DERNIERS
ECHOS DE LA CROISADE CONTRE LE
DARWINISME.
L'AFFAIRE SCPOPES.
Le
procès du darwinisme avait été engagé avant le darwinisme même.
Avec celui-ci il est entré dans une voie aiguë. Il dure encore. La
croisade contre l'origine simiesque de l'homme se continue chez les
bourgeois bien pensants, rentés, assis, par l'entremise de leurs
prêtres, de leurs moralistes et de leurs politiciens. Il n'est pas
de théorie qui n'ait été plus mal comprise que le darwinisme, et
qui n'ait été combattue avec d'aussi piètres arguments. Le procès
engagé depuis plus d'un siècle entre Moïse et Darwin est un des
moments de la lutte éternelle que se livrent l'esprit
de mensonge et l'esprit de vérité. Darwin n'a dû qu'à sa prudence
et à sa modération
d'avoir la vie sauve.
On
croyait qu'enfin le darwinisme, après une mise au point qui le
plaçait au nombre des hypothèses fécondes de la science n'allait
plus être discuté. On comptait sans le fanatisme, qui ne désarme
jamais. Il est comme le feu, qui couve sous la cendre. On pensait
close la lutte, lorsqu'elle a repris de plus belle, avec une extrême
violence. Si tous les esprits sérieux ont accepté le darwinisme, en
le corrigeant, le complétant ou le dépassant, les esprits
rétrogrades voient toujours dans cette doctrine une doctrine
diabolique, immorale et pernicieuse. Nous en avons eu récemment une
preuve éclatante dans un procès intenté en Amérique à un jeune
professeur. Ce procès a couvert de ridicule ceux qui l'ont provoqué,
et il faut espérer qu'après cette expérience la bêtise ne
récidivera plus. Elle a donné toute sa mesure. Jamais les
adversaires du transformisme ne s'étaient montrés aussi plats, en
pensées, en paroles et en actes. On voulut frapper un grand coup.
L'Amérique, pays de bluff, se chargea de la besogne. La Croisade
contre la théorie de l'évolution a eu cette fois pour théâtre le
nouveau monde avec, pour chef, un politicien du nom de Bryan, ancien
secrétaire d'Etat du cabinet Wilson. Le père du régime sec n'a
guère brillé dans cette affaire. Se présentant, pour la quatrième
fois à la Présidence des Etats-Unis, ce singulier homme d'Etat
avait cherché par tous les moyens d’attirer sur lui l'attention,
s'efforçant de provoquer de l'agitation dans le pays de Carlyle et
de Walt Whitman. Il voulait essayer de déclencher un mouvement
religieux « afin d'introduire la Bible dans la Constitution
américaine ». Il tenta de faire les élections sur le dos du
darwinisme, mêlant stupidement la religion et la politique à la
science. L'antiévolutionnisme était devenu un mot d'ordre
électoral, La bataille allait s'engager entre évolutionnistes et
antiévolutionnistes! William J. Bryan espérait bien faire triompher
sur son nom la sainte cause de la Bible. Il pensait que l'incohérence
du suffrage universel déciderait de quel côté est la vérité. Un
procès fut intenté dans la libre Amérique au professeur John
Scopes, coupable du crime de darwinisme. Il était accusé d'avoir
violé la constitution de l'Etat du Tennessee en enseignant la
doctrine de l'évolution, proscrite au nom de la Bible par ces braves
protestants. Bryan se porta partie civile contre lui et se montra le
plus enragé des antidarwinistes. C'est lui qui, en réalité,
dirigeait les débats. Ce qui ne lui profita guère, car cet apôtre
de la tempérance mourut d'indigestion, dans la ville même où avait
lieu le procès. Le meilleur champion de cette mauvaise cause fut
frappé en pleine bataille (en quoi Dieu, d'où il descend, se montra
fort ingrat, en le faisant remonter au ciel). Si ces pudiques
protestants avaient été tant soi peu logiques, ils auraient dû
