dimanche 30 septembre 2018

LA DANSE RELIGIEUSE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




A. Maury a écrit : « La danse, qui n'est plus pour les peuples civilisés qu'un amusement frivole avait, dans les premiers âges, une importance qui la fit rattacher au culte des dieux ». Il n'est pas douteux qu'elle a précédé, dans les formes du culte l'installation des prêtres, de même que l'homme a cherché la divinité dans la nature avant de la chercher dans des temples. La danse, qui est pour les populations primitives « l'art suprême » et « leur langage très expressif », devait tenir une grande place sinon la première, dans ses hommages à la divinité. En ce temps-là, elle dut être véritablement « l'offrande de l'adoration, la dîme des liesses » (J. K. Huysmans). L'homme devait s'adresser aux « puissances supérieures » avec une complète innocence de coeur, familièrement, n'ayant pas encore été tourmenté dans sa chair et dans son esprit par les artifices des imposteurs qui se sont interposés entre elles et lui.
Les prêtres se servirent de la danse comme de tous les usages auxquels les hommes étaient profondément attachés, pour les amener à eux et les dominer. Aux pratiques de sorcellerie qui furent les premières manifestations sacerdotales, la première chorégraphie religieuse. Elle se développa en même temps que les dogmes, mais tout de suite elle devint furieuse, sadique, par sa participation aux sacrifices et à toutes les formes de la folie mystique. Les troubles que 1es religions apportèrent dans les esprits, les inquiétudes, les terreurs, les extases, les excitations malsaines et toutes leurs aberrations, se traduisirent dans la danse pour en faire un divertissement démoniaque donnant un avant-goût de l'enfer. Aussi, n'est-ce pas dans les représentations théâtrales qu'il faut rechercher la véritable danse religieuse. Sa transposition sur la scène, avec les sentiments et dans les décors classiques, lui a donné une dignité qui n'était certainement pas la sienne, même dans les cérémonies les plus solennelles. L'art a idéalisé la danse religieuse en lui donnant les nobles attitudes des déesses d'opéra et en l’enveloppant dans la musique de Gluck. Pour se rendre compte de son caractère exact, il faut voir celui des événements auxquels elle participait, de ces cultes mystérieux en l'honneur de divinités monstrueuses où le meurtre se mêlait à l'orgie. La véritable danse religieuse est dans les trémoussements frénétiques, les scènes d'hystérie, les rondes de cauchemar, accompagnements des sacrifices de l'autel, que conduisaient des prêtres vivant hors de la vie, mutilés comme ceux d'Atys, ayant fait voeu de chasteté comme ceux du catholicisme. Aussi, la danse religieuse ne fut-elle jamais que la parodie de la danse, la grimace de l’amour et de la joie, la flétrissure de la vie. Par contre, elle donna à la douleur les formes les plus désespérées, les plus féroces, les plus horribles. Elle a été la mise en scène de la sorcellerie, le décor de la terreur, la manifestation la plus hallucinante du détraquement des cerveaux emportés par la folie religieuse.
L'adaptation théâtrale de la danse religieuse en a retenu ce qui pouvait être représenté dans des tableaux décents : les théories de prêtres et de prêtresses évoluant, suivant le mouvement des astres, autour des autels où fumait l'encens, et faisant des libations sacrées sur les tombeaux des héros. On célébrait ainsi Apollon (le soleil), et Diane (la lune), en Grèce et à Rome. Virgile a chanté Vénus conduisant dans les enfers mythologiques la danse des bienheureux. Les Egyptiens, les Chinois, les Indiens, avaient des danses astronomiques et sacrées comme les Grecs et les Romains. Chez les Hébreux, la danse se mêlait au culte à la gloire de Jehova. Les lévites formaient deux groupes, chanteurs et danseurs. D'après la Bible, les filles de Silo dansaient au son des flûtes lorsqu'elles furent enlevées par les enfants de Benjamin. David dansa « de toute sa force » devant l’arche lorsqu’elle fut apportée à Jérusalem. Revenus de l'exil, les Israélites dansaient aux flambeaux sur le parvis du Temple lors de la fête des Tabernacles. La danse doit être une des joies de la Jérusalem nouvelle, car il est écrit : « Réjouis-toi, fille de Sion, un jour viendra où tu reprendras tes chants et tes danses ». I1 y avait une certaine innocence dans la danse de ce nom que les jeunes filles de Lacédémone exécutaient, nues, devant l'autel de Diane. De même dans le culte de Vénus, lorsqu'il était pratiqué par