Quelque
conception qu'on ait de ce que les adeptes des religions diverses
appellent « Dieu », le geste créateur qu'on attribue à l'Être
suprême et éternel, « tirant du néant l'Univers et créant toutes
choses de rien » est d'une insoutenable absurdité. Et, dans cet
ouvrage destiné à arracher l'esprit humain aux croyances sans
fondement et aux préjugés qui nous viennent des siècles
d'ignorance d'où nous sommes issus, il me paraît indispensable
d'établir fortement l'impossibilité de la création ex-nihilo.
Ouvrez un de ces petits livres que doivent apprendre par coeur les
enfants qui s'apprêtent à faire leur première communion : c'est le
catéchisme, c'est-à-dire le résumé des Vérités
fondamentales
sur lesquelles repose toute la Doctrine catholique. À la première
page, vous lirez cette question : « Qu'est-ce que Dieu ? » suivie
de cette réponse : « Dieu est un Être éternel, infini, tout
puissant, qui a fait toutes choses de rien. » Je vous abandonne le
récit que nous fait la Genèse des conditions et de l'ordre dans
lesquels Dieu créa le Monde en six jours. J'aurais évidemment beau
jeu à éplucher ce récit et à en démontrer l'invraisemblance et
les erreurs. Cette discussion ne serait ni dépourvue d'intérêt, ni
dénuée de valeur ; car, somme toute, cet exposé de la création en
six jours est contenu dans les Écritures. Les Écritures (ancien et
nouveau Testament) nous sont
présentées
par l'Église comme contenant la parole de Dieu et, s'il est un point
sur lequel le Créateur de toutes choses ne doit pas, ne peut pas se
tromper, c'est certainement le récit de la création ellemême,
puisqu'il en est l'auteur. Mais si je démontre que Dieu n'a pas
créé, qu'il n'a pas pu créer, qu'il est absurde de croire au geste
créateur, ne devient-il pas inutile de porter le débat sur les
détails et circonstances de ce geste ? Ne deviendra-t-il pas évident
que, s'il y a erreur ou mensonge sur la création elle-même, il y a,
à plus forte raison, erreur ou mensonge, sur les conditions dans
lesquelles cette création se serait accomplie ? Or, je dis que créer
est impossible et qu'un être raisonnable ne peut pas admettre la
possibilité du geste créateur. Qu'est-ce que « créer » ?
Définissons ce mot ; fixons-en clairement l'exacte signification.
Que faut-il entendre par ce terme : créer ? Prendre des matériaux
épars, séparés, les aller chercher ici et là, en saisir à droite
et à gauche ; puis, en vertu de certains principes connus et en
application de certaines règles expérimentées, les rapprocher, les
grouper, les associer, les ajuster, de façon à en former un objet
déterminé, est-ce créer ? S'emparer de certaines idées,
impressions, souvenirs, bruits, images, couleurs, qu'on trouve,
confus en un ou plusieurs cerveaux, pèle-mêle dans les livres et
les musées ; puis comparer, associer, opposer ces divers éléments,
de façon à en faire jaillir une idée nouvelle ou à en extraire
une théorie ou une technique encore inédites est-ce créer ? Mettre
de l'ordre dans ce qui est désordonné, introduire de la symétrie
dans ce qui est chaotique, ranger sur une ligne droite ce qui est un
indéchiffrable entassement de lignes qui s'entrecroisent, diriger
vers un but précis et employer à une fin déterminée ce qui ne
paraît avoir ni fin, ni but ; est-ce créer ? Non, cela n'est pas
créer.
Le
mot créer est un de ces termes dont, à la longue, on a copieusement
abusé pour exprimer un tas de choses qui n'en sont pas moins
totalement étrangères à l'idée qu'implique l'expression « créer
». Ne s'est-on pas avisé de dire d'un grand couturier ou d'une
modiste réputée qu'ils ont créé tel modèle ou tel genre ?
Qu'ont-ils fait ? Ils ont fouillé dans les archives, ils ont
consulté les ouvrages de la partie, ils ont comparé, ils se sont
inspirés des goûts récents, ils ont tenu compte des tissus et des
ornements qui se marient le plus agréablement, ils ont supprimé
ceci et introduit cela,
ils
ont ajouté ici et diminué là ; ils ont interrogé leur personnel
et leur clientèle ; ils se sont renseignés sur le genre et le
modèle qu'allaient lancer leurs concurrents ; ils ont fait des
chiffres, afin de savoir quel serait le profit. Enfin, ils ont fait
sortir de toutes ces opérations un genre ou un modèle. Peut-on dire
qu'ils ont créé ? ― Non.