voir dans cette mort que Dieu même ne pactisait pas avec leurs
gesticulations. Ce procès vaut d'être rappelé ici, en détail, car
il est toujours bon de montrer à l'oeuvre le fanatisme et de
dénoncer les petits moyens qu'il emploie. Le procès du darwinisme,
du transformisme et de l'évolutionnisme réunis eut lieu à Dayton
(Ohio), que des plaisants qualifièrent à cette occasion de
Monkeyville (Ville des Singes). Le candidat des démocrates, battu
deux fois aux élections présidentielles par Mac Kinley, et une fois
par Caft, n'avait rompu le silence après une vie mouvementée que
pour se ridiculiser dans le procès Dayton. Pour Bryan, politicien
roublard, à la mentalité étroite, l'affaire Scopes n'était qu'un
moyen de réclame en vue des élections, l'occasion cherchée depuis
longtemps, de prendre la défense des gens de la campagne contre ceux
de la ville. Ce procès, sorte d'affaire Dreyfus de la science, dura
du 11 au 21 juillet 1925 Le maniaque Bryan, affirmait sans sourciller
que « les savants qui prétendent que nous descendons du singe sont
des individus malhonnêtes ». Il n'y avait qu'à s’incliner.
L'homme qui avait donné sa démission de secrétaire d'Etat lorsque
Wilson protesta contre la guerre sous-marine, était l'auteur de deux
ouvrages pauvres d’idées et de style, dans lesquels il avait déjà
combattu la doctrine de l'évolution : « La menace du Darwinisme
(1917) et la Bible et ses ennemis (1918) ». Enhardi par ses
triomphes précédents, il déclarait avec emphase que « cette
guerre n'engage pas seulement l'église orthodoxe, mais la Religion
elle-même. C'est une guerre jusqu'au bout, ajoutait le nouveau
Pierre l'Ermite. Toutes les églises sont engagées, parce qu'une
fois l'autorité du verbe divin détruite, il n'y aura aucun besoin
d’églises ou de prêtres. Tout le monde ira au cinéma au lieu
d'aller au temple ». On se demande où serait le mal, si le cinéma
aidait à dissiper toutes les superstitions. En vérité, étrange
procès qui mit de nouveau aux prises le fanatisme et la pensée
libre. Naturellement la presse réactionnaire du monde entier en
profita pour prendre fait et cause pour Bryan et condamner une fois
de plus l'évolutionnisme. Elle sauva encore une fois l'honneur des
bourgeois qui ne peuvent, en aucune manière, descendre du singe. Le
Tennessee est un des endroits du monde, après la France, où il y a
le plus d'illettrés (on peut savoir lire, et n'être qu'un
illettré!) Si les gens du Tennessee pratiquent la culture, ce n'est
point celle des idées. La Bible est le seul livre qu'aient jamais lu
les montagnards de ce pays. Elle résume pour eux toute la
civilisation! Le jeune romancier américain Floyd Dell, l'auteur d'Un
Phénomène, homme d'un rare courage et d'un mérite non moins rare,
caractère indomptable, comme l'un de ses héros, Félix Fay, a
affirmé, leur faisant trop d'honneur, que « les gens de Tennessee
sont les restes fossilisés de périodes évanouies ». Pour « ces
montagnards arriérés », l'évolution est une invention du diable,
et ils croient qu'elle sert les desseins du capitalisme. Les jeunes
filles, faites à l'image de Dieu, portaient des rubans brodés sur
lesquels on lisait : « Vous ne ferez pas de nous des guenons! » La
petite ville de Dayton devint aussitôt célèbre : on y vit affluer
les amateurs de sensations rares, les opérateurs de cinéma, les
photographes et les reporters. Ce fut un champ de bataille où
s'affrontèrent deux conceptions de la vie diamétralement opposées
: la conception autoritaire et la conception libertaire. Singulier
procès, qui montre à quel point la réaction a peur de la vérité
et s'efforce, par tous les moyens, de l'étouffer. Les noms des douze
