mardi 18 septembre 2018

Aulard Alphonse Polémique et Histoire


LE PLUS HEUREUX DES DEUX


Dans cette union concordataire entre l’État français et l’Église ro-maine, quel est le plus heureux des deux ?
Est-ce l’État ? Est-ce l’Église ?
C’est l’État, dit l’Église. – C’est l’Église, dit l’État.
Querelle de ménage, où chacun des deux conjoints reproche à l’autre d’avoir accaparé tout le bonheur, tout le profit, toute le puissance.
Mais l’État menace, et l’Église pleure. L’État parle de rompre le pacte, et c’est l’Église qui ne veut pas entendre parler de séparation. L’État a honte, se voit dupé, cherche à se dépêtrer, et, s’il reste, c’est qu’il ne sait comment partir. L’Église se cramponne à l’État, et, si elle a du chagrin, ce n’est point parce qu’elle veut quitter l’État, c’est parce qu’elle voit que l’État veut la quitter. J’ose en conclure que le plus heureux des deux, ce n’est pas l’État, c’est l’Église.
Elle n’a, d’ailleurs, jamais caché son plaisir d’être en Concordat, et avant même la conclusion du pacte, dès les premières ouvertures, en 1800, le pape fut en joie.
Sa seule inquiétude fut alors que le Concordat ne se fit pas.
Il ne pouvait comprendre pourquoi Bonaparte songeait à renoncer aux avantages de ce régime de la séparation de l’Église et de l’État, que la Convention avait établi, et que lui-même, Bonaparte, appliquait avec tant de succès depuis un an.
Sous ce régime, l’Église catholique, chez les Français, coupée en trois tronçons, en trois sectes, n’était plus maîtresse de l’État. Chacune de ces trois sectes avait à soutenir la concurrence des deux autres, et, en outre, la concurrence des juifs, des deux Églises protestantes, des libres-penseurs organisés en groupes, comme la théophilanthropie, le culte décadaire ou cette impie et libertine classe des sciences morales et politiques qui faisait de l’Institut national un foyer de propagande anticatholique. Cette concurrence amenait un équilibre entre les cultes, sous les auspices de l’État libre, laïque et neutre.
Détruire cet équilibre, rétablir l’Église catholique dans son ancienne unité et dans son ancienne prépondérance, délaïciser l’État, voilà ce qu’après Marengo Bonaparte offrit de faire. Le pape n’en pouvait croire ses oreilles. Quel intérêt pouvait bien avoir Bonaparte à rendre ainsi à l’Église les avantages, les privilèges que la Révolution lui avait ôtés ? Le papa se le demandait, et, ne voyant pas de réponse satisfaisante à cette question, il invita les négociateurs qu’il envoya à Paris à ne pas se faire d’illusions, à ne pas trop croire à la possibilité d’un Concordat, et, au besoin, à se contenter des améliorations de dé-tail qu’ils pourraient faire introduire dans le régime de la séparation.
Le pape eut bien vite l’agréable surprise de voir qu’il avait tort. C’est sérieusement que le chef de l’État français voulait sacrifier à l’Église la laïcité de l’État et rétablir en France la prépondérance du catholicisme. Et pourquoi voulait-il cela ?
La Fayette, avec son ton aisé de gentilhomme, osa le dire alors, et à ce propos, à Bonaparte lui-même :
« Je vois ce que c’est, lui déclara-t-il en souriant : vous voulez vous faire casser la petite fiole sur la tête. »
L’événement donna raison à La Fayette. C’est pour pouvoir se faire oindre empereur par le pape que Bonaparte fit ce Concordat qu’il fut le seul à vouloir, que personne ne demandait, et qui déplut même aux plus tièdes partisans de la Révolution, à tel point que, ni parmi ses fonctionnaires, ni dans son plus intime entourage, le Premier Consul ne put pas obtenir une seule approbation.
Le sentiment de cette défaveur générale fut une des causes pour lesquelles Bonaparte fit traîner si longtemps la négociation, avec des incohérences, des saccades qui inquiétèrent le cardinal Consalvi, plé-nipotentiaire romain, et, surtout au dernier moment, lui firent craindre une rupture.
Enfin, c’est fini, c’est signé, le 15 juillet 1801. « Ouf ! j’en ai la co-lique ! », écrit à sa cour le cardinal Consalvi, harassé et joyeux.
Et dans une autre dépêche, du 27 juillet 1801, en chiffres, il écrit :
« …Tous les ministres des puissances étrangères ici présents, de même que toutes les personnes de bien et instruites, considèrent la conclusion du Concordat comme un vrai miracle, et particulièrement qu’on l’ait pu conclure d’une manière si avantageuse qu’il paraissait impossible, dans la situation actuelle des choses. »
Le Premier Consul envoya au pape « une copie magnifique du Concordat, sur parchemin, orné de différentes dorures, avec les lettres initiales du peuple français brodées tout en or et en relief, et muni du grand sceau de la République renfermé dans une capsule d’argent do-ré. »
Quand notre ambassadeur, le citoyen Cacault, remit cette copie au pape, celui-ci mania avec attendrissement le parchemin et la capsule. Son émotion fut telle que Cacault écrivit à Talleyrand : « Le Saint-Père est dans l’agitation, l’inquiétude et le désir d’une jeune épouse qui n’ose se réjouir du grand jour de son mariage. »
Plus tard, brutalisé par Bonaparte, le pape lui pardonna ces violences par gratitude pour l’immense service que le Concordat avait rendu à l’Église.
Et cette gratitude, que rien n’altéra, qui survécut même à la chute de l’empereur, cette gratitude joyeuse ou attendrie, le pape Pie VII la légua à ses successeurs.
Léon XIII, lui aussi, caresse allègrement le parchemin et la cap-sule, en abaissant un regard paternel sur l’ambassadeur de la République française, prosterné à quatre pattes devant lui.
Léon XIII est heureux de cette union de l’Église romaine avec l’État français. il aime tant la France ! il aime tant les signes monnayés de notre piété ! Lisez son encyclique au clergé et aux catholiques français, en date du 16 février 1892, il exulte, en style élégant, « le pacte solennel et bilatéral » ; il défend aux fidèles de se prononcer contre le Concordat, et si, fin politique, il n’insiste pas, avec la naïveté de Pie VII, sur les avantages que l’Église retire du Concordat, on voit bien qu’il tient au Concordat aussi passionnément que Pie VII y tenait lui-même, et que sa seule crainte, c’est de voir rompre un jour ce traité précieux.
Qu’importe qu’il ;y ait eu, qu’il y ait encore des catholiques qui n’aiment pas le Concordat ? Qu’importe que l’évêque actuel de La Rochelle dise qu’il préfère la séparation ? Le pape seul a qualité pour exprimer les sentiments de l’Église. Or, le pape aime le Concordat. Donc, l’Église aime le Concordat. Ces larmes que vous voyez en ce moment sur la figure de l’Église, ce sont des larmes d’amour – d’amour pour les beaux yeux de la cassette du peuple français.
(Aurore du 2 juin 1903.)

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