On
a vu des comédiens, des cabots et des danseuses décorés
pompeusement du nom de « créateurs », parce que les premiers
avaient campé autrement que leurs prédécesseurs un personnage
classique ou introduit dans le nouveau répertoire un type encore
inédit, parce que les seconds avaient apporté sur la scène une
mimique inconnue et les dernières un pas, un saut ou un balancement
nouveaux. Peut-on dire qu'ils ont créé ? ― Non. De tel savant, on
a dit qu'il est le créateur de telle science ou de telle branche de
celle-ci. Qu'a fait ce savant illustre ? Il a puisé dans les travaux
et les recherches de ses prédécesseurs ; il a mis à profit les
expériences, les investigations auxquelles se livrent ses
contemporains ; il a multiplié les observations et les fouilles ; il
a prolongé les résultats acquis ; il a bifurqué aux endroits où
ses confrères s'étaient arrêtés et son labeur persévérant l'a
mis un jour en face d'une possibilité nouvelle, d'un champ
d'expérience inexploré. Il s'y est avancé le premier et il a
attaché son nom à un procédé, à une méthode, à une
particularité de la science. A t-il véritablement créé ? ― Non.
Tel
homme d'État, placé à la direction d'un royaume ou à
l'administration d'une république, a, pour consolider le pouvoir,
étendre sa domination ou améliorer le sort de la population, ajouté
une institution à celles qui existaient déjà ; il a supprimé un
rouage de manipulation lente et massive et lui a substitué un rouage
plus souple et d'effet plus rapide. On dit de cet homme d'État qu'il
a créé ce rouage, cette Institution. Le terme est-il exact ?
S'applique-t-il à l'opération dont il s'agit ? A-t-il véritablement
créé la dite Institution ? Ne l'a-t-il pas plutôt et tout
simplement fondée
C'est
surtout lorsqu'il s'agit des artistes et des chefs-d'oeuvre dus à la
magnificence de leurs inspirations qu'on se sert couramment du mot «
création ». Sculpture, peinture, architecture, musique, poésie,
littérature, je vous accorde que des oeuvres superbes ont élevé
ces arts jusqu'aux nues, que la Forme et la Beauté ont trouvé dans
certains hommes un souffle génial et à l'exécution prestigieuse,
d'incomparables traducteurs. Mais qu'eussent-ils fait et
qu'eussent-ils pu faire si leur cerveau admirable ne s'était pas au
préalable peuplé des idées, des sensations, des souvenirs, des
connaissances, des comparaisons, fournis par la diversité des Écoles
; si leur génie, nourri, fortifié, soulevé par la contemplation de
ces richesses intellectuelles et de ces trésors artistiques, n'avait
pas emprunté à ce fonds inépuisable les matériaux indispensables
à l'extériorisation de leurs sublimes édifications intérieures ?
Dès lors, peut-on appeler leurs oeuvres « Créations » ? ― Non.
J'admire, oui, j'admire, je vénère et j'aime ces savants illustres
qui, par une divination prodigieuse et un labeur opiniâtre, ont
étendu de génération en génération le domaine du savoir ;
j'admire oui, j'admire, je vénère et j'aime ces merveilleux
artistes qui ont élevé jusqu'au sublime et presque jusqu'à la
perfection l'expression de la Beauté. Mais, cet hommage rendu aux
sommités de l'Art et de la Science, je reviens à ma question : ces
hommes ont-ils créé ? Et je réponds par la négative. Mais alors,
qu'est-ce que créer ? J'avoue qu'une définition n'est pas chose
facile, quand il s'agit de donner un sens à une expression qui n'en
possède aucun. On n'explique pas l'inexplicable ; on ne définit pas
l'indéfinissable ; aussi me trouvé-je fort embarrassé de dire ce
que signifie, au juste et sans ambiguïté le terme créer.