jurés furent tirés au sort par un enfant de deux ans. Ces jurés,
parmi lesquels figuraient six baptistes, un analphabète, un
méthodiste et un maître d'école, n'assistèrent pas aux débats,
le juge ayant demandé leur exclusion (ils déambulaient pendant ce
temps à travers la ville). Ce juge, du nom de Raulston, un nom à
retenir, qui était lui-même un des plus ardents adversaires du
darwinisme (il avait eu soin de se munir d'une Bible et d'un
dictionnaire avant de présider) déclara, après les prières
traditionnelles, que les jurés avaient à dire si M. Scopes a, ou
non, violé la loi du Tennessee qui défend d'enseigner les doctrines
de l'évolution, et non pas de juger cette loi elle-même. C'était
étrangler les débats! Ceux-ci furent, comme toujours, une parodie
de la justice. Ils ne furent pas publics, afin d'empêcher les idées
de pénétrer dans les consciences, le tribunal ayant exigé que les
arguments de la défense fussent présentés par écrit. « La
question ne sera pas posée », fut invoquée ici comme dans les
tribunaux militaires. Le fanatisme alla si loin que les adeptes de
l'Eglise méthodiste menacèrent d'expulser un docteur qui voulait
exposer les théories évolutionnistes. On ne veut même pas entendre
la défense. Elle est là pour la forme. C'est le moyen classique de
toute bourgeoisie, catholique, protestante ou juive, de tous les
Etats, quels qu'ils soient... Le Juge refusa d'entendre les savants
cités comme témoins, car, disait Bryan, qui s'efforçait de
légitimer la décision du tribunal « les savants étrangers ne
peuvent pas venir empoisonner les enfants du Tennessee ... ». Et
l'illustre bimétalliste vitupéra pendant deux heures « contre les
hérétiques de l'évolution qui discutent le miracle de la naissance
du Christ et nient tout le surnaturel de la Bible ». Pour Bryan, les
avocats de Scopes étaient des « assassins », et Nietzsche était
responsable du « meurtre spirituel moderne ». On voit à quelles
stupidités on aboutit quand on mêle la science à la politique et à
la religion. Le célèbre avocat Clarence Darrow et le féministe
Malone avaient offert gratuitement leurs services à la défense
(même en Amérique, pays des dollars, il y a des gens
désintéressés). L'avocat, que Bryan avait représenté comme celui
du Diable, réussit malgré tout à faire le procès du
christianisme, auteur des guerres les plus meurtrières, et riposta
en ces termes à Bryan : « Je crois que M. Bryan est bien
prétentieux de dire que Dieu est fait à son image et qu'on n'a qu'à
agrandir sa photo pour obtenir celle de Dieu ». La défense ajouta
(audience du 14 juillet) « que la théorie selon laquelle le soleil,
et non la terre, est le centre de l'Univers, va aussi à l'encontre
de la Bible » et que d'ailleurs la théorie de Darwin concernant
l'évolution est elle-même imprécise. Les débats se poursuivirent
à l'extérieur, avec plus de liberté pour la défense. Voici l'un
des arguments fournis par Bryan contre la « cruauté de
l'évolutionnisme : Si l'animal descend du même royaume que l'homme,
nous sommes des meurtriers lorsque nous tuons une mouche, et des
cannibales lorsque nous mangeons la chair des mammifères ». A ce
sujet, il' n'avait peut-être pas tort. Mais les autres arguments
n'offraient point la même sagesse. Le même Bryan voulait fonder une
« Université » que fréquenteraient les étudiants qui refusent de
connaître les théories de Darwin. On ne veut même pas savoir : on
nie sans connaître le premier mot d'une théorie. Quand les savants
apportèrent leur témoignage, Raulston fit sortir les membres du
jury, ce qui était une singulière façon d'éclairer leur religion.