les prêtresses dévouées à Vénus-Uranie, la déesse austère et idéale, la Céleste que les néo-platoniciens d'Alexandrie opposèrent à la Vierge chrétienne. Les amours mystiques de Polyphile et de Polia, qui s'étaient consacrés à Vénus, ne sont pas moins édifiantes que celles d'Abélard et d'Héloïse, et la messe de Vénus, où deux tourterelles étaient sacrifiées pendant que les prêtresses, « portant un rameau de myrte et chantant d'accord avec les flûtes, dansaient autour de l’autel » (G. de Nerval), était à peine plus barbare que la messe actuelle où le sacrifice est réduit à un symbole. Mais cette douceur était l'exception dans les manifestations religieuses. De la religion primitive et des cultes qui en étaient sortis, les prêtres avaient tiré et développé une théogonie et des dogmes aussi sanguinaires que variés. A la source était Cybèle, la grande déesse de Phrygie, la Rhéa des Grecs, dont le nom changeait suivant les régions. Elle était la mère des dieux, personnifiant les forces naturelles et tout ce qui était utile aux hommes dans les airs, sur la terre et dans ses profondeurs. Elle avait eu des amours tragiques avec Atys, dieu de Phrygie, qui avait été mutilé, tué, puis était ressuscité. Cette légende donnait lieu, chaque année, à l'équinoxe du printemps, à des cérémonies d'où sont sorties celles de la Semaine Sainte des chrétiens. Les cultes de Cybèle et des sous-divinités dépendant d'elle, avaient à leur service une foule variée de prêtres. Suivant les pays, ils étaient appelés corybantes, curètes, telchines, cabires, etc.…, d'après les noms des esprits mystérieux et des dieux en qui chaque peuple voyait ses protecteurs particuliers, ceux des travaux champêtres, ceux de la navigation, ceux de l'industrie, etc.... Ces cultes s'accompagnaient de mystères sanglants, d'orgies mêlées de danses. D'après la légende, Cybèle avait appris la danse à ses prêtres. Les attributs de ses thuriféraires étaient à la fois le couteau du sacrifice, les épées, les boucliers et les instruments de musique accompagnant leurs chants et leurs danses. Les curètes, en particulier, se livrant aux danses guerrières ; ils furent les fondateurs des jeux olympiques. Les mêmes curètes sont à l'origine des fêtes dionysiaques comme ayant été les nourriciers de Dionysos. Le culte de Cybèle fit naître, à Rome, les jeux mégalésiens qui comportèrent d'abord des récitations poétiques et les danses des prêtres appelés « Galli ». Aux temps de la décadence, qui virent les scandales des bacchanales, on leur ajouta les jeux du cirque et les taurobolies dans lesquelles on prétend voir les traditions de la tauromachie (voir ce mot), spectacle qui doit, dit-on, nous ramener à la « civilisation latine », comme le « fascisme », sans doute !... Indépendamment des danses auxquelles ils se livraient dans l'accomplissement de leurs mystères, des prêtres de Cybèle dansaient dans les rues, y disaient la bonne aventure, se livraient à des acrobaties, en demandant l'aumône. Ils ont été les ancêtres des saltimbanques, paladins, acrobates, montreurs d'animaux, et aussi des moines mendiants. D'autres transportaient sur les voies publiques une des formes les plus répugnantes du sadisme de leurs mystères, la coutume des flagellations par lesquelles ils s'entraînaient à ces répugnantes débauches qu'a décrites Apulée dans l'Ane d'or. Des flagellations semblables caractérisaient les lupercales, fêtes de la fécondité. Après les sacrifices au dieu Pan, les prêtres « luperques » couraient à travers la ville en hurlant et en frappant la foule de lanières de cuir. Des femmes enceintes offraient leur ventre à ces coups. C'est de ces manifestations, caractéristiques du délire mystique, que sont sorties les pratiques des flagellants perpétuées à travers les siècles jusqu'à nos jours où viennent de se produire les aventures du curé de Bombon. Une extase particulière était attribuée aux corybantes qui exécutaient des danses armées comme les curètes et les telchines. C'était une autre forme de folie mystique. Elle s'est appelée corybantisme lorsqu'elle s'est manifestée au XVIème et au XVIIème siècle. (Voir plus loin au sujet de toutes ces aberrations renouvelées par le Christianisme). Comme les prêtres de Cybèle, les prêtres saliens chantaient et dansaient, aux carrefours, pour les fêtes de mars et d'Hercule. Les prêtres d'Isis faisaient de même sous des accoutrements étranges. Au culte de Cybèle se rattachait particulièrement celui de Déméter, sa fille, symbolisant la fécondité de la terre et que les