Sans le secours de ce petit catéchisme que j'ai fort heureusement
sous la main, je ne sais s'il me serait possible de sortir
d'embarras. Je consulte cet oracle et le voici qui me répond : «
Dieu est un Être éternel, infini, tout puissant, qui a fait
toutes choses de rien. » Maintenant, j'y suis. Je ne dis pas que
je comprends : on ne comprend pas l'incompréhensible ; mais je dis
que j'y suis ; c'est-àdire que je tiens une définition du mot
créer. Créer, ce serait (remarquez que je dis ce
serait et non c'est) faire quelque chose avec rien du
tout, tirer quelque chose de rien du tout, appeler le néant à
l'être. Imaginez les combinaisons les plus ingénieuses, les
grossissements les plus fantastiques, les multiplications les plus
fabuleuses ; faites sortir d'un gland le chêne le plus majestueux ;
tirez d'une unité les totaux les plus élevés ; amenez un grain de
poussière à la formation d'un continent ; aucune de ces opérations
ne nous donnera l'idée de ce que ce serait que créer, aucune ne
pourrait même nous rapprocher de cette idée : un gland, c'est
petit, une unité, c'est peu, un grain de poussière, ce n'est
presque rien : cela n'empêche qu'un grain de poussière, une unité,
un gland, c est toute de même quelque chose et créer ― le
catéchisme nous l'enseigne ― c'est faire quelque chose de rien,
c'est tirer du néant. Remarquez que le miracle de la création
du Monde n'est pas dans le fait ― déjà surprenant en soi ― que,
avec rien du tout, Dieu ait pu créer un Univers dont les dimensions
sont telles qu'après avoir multiplié les chiffres les plus fabuleux
par les chiffres les plus fantastiques et après avoir pris le
total de cette multiplication pour la plus infime unité de mesure,
il reste impossible de fixer ces dimensions ; le miracle réside
dans le fait de faire quelque chose, et si peu que ce soit,
avec rien du tout ; le miracle est donc dans la création elle-même
et non dans l'étendue ou le volume de la chose créée. Et lorsque
les théologiens attirent notre attention sur l'immensité
incalculable de l'Univers, c'est ― soyez-en persuadés ― pour
nous faire perdre de vue l'impossibilité du petit (l'unité) par le
mirage fantastique du grand (le nombre). Observez encore qu'il y a
cent fois, mille fois, des milliards et des milliards de fois plus
loin du néant au grain de poussière que du grain de poussière à
la totalité des Univers existants ou pouvant exister. Avec rien on
ne fait rien, on ne peut rien faire ; de rien on ne fait rien, on ne
peut rien faire et l'inoubliable aphorisme de Lucrèce : ex nihilo
nihil, demeure l'expression d'une certitude indéniable et d'une
évidence manifeste. Je pense qu'on chercherait en vain une personne
douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on
puisse tirer quelque chose et qu'avec rien il soit possible de faire
quelque chose. En conséquence l'hypothèse d'un Dieu Créateur est
absurde ; la raison la repousse comme inadmissible. Je ne suppose pas
que les gens d'Église soient tous frappés d'aliénation mentale ;
je dirai même qu'il y a eu et qu'il y a encore parmi eux des hommes
d'une belle intelligence et d'une enviable lucidité. La foi ne peut
pas les aveugler au point de leur faire méconnaître l'impossibilité
de la Création. D'où vient donc que, non seulement, ils l'admettent
quoique impossible, mais encore l'affirment comme hors de conteste ?
Car pour eux, du moins à les entendre, c'est une de ces vérités
qui se passent de démonstration, une de ces certitudes axiomatiques
qui s'imposent d'elles-mêmes, sans qu'il soit utile de l'accompagner
d'une preuve quelconque. Je conçois que cette absence d'examen soit
un procédé fort commode, puisqu'il dispense de toute controverse et
même de toute vérification, sur le fondement même de leur
religion, les adeptes de celle-ci. Le vrai, c'est qu'il est
indispensable que leur Dieu soit créateur pour être Dieu. Que si
cette qualité vient à lui manquer, il cesse d'être Dieu : il n'est
plus l'être nécessaire, l'ordonnateur de toutes choses, le
dispensateur de la félicité et de la souffrance. S'ils avaient pu
bâtir leur religion sans cet indispensable fondement, ils s'en
seraient probablement passé ; mais sans ce point d'appui : la
Création, il n'y aurait plus de religion chrétienne ; sans cette
base, tout serait remis en question, ou plutôt rien ne serait plus
en question, parce que tout s'effondrerait, ce serait l'édifice
construit par l'Église pierre à pierre depuis dix-neuf siècles,
réduit brusquement en poussière ; ce serait l'Église catholique
condamnée à n'être plus qu'une Institution passagère comme toutes
les institutions humaines. Dieu sans la création cesserait d'être
Dieu, le Christianisme sans Dieu cesserait d'être le Christianisme
et l'Église dont la prétention est d'être éternelle comme son
Dieu, deviendrait une puissance périssable que le temps serait
appelé à précipiter dans le gouffre du passé. À cette seule
idée, l'Église frémit et s'indigne. Elle a vu les trônes
chanceler, les dynasties disparaitre, les civilisations se succéder,
et, reposant sur le granit de la Divinité, Elle est toujours debout.
Près de quinze siècles durant, Elle a exercé, sur notre Europe
occidentale et, de là, sur une portion de la Terre, une dictature
absolue ; moins puissante aujourd'hui, Elle a lié son destin à
celui des classes dirigeantes avec lesquelles Elle partage le Pouvoir
; de ce Pouvoir partagé Elle se contente présentement, mais Elle
ambitionna de reconquérir la direction totale et Elle ne désespère
pas de réaliser ses ambitieuses visées. Seulement, Elle ne peut
raisonnablement nourrir cet espoir qu'à la condition de se maintenir
dans la direction des consciences et Elle ne s'y peut maintenir
qu'autant qu'Elle représente le Dieu Éternel, immuable, infini
tout-puissant, c'est-à-dire le Dieu Créateur. Voilà pourquoi Elle
érige en Dogme la Création par Dieu du Ciel et de la Terre.