Le journaliste Mencken, qui avait décrit les débats avec humour,
fut hué par la foule, et ne dut qu'à son sang-froid de ne pas être
déshabillé, et enduit de goudron, roulé dans un tas de plumes,
puis promené dans ce costume à travers la ville. On se serait cru
en plein moyen-âge. On alla jusqu'à révoquer de ses fonctions de
professeur de mathématiques dans l'état de Kentucky la soeur de
Scopes, coupable d'avoir refusé de déclarer à la direction de son
Lycée qu'elle ne croyait pas à l’évolution. Le procès de
Monkeyville donna lieu à de multiples incidents, comiques ou
tragiques. On vit des écoliers, stylés pour la circonstance, venir
témoigner contre leur professeur. L'un d'eux fit cette déposition,
résumant, en se dandinant, l'enseignement de son maître : « La
terre avait été brûlante, peu à peu elle se refroidit, alors la
mer forma un petit animal à cellule unique, qui évolua et devint
l'homme, M. Scopes nous a classés avec les chats, les chiens, les
singes, les vaches et autres animaux. Il a dit que nous avions tous
des mamelles ». A ce mot de « mamelles » les mères de famille se
voilèrent la face et firent sortir leurs filles, précaution bien
inutile, car un haut-parleur proclamait sans pitié la vérité, que
les chastes oreilles recueillaient avidement (17 juillet). Autre
détail amusant : les sectes se chamaillèrent à propos des prières.
Les clergymen de l'Eglise moderniste déclarèrent qu'un pasteur
fondamentaliste, ne jouissant d'aucun crédit auprès de Dieu, ne
devait pas dire la prière, et ce fut un membre de l'Eglise
unitarienne, qualifié d'infidèle par les fondamentalistes, qui
jouit de cet honneur insigne. On vit un dresseur de singes faire de
la propagande antiévolutionniste en exhibant plusieurs de ces
animaux qui, déclarait-il, « descendent de l'homme ». Les diseurs
de bonne aventure et les charlatans s'en mêlèrent et l'on entendit
un « champion de Dieu » offrir moyennant 40 dollars de mettre
n'importe qui en relations avec le Seigneur. Il y eut mieux : Dayton
ayant abrité des athées, Dieu se vengea en infectant l'eau potable,
ce qui provoqua une épidémie. Le typhus fit ses ravages, le plafond
s’écroula sur le tribunal, les escaliers sous le poids du public.
Les gens devenaient fous à Dayton. Enfin, celui qui avait provoqué
tous ces incidents, mourut subitement le 26 juillet d'avoir trop
mangé (il avait absorbé un copieux repas où figuraient, entre
autres, du boeuf rôti, des épis de maïs et des pommes de terre,
cinq entremets glacés, sept grands verres de thé glacés et deux
tasses de café!) Le président du conseil municipal de Dayton
ordonna aux habitants de mettre les drapeaux en berne en l'honneur du
« premier citoyen du monde entier ». Résultat de cette campagne
maladroite et ridicule : l'instituteur Scopes fut condamné par le
tribunal de Dayton à une amende de cent dollars (2.100 Fr.), comme
n'ayant pas le droit, en tant que professeur dans une école de
l'Etat, d'enseigner des doctrines qui ne sont pas reconnues par
l'Etat, ni d'exposer à des contribuables une théorie qui leur
répugne, étant payé par eux, etc. ... Bien entendu, il interjeta
appel. L'éteignoir est un des moyens « légaux» de propager
l'instruction : on refuse d'exposer toutes les thèses : tel est
l'enseignement idéal. Et l'on vient dire après cela qu'il n'y a
point d'enseignement d'Etat et que l'Etat est neutre! Combien d'Etats
d'Europe (petits ou grands), sont dignes de celui du Tennessee, sous
ce rapport comme sous beaucoup d'autres! L'avocat lui-même de Scopes
connut les bienfaits d'un tel régime. A la dernière audience (21
juillet), le juge, peu suspect, on l'a vu, d’impartialité, après
avoir annoncé qu'il avait été saisi de plusieurs pétitions lui
demandant de défendre la dignité du tribunal, infligea une amende
de 5.000 dollars à Carence Darrow, comme ayant manqué