Romains identifièrent avec Cérès. C'est en l'honneur de Déméter que se célébraient les mystères d'Eleusis, Les bacchantes et les ménades y dansèrent lorsque ces mystères réunirent les cultes dionysiaque et orphique à celui de Déméter. Des fêtes de Cérès sont sorties celles, chrétiennes, des Rogations. La plupart des mystères et des danses religieuses avaient le caractère orgiaque qui marqua les réjouissances populaires lorsque le culte des dieux devint public, tel, à Rome, ceux de Vitula, déesse de la joie, de Volupia, déesse de la volupté, et de nombre d'autres. Mais les plus grandes réjouissances étaient pour les fêtes de Dionysos, en Grèce, appelé Bacchus à Rome. Les dionysies grecques furent d'abord réservées à des initiés. Les bacchantes, prêtresses de Bacchus, y dansaient accompagnées de chants dithyrambiques. Lorsque les dionysies devinrent populaires, elles comprirent des divertissements champêtres, des banquets, des processions grotesques, des concours poétiques, des danses où les bacchantes se mêlèrent à la foule. Elles conservèrent en Grèce une certaine décence, mais lorsqu'elles passèrent à Rome et devinrent les bacchanales, du nom des bacchantes qui fut donné à toutes les femmes qui y participèrent, elles furent le prétexte d'une débauche sans frein. Tite-Live en a fait la description. Les dionysies eurent une importance très grande au point de vue de l'art. C'est d'elles que sortit le théâtre. La danse antique leur doit ses manifestations collectives les plus caractéristiques dans ses trois formes : populaire, religieuse, dramatique. Le théâtre leur doit en particulier la sicinnis, ou danse des prêtres de Bacchus-Sabazios, et la bacchique. Les Romains célébraient aussi les saturnales, semblables aux bacchanales par leurs excès. On voit de quelle façon Moreri était justifié quand il parlait de « la gravité des moeurs romaines »! Les saturnales étaient en l'honneur de Saturne qui avait appris l'agriculture aux peuples d'Italie. Elles duraient plusieurs jours, aux calendes de janvier. Comme les bacchanales, elles effaçaient les distinctions sociales parmi ceux qui s'y mêlaient. Des esclaves prenaient la place de leurs maîtres et on voyait des propriétaires faire remise de leurs loyers à leurs locataires! Ces moeurs étaient certainement le souvenir d'une époque d'égalité et de communisme qui avait été universelle car on les retrouve chez tous les peuples. Elles sont une sorte de revanche de la justice en faveur des opprimés et, en même temps, une caricature de cette justice que les opprimés sont incapables de vouloir et d'exiger. Le lendemain des saturnales, l'esclave reprenait docilement sa place sous le fouet. Les saturnales antiques se sont perpétuées sous des formes semblables de réjouissances populaires et on en retrouve l'esprit dans le Carnaval d'aujourd'hui. Le carnaval est la seule royauté du peuple appelé « souverain ». Chez les Druides, le culte avait le même caractère que ceux de Cybèle et de Bacchus. On en retrouve des traces dans les traditions demeurées en Irlande, en pays de Galles et en Armorique. Les sacrifices sanglants, les formes de sorcellerie les plus barbares, étaient pratiqués par les druides. Des magiciennes et des prophétesses y associaient les danses les plus échevelées. « Quelquefois, ces femmes devaient assister à des sacrifices nocturnes, toutes nues, le corps teint de noir, les cheveux en désordre, s'agitant dans des transports frénétiques » (Michelet). Parmi les prophétesses étaient les vierges de l'île de Sein. Les prêtresses de Nanettes, à l'embouchure de la Loire, étaient mariées mais habitaient seules dans une île et venaient voir leurs maris sur le continent à des époques déterminées. Dans les cérémonies des druides, les Grecs retrouvèrent le culte de Bacchus et les orgies de Samothrace. Leurs rites étaient ceux des cabires, entre autres leur danse mystique que le poète gallois Cynddeler a décrites : « ils se mouvaient rapidement encercles et en nombres impairs, comme les astres dans leur course, en célébrant le conducteur ».
Les fêtes .religieuses du sang, de la volupté et de la mort se retrouvent avec la danse dans toutes les religions et sous toutes les latitudes. Nous allons voir comment elles ont continué avec le Christianisme, de quelle façon il se servit de la danse tout en la combattant et comment, tout en prétendant supprimer les excès de ses manifestations collectives, il les rendit encore plus démentes et plus tragiques.

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