Dogme,
ai-je dit ? ― Oui, c'est-à-dire article de foi qu'il est interdit,
sous peine de péché mortel, au catholique de mettre en doute. «
Croyez, mes frères, dit le Curé, croyez et ne cherchez pas à
comprendre. Quel serait le mérite de croire, si vous compreniez ?
Et, si vous pouviez comprendre, de quel droit réclameriez vous la
récompense promise aux âmes qui s'abîment dans l'adoration ?
Méfiez-vous des tentations diaboliques. Satan est habile dans l'art
de vous tendre des pièges et c'en est un ― peut-être le plus
dangereux ― que de vous inciter à pénétrer le mystère dont il
plaît à notre Dieu de s'envelopper. Croyez ; croyez aveuglément ;
croyez même, croyez surtout à ce qui vous paraît absurde.
Avec le bon chrétien, dites : je crois non pas bien que ce
soit absurde, mais parce que c'est absurde ; credo quia
absurdurm ! » À l'Église, au cours d'une cérémonie
cultuelle, devant un auditoire composé uniquement de fidèles
disposés à tout croire et résolus à tout admettre sans piper mot,
ce langage suffit. Mais il n'en est plus ainsi quand de la chaire le
débat se transporte à la tribune et quand celui qui parle s'adresse
à une assemblée composée d'auditeurs réfléchis, avisés,
attentifs, éclairés, qui ne se paient pas de mots et ne sont
sensibles qu'au raisonnement. Le débat s'est rarement engagé, entre
mes contradicteurs et moi, sur ce point précis de l'acte créateur.
Il n'y a pas à s'en étonner : la cause de mes adversaires était
malaisée à défendre et peu nombreux ont été ceux qui ont eu le
courage ― peut-être ferais-je mieux de dire la témérité et,
mieux encore, la maladresse ― de s'y aventurer. Il en fut cependant
qui comprirent que l'argument avait porté et qu'il avait trop de
poids pour qu'il fût permis à un Chrétien de n'en pas souffler
mot. « La création, dirent quelques-uns, est un mystère ; elle est
du nombre de ces quelques problèmes qui échappent à la faible
compréhension de l'homme ; c'est un article de foi. On croit à la
Création ou on n'y croit pas ; mais il est aussi impossible de la
prouver que de la nier. La Science et la Raison sont impuissantes à
faire la preuve dans un sens comme dans l'autre. Il nous paraît,
cependant, que l'affirmation est plus plausible que la négation ; de
toutes façons, la doctrine d'un Être Éternel et tout puissant a
l'avantage d'apporter à la question des origines de l'Univers une
solution, tandis que la doctrine opposée n'en apporte aucune. » En
réponse à cette déclaration (car il n'y a pas dans ces propos un
essai de réfutation), il
suffit
de faire observer : a) Que, bien qu'elles soient liées l'une
à l'autre, la question des origines de l'Univers et celle de la
Création sont distinctes ; qu'elles ne doivent pas être étudiées
simultanément, mais l'une après l'autre. Il est, en effet, évident
que, s'il était prouvé que le Monde n'a pas eu de commencement,
qu'il a existé de tout temps, il n'y aurait pas lieu de se demander
s'il a été créé, par qui, quand, ni comment. Cette question de la
Création ne se pose que dans le cas où il serait démontré que
l'Univers a commencé. Alors, mais alors seulement, il peut y avoir
lieu d'étudier le problème de la Création. Or, le Christianisme
admet tout d'abord, comme si c'était un point acquis, que l'Univers
n'a pas toujours existé, puisqu'il affirme qu'il a été créé.