d'impartialité, somme qui dut être immédiatement versée, sous
peine d'emprisonnement. Darrow n'était-il pas, d'après l'illustre
Bryan « le militant antichrétien le plus actif du pays? » Cela
valait bien une amende plus sévère que celle de John Scopes. La
farce du procès Dayton était terminée. Malgré cette condamnation
prévue, le procès de Dayton se termina à l'avantage des
darwinistes. Son utilité a été de nous montrer une fois de plus
quels pitoyables arguments emploie le fanatisme, depuis Socrate
jusqu'à Darwin, en passant par. Galilée et tant d'autres, pour
étouffer la vérité. Mais comme dans tout procès où l'iniquité
et la bêtise jouent le principal rôle, on peut dire à propos de
celui de Dayton, au sujet de la vérité scientifique : «
L'évolution est en marche, rien ne l'arrêtera plus ». Le procès
de Dayton a servi les idées vivantes en les propageant dans les
coins les plus reculés d'Amérique et d'Europe. Il a, selon
l'expression de Floyd Dell, « porté un rude coup à la sottise et à
l'intolérance humaines ». En effet, de même que lorsque la justice
bourgeoise condamne un livre sous un prétexte quelconque, tout le
monde l'achète, tous les ouvrages de Darwin furent vendus à des
milliers d'exemplaires. Les libraires, comme les aubergistes de
Dayton, y trouvèrent leur compte. Ainsi, les adversaires de
l'évolution obtinrent-ils un résultat contraire à celui qu'ils
poursuivaient. Néanmoins, comme le déclarait Floyd Dell à un
journaliste, les Américains cultivés conçurent de cette affaire «
plutôt que de l'indignation une sorte de tristesse amère, et ils
dissimulèrent sous le rire et la plaisanterie leur dégoût et leur
colère ». Un membre du cabinet du président Coolidge, fort ennuyé
de cette affaire qui divisait l'Amérique en deux camps, déclara que
« l'évolution n'était pas en contradiction avec les enseignements
de la Bible, car elle présupposait un plan dans l'organisation du
monde ». L'affaire Scopes avait été une affaire politique. Mais
elle dépassait de beaucoup ces mesquineries. Elle mettait en conflit
deux idées, deux morales, deux philosophies. Elle était un symbole,
le symbole de l'ignorance et de l'erreur dressées contre l'esprit
critique. Deux camps se formèrent (heureusement pour l'Amérique il
se trouva des esprits pour se ranger aux côtés des « scélérats »
qui osaient affirmer que l'homme descend du singe. Sans quoi le
professeur Scopes eut subi le sort réservé à Sacco et Vanzetti).
Cependant l'intolérance et le fanatisme ne désarmèrent pas. Le
coup de Dayton n'ayant pas réussi, les adversaires de l'évolution
durent trouver autre chose. Le secrétaire du gouvernement découvrit
quelque part une vieille loi « interdisant de dilapider les fonds
électoraux pour l'enseignement des sciences contraires aux
enseignements de la Bible », et là-dessus on ne parla rien moins
que d'interdire dans le district de Washington « l'enseignement des
théories de l'évolution et autres » et dans toutes les écoles
d'Amérique l'enseignement de la chimie, de la physique, de
l'anthropologie, de l'astronomie et de la philosophie par-dessus le
marché. Ce singulier secrétaire qui répond au nom de Loren S.
Wittner - autre nom à retenir dans les annales de l'obscurantisme -,
déclarait dans un rapport adressé à la Cour suprême de Justice
que « l'enseignement de la biologie doit être interdit parce qu'il
est en contradiction avec l'histoire de la Bible sur les origines de
l'homme et qu'il prétend que les organismes se décomposent après
la mort, tandis que la Bible parle de résurrection au jour du
Jugement dernier ; que l'enseignement de la chimie doit être
interdit parce qu'il prétend qu'une matière ne peut pas se
transformer en une autre, tandis que la Bible dit que Christ changea
du vin en eau et Dieu la femme de Loth en une colonne de sel ».
