LE
PLUS HEUREUX DES DEUX
Dans
cette union concordataire entre l’État français et l’Église
ro-maine, quel est le plus heureux des deux ?
Est-ce
l’État ? Est-ce l’Église ?
C’est
l’État, dit l’Église. – C’est l’Église, dit l’État.
Querelle
de ménage, où chacun des deux conjoints reproche à l’autre
d’avoir accaparé tout le bonheur, tout le profit, toute le
puissance.
Mais
l’État menace, et l’Église pleure. L’État parle de rompre le
pacte, et c’est l’Église qui ne veut pas entendre parler de
séparation. L’État a honte, se voit dupé, cherche à se
dépêtrer, et, s’il reste, c’est qu’il ne sait comment partir.
L’Église se cramponne à l’État, et, si elle a du chagrin, ce
n’est point parce qu’elle veut quitter l’État, c’est parce
qu’elle voit que l’État veut la quitter. J’ose en conclure que
le plus heureux des deux, ce n’est pas l’État, c’est l’Église.
Elle
n’a, d’ailleurs, jamais caché son plaisir d’être en
Concordat, et avant même la conclusion du pacte, dès les premières
ouvertures, en 1800, le pape fut en joie.
Sa
seule inquiétude fut alors que le Concordat ne se fit pas.
Il
ne pouvait comprendre pourquoi Bonaparte songeait à renoncer aux
avantages de ce régime de la séparation de l’Église et de
l’État, que la Convention avait établi, et que lui-même,
Bonaparte, appliquait avec tant de succès depuis un an.
Sous
ce régime, l’Église catholique, chez les Français, coupée en
trois tronçons, en trois sectes, n’était plus maîtresse de
l’État. Chacune de ces trois sectes avait à soutenir la
concurrence des deux autres, et, en outre, la concurrence des juifs,
des deux Églises protestantes, des libres-penseurs organisés en
groupes, comme la théophilanthropie, le culte décadaire ou cette
impie et libertine classe des sciences morales et politiques qui
faisait de l’Institut national un foyer de propagande
anticatholique. Cette concurrence amenait un équilibre entre les
cultes, sous les auspices de l’État libre, laïque et neutre.
Détruire
cet équilibre, rétablir l’Église catholique dans son ancienne
unité et dans son ancienne prépondérance, délaïciser l’État,
voilà ce qu’après Marengo Bonaparte offrit de faire. Le pape n’en
pouvait croire ses oreilles. Quel intérêt pouvait bien avoir
Bonaparte à rendre ainsi à l’Église les avantages, les
privilèges que la Révolution lui avait ôtés ? Le papa se le
demandait, et, ne voyant pas de réponse satisfaisante à cette
question, il invita les négociateurs qu’il envoya à Paris à ne
pas se faire d’illusions, à ne pas trop croire à la possibilité
d’un Concordat, et, au besoin, à se contenter des améliorations
de dé-tail qu’ils pourraient faire introduire dans le régime de
la séparation.
Le
pape eut bien vite l’agréable surprise de voir qu’il avait tort.
C’est sérieusement que le chef de l’État français voulait
sacrifier à l’Église la laïcité de l’État et rétablir en
France la prépondérance du catholicisme. Et pourquoi voulait-il
cela ?
La
Fayette, avec son ton aisé de gentilhomme, osa le dire alors, et à
ce propos, à Bonaparte lui-même :
«
Je vois ce que c’est, lui déclara-t-il en souriant : vous voulez
vous faire casser la petite fiole sur la tête. »
L’événement
donna raison à La Fayette. C’est pour pouvoir se faire oindre
empereur par le pape que Bonaparte fit ce Concordat qu’il fut le
seul à vouloir, que personne ne demandait, et qui déplut même aux
plus tièdes partisans de la Révolution, à tel point que, ni parmi
ses fonctionnaires, ni dans son plus intime entourage, le Premier
Consul ne put pas obtenir une seule approbation.
Le
sentiment de cette défaveur générale fut une des causes pour
lesquelles Bonaparte fit traîner si longtemps la négociation, avec
des incohérences, des saccades qui inquiétèrent le cardinal
Consalvi, plé-nipotentiaire romain, et, surtout au dernier moment,
lui firent craindre une rupture.
Enfin,
c’est fini, c’est signé, le 15 juillet 1801. « Ouf ! j’en ai
la co-lique ! », écrit à sa cour le cardinal Consalvi, harassé et
joyeux.
Et
dans une autre dépêche, du 27 juillet 1801, en chiffres, il écrit
:
«
…Tous les ministres des puissances étrangères ici présents, de
même que toutes les personnes de bien et instruites, considèrent la
conclusion du Concordat comme un vrai miracle, et particulièrement
qu’on l’ait pu conclure d’une manière si avantageuse qu’il
paraissait impossible, dans la situation actuelle des choses. »
Le
Premier Consul envoya au pape « une copie magnifique du Concordat,
sur parchemin, orné de différentes dorures, avec les lettres
initiales du peuple français brodées tout en or et en relief, et
muni du grand sceau de la République renfermé dans une capsule
d’argent do-ré. »
Quand
notre ambassadeur, le citoyen Cacault, remit cette copie au pape,
celui-ci mania avec attendrissement le parchemin et la capsule. Son
émotion fut telle que Cacault écrivit à Talleyrand : « Le
Saint-Père est dans l’agitation, l’inquiétude et le désir
d’une jeune épouse qui n’ose se réjouir du grand jour de son
mariage. »
Plus
tard, brutalisé par Bonaparte, le pape lui pardonna ces violences
par gratitude pour l’immense service que le Concordat avait rendu à
l’Église.
Et
cette gratitude, que rien n’altéra, qui survécut même à la
chute de l’empereur, cette gratitude joyeuse ou attendrie, le pape
Pie VII la légua à ses successeurs.
Léon
XIII, lui aussi, caresse allègrement le parchemin et la cap-sule, en
abaissant un regard paternel sur l’ambassadeur de la République
française, prosterné à quatre pattes devant lui.
Léon
XIII est heureux de cette union de l’Église romaine avec l’État
français. il aime tant la France ! il aime tant les signes monnayés
de notre piété ! Lisez son encyclique au clergé et aux catholiques
français, en date du 16 février 1892, il exulte, en style élégant,
« le pacte solennel et bilatéral » ; il défend aux fidèles de se
prononcer contre le Concordat, et si, fin politique, il n’insiste
pas, avec la naïveté de Pie VII, sur les avantages que l’Église
retire du Concordat, on voit bien qu’il tient au Concordat aussi
passionnément que Pie VII y tenait lui-même, et que sa seule
crainte, c’est de voir rompre un jour ce traité précieux.
Qu’importe
qu’il ;y ait eu, qu’il y ait encore des catholiques qui n’aiment
pas le Concordat ? Qu’importe que l’évêque actuel de La
Rochelle dise qu’il préfère la séparation ? Le pape seul a
qualité pour exprimer les sentiments de l’Église. Or, le pape
aime le Concordat. Donc, l’Église aime le Concordat. Ces larmes
que vous voyez en ce moment sur la figure de l’Église, ce sont des
larmes d’amour – d’amour pour les beaux yeux de la cassette du
peuple français.
(Aurore
du
2 juin 1903.)
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