C'est ce que, en logique, on appelle une pétition de principe,
c'est-à-dire un raisonnement qui accepte comme point de départ
l'argument ou le fait dont il est nécessaire de prouver au préalable
l'exactitude. b) Qu'il est faux d'avancer que la doctrine d'un
Être éternel et tout-puissant, ayant créé le Monde apporte la
solution attendue du problème des Origines de l'Univers. C'est, en
effet, une manière étrange de résoudre une question déjà fort
obscure en soi que d'en augmenter l'obscurité en lui apportant une
solution plus troublante, plus indéchiffrable, plus incompréhensible
encore que cette question elle-même. Or, c'est à ce résultat qu'on
aboutit infailliblement lorsque, dans le but de résoudre les Énigmes
de l'Univers, on tranche la question par une solution plus
énigmatique encore, plus invérifiable, plus mystérieuse : la
Création. c) Que, au surplus, ce n'est pas résoudre la
question, mais tout simplement en reculer la solution et la
compliquer par l'entrée en scène et l'intervention active et
directe d'un Être inabordable à l'intelligence de l'homme et qui,
par conséquent, échappe fatalement, de ce chef, à tout contrôle
comme à tout raisonnement. Tout récemment (1926) le journal Le
Fiqaro, bien connu pour ses attaches avec les milieux
catholiques, a ouvert une enquête sur le sujet suivant : « Le
sentiment religieux et la Science. Y a·t-il opposition entre l'un et
l'autre ? » Comme il fallait s'y attendre, il a consulté, dans
le monde de la Science officielle, tous les professeurs et docteurs
plus ou moins acquis, par leur naissance, leur éducation, leur
culture, et... leur clientèle, aux milieux conservateurs et
chrétiens. La réponse de ces
messieurs
peut se résumer ainsi : « Le sentiment religieux et la science
appartiennent à deux domaines distincts et ceux-ci ne sauraient être
confondus. Le plan sur lequel travaille le savant n'est pas le même
que celui sur lequel s'affirme et travaille le croyant. Il n'y a donc
aucune opposition entre la Science et le Sentiment religieux. »
Cette réponse est, quant an fond, tout un aveu. Celui-ci est entouré
d'artifice ; il n'en existe pas moins, c'est dire que la Science et
le Sentiment religieux sont étrangers l'un à l'autre, c'est
reconnaître que la Science ignore la religion et, par conséquent,
que le Sentiment religieux n'a à attendre de l'esprit et de la
méthode scientifique aucun appui, aucun concours.
*
* *
Je
poursuis ma démonstration. D'autres contradicteurs m'objectèrent
qu'en déclarant la Création impossible, je ne tenais pas compte de
la toute-puissance de Dieu, que le pouvoir divin étant sans limite,
rien ne lui était impossible. Voici ma réponse : quand on dit que
rien n'est impossible à Celui dont la puissance est sans borne, on
profère une sottise, si on entend par là prétendre que Dieu peut
faire l'impossible. L'impossible, c'est ce qui ne peut pas être ; le
possible, c'est tout ce qui peut être. Voici un bâton ; il a deux
extrémités. Il est impossible qu'il n'en ait qu'une et Dieu
lui-même ― s'il existait ― ne pourrait pas faire que ce bâton
n'en eût qu'une. Il a plu hier. Dites-moi, ― si vous croyez que
Dieu existe et qu'il est le maître des éléments et qu'Il peut
faire à son gré le beau temps ou la pluie, ― dites-moi que Dieu
aurait pu empêcher qu'il plût ; mais ne me dites pas qu Dieu peut
aujourd'hui faire qu'il n'ait pas plus hier. Mon meilleur ami est
mort il y a trois jours ; dites-moi que Dieu, puisqu'il est tout
puissant, aurait pu l'empêcher de mourir ; mais ne me dites pas
qu'il est au pouvoir de Dieu de faire qu'il ne soit pas mort. Vous me
répondrez qu'Il peut le
ressusciter.
Le ressusciter ? Soit ; mais, dans ce cas, c'est-à-dire si Dieu rend
la vie à mon ami, c'est que celui-ci l'avait perdue et donc qu'il
était mort ; dites-moi encore qu'il n'a pas été nécessaire qu'Il
le ressuscite et qu'il a suffi, son pouvoir aidant, qu'Il rappelle
mon ami à la vie et je vous répondrai que dans ce cas, mon ami
n'était pas réellement mort, qu'il était plongé dans un état
léthargique ou cataleptique lui donnant l'apparence d'un cadavre,
mais qu'il n'était pas réellement un cadavre. Dieu ne peut donc pas
faire l'impossible ; dans le domaine des impossibilités, il est
aussi impuissant que vous et moi... Ce qui serait vrai, indiscutable
même, s'Il existait, c'est que dans le domaine des choses possibles,
Il pourrait tout, absolument tout, mais dans le domaine des choses
possibles, seulement. Prenez une mouche, attachez à cette mouche un
poids de cent grammes, elle ne pourra pas l'enlever ; placez mille
kilos sur le dos d'un éléphant, et ce pachyderme enlèvera ces
mille kilos sans effort. Cet enfant de six mois ne peut pas marcher,
mais ce jeune homme peut courir ; ce cervelet de deux ans ne peut pas
agiter utilement les hautes spéculations, mais cet homme de quarante
ans peut le faire aisément. Entre la mouche et l'éléphant, entre
le bébé et le jeune homme, entre le bambin et le philosophe, il n'y
a qu'une différence de force mais tous se meuvent sur le terrain du
possible. Dans ce cadre des choses possibles, votre Dieu peut tout ;
mais là s'arrête sa puissance. Or, j'ai démontré que créer,
c'est-à-dire faire quelque chose avec rien du tout, tirer quoi que
ce soit du néant, c'est chose impossible. Puisque Dieu ne peut
pas ce qui est impossible, il ne peut pas avoir
créé.