L'enseignement de la physique est également
contraire
à celui de la Bible, de même celui de l'astronomie, qui prétend
que le Soleil est le centre de l'Univers, tandis que d'après la
Bible, la terre, créée quatre jours avant le soleil, est le centre
du monde. L'enseignement de la philologie est également à rejeter,
car elle enseigne l'évolution des langues depuis leur origine, alors
que la Bible les fait remonter à la Tour de Babel. Notez que cet
inénarrable secrétaire, fier de sa trouvaille qui lui permettait
d'interdire l'enseignement des sciences « irrespectueuses pour la
Bible », demandait que les professeurs de chimie, de physique,
d'anthropologie et de biologie soient suspendus de leurs fonctions.
Pour aboutir à ce résultat, il ne craignit pas de faire subir une
entorse à la loi. C'était complet! Mais ce qu'il y a de plus
extraordinaire dans son cas, c'est que Wittner, qui se disait «
athée convaincu », prétendait avoir agi par « pur patriotisme ».
Le patriotisme va de pair avec la bêtise. Le rapport de Wittner
causa un certain trouble dans les milieux éclairés américains. A
la suite de ce rapport, six Etats interdirent l'enseignement des
théories évolutionnistes sur leur territoire. En somme, dans les
Etats de l'Oklahoma, du Mississipi, de Tennessee, dans le Texas, où
« aucun fidèle, athée, ou agnostique, ne peut remplir aucune
fonction dans l'Université », dans la Caroline du Nord, et dans une
foule d'autres Etats où des projets de lois antiévolutionnistes
étaient à l'étude (Floride, Kentucky, etc.), le mot évolution fut
effacé des livres, des écoles, et l'enseignement de la Bible
recommandé ou rendu obligatoire (on explique la Bible dans 48
Etats).
D'après
les fondamentalistes ou partisans de l'origine divine de l'homme, les
évolutionnistes « écartent l'Adam de la Genèse pour le remplacer
par le squelette du Musée Métropolitain, rajusté par de soi-disant
savants aux os de singe », « l'enseignement de l'athéisme,
camouflé du nom de science, c'est de la contrefaçon frauduleuse »,
etc. Pour ces fanatiques, la vaccination viole les lois de Dieu, et
se laver le derrière est un crime. L'ignorantisme et
l'obscurantisme des protestants valent bien ceux des catholiques qui
déraisonnent à propos des miracles de Lourdes et autres.
Le
Ku-Klux-Klan, cette Association de malfaiteurs, crut bon, dans un but
de réclame, de prendre part aux débats, un an après le procès de
Dayton. Il s'est prononcé contre le darwinisme, annonçant qu'il le
combattrait par tous les moyens, y compris le crime. Cependant, même
au sein du Ku-Klux-Klan, il n'y a pas que des imbéciles, et une
scission s'est produite, un des principaux organisateurs de cette
Société, M. E. J. Clarke, d'Atlanta, ayant désapprouvé cette
décision grotesque, et formé une nouvelle Société qui admet
l'enseignement libre des théories darwiniennes et accepte dans son
sein tous les cultes. Conclusion. - Les adversaires du darwinisme ont
vite fait de voir en lui « une doctrine qui s'effondre », alors que
rectifiée et élargie, elle est plus solide que jamais. Les
géologues, paléontologistes, anthropologistes, biologistes et
préhistoriens sont aujourd'hui convaincus - sauf M. de Lapparent,
dernier survivant du créationnisme - qu'il existe un ou plusieurs
intermédiaires entre les grands singes anthropomorphes et l'homme,
et que celui-ci descend d'eux directement ou indirectement. C'est
l'opinion de Marcelin Boule, dans ses « Hommes Fossiles », et aussi
de Verneau qui, dans son dernier ouvrage « Les Origines de
l'Humanité » (1926), est fondé à écrire : « Les liens de
parenté se resserrent et se précisent à tel point que le nombre
des savants qui les niaient naguère diminue de jour en jour. Les uns
admettent que les premiers êtres humains descendent en ligne directe
