascisme », sans doute
!... Indépendamment des danses auxquelles ils se livraient dans
l'accomplissement de leurs mystères, des prêtres de Cybèle
dansaient dans les rues, y disaient la bonne aventure, se livraient à
des acrobaties, en demandant l'aumône. Ils ont été les ancêtres
des saltimbanques, paladins, acrobates, montreurs d'animaux, et aussi
des moines mendiants. D'autres transportaient sur les voies publiques
une des formes les plus répugnantes du sadisme de leurs mystères,
la coutume des flagellations par lesquelles ils s'entraînaient à
ces répugnantes débauches qu'a décrites Apulée dans l'Ane d'or.
Des flagellations semblables caractérisaient les lupercales, fêtes
de la fécondité. Après les sacrifices au dieu Pan, les prêtres «
luperques » couraient à travers la ville en hurlant et en frappant
la foule de lanières de cuir. Des femmes enceintes offraient leur
ventre à ces coups. C'est de ces manifestations, caractéristiques
du délire mystique, que sont sorties les pratiques des flagellants
perpétuées à travers les siècles jusqu'à nos jours où viennent
de se produire les aventures du curé de Bombon. Une extase
particulière était attribuée aux corybantes qui exécutaient des
danses armées comme les curètes et les telchines. C'était une
autre forme de folie mystique. Elle s'est appelée corybantisme
lorsqu'elle s'est manifestée au XVIème et au XVIIème siècle.
(Voir plus loin au sujet de toutes ces aberrations renouvelées par
le Christianisme). Comme les prêtres de Cybèle, les prêtres
saliens chantaient et dansaient, aux carrefours, pour les fêtes de
mars et d'Hercule. Les prêtres d'Isis faisaient de même sous des
accoutrements étranges. Au culte de Cybèle se rattachait
particulièrement celui de Déméter, sa fille, symbolisant la
fécondité de la terre et que les Romains identifièrent avec Cérès.
C'est en l'honneur de Déméter que se célébraient les mystères
d'Eleusis, Les bacchantes et les ménades y dansèrent lorsque ces
mystères réunirent les cultes dionysiaque et orphique à celui de
Déméter. Des fêtes de Cérès sont sorties celles, chrétiennes,
des Rogations. La plupart des mystères et des danses religieuses
avaient le caractère orgiaque qui marqua les réjouissances
populaires lorsque le culte des dieux devint public, tel, à Rome,
ceux de Vitula, déesse de la joie, de Volupia, déesse de la
volupté, et de nombre d'autres. Mais les plus grandes réjouissances
étaient pour les fêtes de Dionysos, en Grèce, appelé Bacchus à
Rome. Les dionysies grecques furent d'abord réservées à des
initiés. Les bacchantes, prêtresses de Bacchus, y dansaient
accompagnées de chants dithyrambiques. Lorsque les dionysies
devinrent populaires, elles comprirent des divertissements
champêtres, des banquets, des processions grotesques, des concours
poétiques, des danses où les bacchantes se mêlèrent à la foule.
Elles conservèrent en Grèce une certaine décence, mais
lorsqu'elles passèrent à Rome et devinrent les bacchanales, du nom
des bacchantes qui fut donné à toutes les femmes qui y
participèrent, elles furent le prétexte d'une débauche sans frein.
Tite-Live en a fait la description. Les dionysies eurent une
importance très grande au point de vue de l'art. C'est d'elles que
sortit le théâtre. La danse antique leur doit ses manifestations
collectives les plus caractéristiques dans ses trois formes :
populaire, religieuse, dramatique. Le théâtre leur doit en
particulier la sicinnis, ou danse des prêtres de Bacchus-Sabazios,
et la bacchique. Les Romains célébraient aussi les saturnales,
semblables aux bacchanales par leurs excès. On voit de quelle façon
Moreri était justifié quand il parlait de « la gravité des moeurs
romaines »! Les saturnales étaient en l'honneur de Saturne qui
avait appris l'agriculture aux peuples d'Italie. Elles duraient
plusieurs jours, aux calendes de janvier. Comme les bacchanales,
elles effaçaient les distinctions sociales parmi ceux qui s'y
mêlaient. Des esclaves prenaient la place de leurs maîtres et on
voyait des propriétaires faire remise de leurs loyers à leurs
locataires! Ces moeurs étaient certainement le souvenir d'une époque
d'égalité et de communisme qui avait été universelle car on les
retrouve chez tous les peuples. Elles sont une sorte de revanche de
la justice en faveur des opprimés et, en même temps, une caricature
de cette justice que les opprimés sont incapables de vouloir et
d'exiger. Le lendemain des saturnales, l'esclave reprenait docilement
sa place sous le fouet. Les saturnales antiques se sont perpétuées
sous des formes semblables de réjouissances populaires et on en
retrouve l'esprit dans le Carnaval d'aujourd'hui. Le carnaval est la
seule royauté du peuple appelé « souverain ». Chez les Druides,
le culte avait le même caractère que ceux de Cybèle et de Bacchus.
On en retrouve des traces dans les traditions demeurées en Irlande,
en pays de Galles et en Armorique. Les sacrifices sanglants, les
formes de sorcellerie les plus barbares, étaient pratiqués par les
druides. Des magiciennes et des prophétesses y associaient les
danses les plus échevelées. « Quelquefois, ces femmes devaient
assister à des sacrifices nocturnes, toutes nues, le corps teint de
noir, les cheveux en désordre, s'agitant dans des transports
frénétiques » (Michelet). Parmi les prophétesses étaient les
vierges de l'île de Sein. Les prêtresses de Nanettes, à
l'embouchure de la Loire, étaient mariées mais habitaient seules
dans une île et venaient voir leurs maris sur le continent à des
époques déterminées. Dans les cérémonies des druides, les Grecs
retrouvèrent le culte de Bacchus et les orgies de Samothrace. Leurs
rites étaient ceux des cabires, entre autres leur danse mystique que
le poète gallois Cynddeler a décrites : « ils se mouvaient
rapidement encercles et en nombres impairs, comme les astres dans
leur course, en célébrant le conducteur ».
Les
fêtes .religieuses du sang, de la volupté et de la mort se
retrouvent avec la danse dans toutes les religions et sous toutes les
latitudes. Nous allons voir comment elles ont continué avec le
Christianisme, de quelle façon il se servit de la danse tout en la
combattant et comment, tout en prétendant supprimer les excès de
ses manifestations collectives, il les rendit encore plus démentes
et plus tragiques.
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