On m'a dit alors : « vous raisonnez comme un homme raisonnant sur un
de ses semblables, vous jugez Dieu à votre mesure. Vous divisez tout
en possible et impossible ; mais ce qui est impossible à l'homme, ce
que le misérable entendement de l'homme considère comme impossible
peut fort bien ne pas être impossible à Dieu. Le plan sur lequel
agit Dieu n'est pas le même que celui sur lequel l'homme agit ; ces
deux plans sont séparés par des cloisons étanches. Ces
démarcations absolues, on les constate entre les éléments qui
composent les divers règnes de la nature. Nous sommes dans une salle
construite en pierre. Nous parlons, nous raisonnons, nous
argumentons. Croyez-vous que ces pierres pourraient comme nous,
parler, raisonner, argumenter ? Croyez-vous, seulement qu'elles
soient en état de nous comprendre ? Non ! n'est-ce pas ? Il est
impossible à ces pierres de parler, de raisonner, d'argumenter. Mais
ce qui leur est impossible, à elles, pierres, nous est possible, à
nous, hommes. Il n'y a cependant qu'un petit fossé entre ces pierres
et nous, tandis que, entre l'Homme et Dieu, il y a un abîme. D'où
l'on peut conclure que ce qui est impossible à l'homme et ce qui lui
paraît impossible peut parfaitement être possible à Dieu. Nous
vous accordons qu'avec rien l'homme ne puisse rien faire ; mais cela
ne vous permet pas d'en inférer que de rien Dieu ne puisse rien
faire. » Et j'ai répondu : « Procédons par ordre. L'objection est
sérieuse, mais elle est complexe ; je vais en suivre et en discuter
les diverses parties. Et tout d'abord, je raisonne comme un homme
raisonnant sur un de ses semblables ; je juge Dieu à ma
mesure ― c'est exact ; je ne puis en raisonner autrement ; je
dispose de faibles lumières, de connaissances incomplètes et mon
jugement est faillible. Mais est-il possible que je juge à une autre
mesure qu'à la mienne ? Est-il possible et seulement désirable que
je raisonne autrement qu'à l'aide de mes lumières, de mes
connaissances et de mes facultés ? Je ne puis voir qu'avec mes yeux,
entendre qu'avec mes oreilles, digérer qu'avec mon appareil
digestif, respirer qu'avec mes voies respiratoires et raisonner
qu'avec mon cerveau. Eh bien ! Et vous ? Auriez-vous l'inconcevable
privilège de raisonner autrement qu'un homme et de juger Dieu à une
autre mesure qu'à la votre ?
De
deux choses l'une : ou bien, il ne nous est pas possible d'étudier
Dieu, d'en raisonner avec les seules et humbles facultés que nous
possédons ; dans ce cas, que faisons-nous ici ? Pourquoi en
discutez-vous, en raisonnez-vous vous-mêmes ? ou bien nous pouvons
en discuter, en raisonner, et, dans ce cas, avec quoi, par quels
moyens, à l'aide de quelles mesures, de quelles lumières, de
quelles connaissances et de quelles facultés autres que les nôtres
; les vôtres et les miennes ?... Vous me dites encore : ce qui
est impossible à l'homme peut fort bien ne pas l'être à Dieu.
Pardon !
Ce
qui est impossible est impossible, ce qui ne peut pas être ne peut
pas être. Faut-il que je reprenne mes exemples et que j'en ajoute ?
Dieu peut-il faire qu'un bâton n'ait qu'un bout ? Peut-il faire que
ce qui a été n'ait pas été ? Je vous pose le problème suivant :
Je prends un immense tableau noir, je le couvre de zéros ;
j'appelle le mathématicien le plus consommé : je le prie de se
livrer sur ces zéros à toutes les opérations de la
mathématique ; il aura beau additionner, multiplier, additionner
encore et encore multiplier, il ne parviendra pas à extraire de ces
milliers de zéros une
seule
unité. Pourquoi, parce que c'est chose impossible et cette chose
impossible le sera quel que soit le calculateur, fût-il Dieu. Aussi
longtemps qu'il n'opèrera que sur des zéros, c'est le rien du tout,
c'est le néant : l'unité, c'est la création. Il est aussi
impossible de faire quelque chose avec rien du tout (ce qui est
créer) que de faire une unité avec des zéros. Oserez-vous dire,
maintenant, que rien n'est impossible à la Toute-Puissance de Dieu ?