de ces singes anthropomorphes, les autres inclinent à croire que ces
singes et l'homme sont issus d'une souche commune qu'il faudrait
rechercher plus loin dans le passé. De toute façon, l'Humanité
n'en aurait pas moins une origine mienne ». Que peuvent les
adversaires du darwinisme, contre les preuves que nous apportent les
géologues, sur l'ancienneté de certaines roches recélant des
fossiles? Plus ou moins habilement les partisans de la Bible essaient
de concilier la science et la foi. Le transformisme ne serait plus en
désaccord avec la religion (Albert Gaudry, savant catholique, était
sincère en l'affirmant). Voici que l'abbé Moreux doute aussi de la
valeur des textes sacrés : « On objecte la chronologie biblique,
mais la Bible ne nous offre aucun élément de cette nature. Les
chiffres que l'on y trouve, ce n'est un secret pour personne, ont été
matériellement altérés par les copistes et diffèrent suivant les
manuscrits ; il est donc impossible de se baser sur ces documents
pour en faire le point de départ d'une théorie quelconque » (D'où
venons-nous ?). D'après la Bible, Dieu aurait créé le monde en six
jours, il n'y a guère plus de six mille ans. Comme les géologues
ont démontré que la formation du monde a duré des milliers de
siècles, les partisans de la genèse répondent que le mot « jour »
n'a plus ici sa signification habituelle : il ne s'agit plus de 24
heures, mais de millénaires. Finalement, Moïse et Darwin, sont du
même avis : Dieu a créé l'homme le sixième jour, après les
autres espèces. On ne voit vraiment pas pourquoi les
fondamentalistes américains, français, anglais ou autres, en
veulent tant à ce pauvre Darwin. L'auteur de 1'« Origine des
Espèces », loin de contredire celui de la Bible, lui apporte son
témoignage. L'homme de Darwin, comme celui de Moïse, est le dernier
venu de la création. Pour l'un comme pour l'autre, il est le plus
parfait de tous les êtres. La solution darwinienne est par certains
côtés une solution religieuse. On peut objecter au savant anglais
que, loin d'être le dernier venu parmi les animaux, l'homme est
beaucoup plus ancien que la plupart d'entre eux, ses caractères
intellectuels ne suffisant pas pour le placer le dernier de tous. Il
n'est pas si jeune qu'on le prétend. L'homme, qui fait partie du
groupe des primates, a sa place parmi les grands singes « dont il
est d'ailleurs un type extrêmement perfectionné» (Rémy de
Gourmont). Mais une espèce animale étant d'autant plus récente que
sa température est plus élevée, les oiseaux ont fait leur
apparition après l'homme. Cette dernière théorie - qui élargit
l'évolution – est elle-même discutable. En résumé, que l'homme
soit ou ne soit pas le dernier des êtres vivants, qu'il descende ou
non du singe (et pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à ce
qu'il ait pour ancêtres les grands singes anthropomorphes du
tertiaire, comme j'essaye de le montrer dans ma « Philosophie de la
Préhistoire » (janvier 1927), cessons de considérer le primate
plus ou moins civilisé que constitue l'homme actuel comme le
chérubin de la nature. L'homme n'est pas une exception dans
l'univers, le monde n'a pas été créé pour lui. Il ne saurait
constituer le terme final de l'évolution. Après l'homme, coopérons
que naîtra le surhomme qui vivra sans lois et sans morale. Concluons
avec Rémy de Gourmont, en remplaçant toutefois le mot « créateur
» par le mot « nature », encore enveloppé, il est vrai de
mysticisme chez certains auteurs : « Sans doute, l'homme continuera
toujours à dominer de très haut le reste du règne animal, mais il
est impossible de le considérer comme la dernière pensée du
créateur ».
-GÉRARD
DELACAZE-DUTHIERS
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