Oserez-vous dire que la création est possible, ce qui équivaudrait
à prétendre que, avec des zéros et rien qu'avec des zéros Dieu
peut faire une unité ? Venons-en à présent à ces pierres qui
ne peuvent ni parler, ni raisonner, ni argumenter, tandis que nous le
pouvons. Votre raisonnement, se résume ainsi : de même qu'il y
a des choses qui, impossibles à la pierre sont possibles à l'homme
; de même il y a des choses qui, impossibles à l'homme, sont
possibles à Dieu. Au nombre de ces choses impossibles à l'homme et
possibles à Dieu, il y a la création. L'objection est bien
présentée ; elle paraît sérieuse, mais je puis la réfuter
facilement. Qu'il y ait des choses impossibles à la pierre et
cependant possibles à l'homme, cela ne fait pas le doute. La pierre
ne parle pas, elle ne raisonne pas, elle n'argumente pas, tandis que
l'homme parle, raisonne et argumente. J'en tombe d'accord avec vous.
Mais encore convient-il de nous demander pourquoi il en est ainsi.
L'homme peut parler, raisonner et argumenter, parce qu'il possède
des organes qui lui permettent et dont c'est la fonction de parler,
de raisonner et d'argumenter ; tandis que, privée de ces organes, la
pierre ne peut accomplir ces fonctions. Il y a, ainsi, dans la nature
une multitude de choses que tels corps appartenant à tel règne
peuvent faire, tandis que tels autres corps appartenant à tel autre
règne, ne peuvent pas les faire. La pierre ne peut pas parler,
l'homme le peut; elle ne peut pas se déplacer d'elle-même, la
fourmi le peut ; la pierre ne peut ni crier, ni chanter, ni siffler,
le rossignol peut moduler les sons les plus variés et les plus
expressifs. Le rossignol peut voler et vivre dans l'air, mais il ne
peut pas nager et vivre dans l'eau, tandis que la carpe peut nager et
vivre dans l'eau, mais ne peut pas voler et vivre dans l'air. Ces
exemples suffisent à prouver qu'il existe entre les règnes divers
et, au sein du même règne, entre les diverses espèces des
différences très marquées. Ces différences proviennent de la
diversité des
éléments,
des organes, des structures Intérieures, des assemblages et
combinaisons des propriétés particulières qui caractérisent et
séparent plus ou moins profondément les genres et les espèces.
Dans les sciences naturelles, les classifications n'ont pas d'autre
origine. Il y a plus : le temps a suffi à établir des différences
très marquées sur le plan des possibilités et des impossibilités.
C'est le triomphe des découvertes et inventions, c'est leur rôle
d'apporter à l'homme de ce siècle des possibilités interdites à
l'homme du siècle précédent. Un exemple, rien qu'un, pour ne pas
alourdir cette discussion : la navigation aérienne. Parler,
raisonner, argumenter, se mouvoir, naviguer dans les airs sont choses
possibles, puisque l'homme parle, raisonne, argumente, se
meut, circule dans l'espace ; elles sont impossibles à la pierre,
c'est vrai ; mais, puisqu'elles sont possibles à l'homme, cela
prouve qu'elles ne sont pas impossibles par elles-mêmes,
c'est-à-dire en soi, irréductiblement, nécessairement,
intrinsèquement. Or, quand je dis que, en dépit de sa
Toute-Puissance, Dieu ne peut pas l'impossible je ne dis pas qu'il ne
peut pas ce qui est impossible à l'homme (je sais que le
pouvoir de l'homme est fort restreint), je dis que Dieu ne peut pas
plus que l'homme ce qui est impossible en soi,
irréductiblement, nécessairement, intrinsèquement.
Sans doute, les plans ne sont pas les mêmes : le plan minéral
diffère du plan végétal; celui-ci diffère du plan animal et, si,
pour les besoins de la discussion, j'admets qu'il y ait un plan
divin, je confesse qu'il diffère du plan humain. Dans cette
gradation des plans qui se superposent, l'échelle des
possibilités monte sans cesse, mais des possibilités seulement.
En sorte que ce qui est chose impossible sur le plan inférieur
devient possible sur le plan supérieur ; tandis que, ce qui est
chose impossible en soi, est impossible sur la totalité des
plans. Toutes ces possibilités n'en ont pas moins une limite, une
borne, une fin. Cette fin, cette borne, cette limite, c'est
l'impossible en soi. Or, j'ai démontré que l'acte créateur
est impossible en soi, donc Dieu ne peut pas l'avoir accompli.
Un pasteur crut habile de déplacer la question. Ce protestant avait
compris, sans aucun doute, que sur le terrain précis de la création
ex nihilo, il était malaisé d'emporter quelque avantage. Il
exposa donc avec force circonlocutions et parenthèses, qu'il me
faisait grâce de tout débat sur la possibilité ou l'impossibilité
du Geste créateur ; qu'au surplus, c'est un point sur lequel il est
difficile et, peut-être, impossible de projeter une suffisante
clarté, et, conséquemment, de se prononcer catégoriquement. Mais,
après avoir épuisé tous les si, les mais, les car,
les puisque et les néanmoins, il en vint au point où
il voulait amener sans de trop brusques secousses l'auditoire. Il
affirma que, à l'origine, l'Univers était dans un état chaotique
et désordonné, que, jouets du hasard, n'obéissant à aucun
mouvement régulier, les corps suspendus dans l'espace s'y
balançaient sans rythme précis, sans but, pour ainsi dire
pêle-mêle, s'attirant et se repoussant, se rapprochant et
s'éloignant, se choquant, se brisant, se fusionnant ou se
fragmentant dans une anarchie (sic) indescriptible. Mais que,
à un moment donné du temps, l'ordre s'était établi, ordre qui
provoque à juste raison l'admiration de tous ceux qui ne sont pas
insensibles au spectacle prodigieux de l'Harmonie Universelle.
Cet
ordre, au dire du Pasteur, ne peut pas s'être établi tout seul et
comme par miracle ; il ne peut avoir été que l'oeuvre d'un ouvrier
fabuleux et il ne peut se poursuivre, que grâce à la surveillance
incessante qu'exerce cet ouvrier sur les innombrables rouages de
cette prodigieuse et gigantesque machine. Cet Ouvrier, c'est Dieu. Ce
joli discours avait été prononcé sur le ton sans emphase et dans
le style professoral qu'affectionne l'Église protestante. Je fis
tout d'abord remarquer à l'auditoire à quelle incalculable distance
du Dieu créateur, rappelant la mort universelle à la vie
universelle, se tenait ce Dieu modeste, simple Ouvrier se bornant
à mettre de l'ordre et de la régularité dans l'irrégularité et
le désordre et il me fut facile de souligner la manoeuvre par
laquelle le Pasteur espérait, en laissant tomber du lest, beaucoup
de lest, permettre au ballon-Dieu de remonter vers les hauteurs d'où
je l'avais fait descendre. Il ne s'agissait plus de la Création,
c'était une thèse que le Pasteur abandonnait, puisqu'il ne s'en
faisait pas le défenseur et tentait de réduire l'impossible
création à une modeste « mise en ordre ». Ce point de vue bien
compris, j'empoignai mon contradicteur un peu rudement : « Eh !
quoi, monsieur le Pasteur, que signifie ce galimatias ? Je pourrais
me dispenser de vous répondre, car nous en sommes au Dieu Créateur
et non Ordonnateur ; mais si, je me bornais à souligner votre «
reculade » vous et les vôtres (je vous connais) vous ne manqueriez
pas de traiter de dérobade mon absence de réfutation. Je vais donc
étaler aux yeux de cette assemblée qui nous écoute, les faiblesses
de votre point de vue. Laissez-moi, dès le début, vous dire que
vous êtes tombé dans une pétition de principe en négligeant
d'assurer à votre raisonnement la solidité nécessaire d'un point
de départ incontestable ou démontré. Car votre raisonnement est
celuici: « l'Ordre dans l'Univers n'a pas toujours existé. Il a
donc fallu que, à un moment donné, il y fut établi. Or, il ne peut
s'être établi de lui introduire. » J'ai dit une pétition de
principe ; j'aurais dû dire deux. « L'ordre dans l'Univers
n'a pas toujours existé. » C'est ce qu'il aurait fallu démontrer
avant tout ; vous ne l'avez pas fait : première pétition de
principe ; « L'ordre ne pouvait s'établir de lui-même. » C'est ce
qu'il aurait fallu démontrer ensuite ; vous ne l'avez pas fait :
seconde pétition de principe. Que peut bien valoir un argument en
trois propositions, dont les deux premières sont viciées par deux
pétitions de principe ? Je vous le demande à vous, Monsieur, qui
n'ignorez pas, qui ne pouvez pas ignorer les règles élémentaires
de la dialectique. Est-ce oubli et négligence de votre part ? Est-ce
parce que vous avez cru sincèrement ces deux premières propositions
établies d'avance et hors du débat ? ― Non, Monsieur. Seulement,
vous vous êtes sans doute bercé de l'espoir que je ne les
discuterai point et c'est en cela que vous vous êtes trompé. Donc,
discutons-les. Sur quelles observations vous appuyez-vous pour
affirmer que, à l'origine, l'Univers était dans un état chaotique
et désordonné ? À quelle époque en était-il ainsi ? Je vous
serais obligé de nous le faire savoir. Où voyez-vous trace de cet
état chaotique ? D'où vous vient l'assurance de ce désordre dans
l'Univers ? Je reconnais que, par l'observation et le calcul, il est
possible de reconstituer avec assez d'exactitude l'état
probable dans lequel se trouvaient, il y a des milliers et des
milliers de siècles, les corps qui gravitent dans l'espace, je
reconnais que cet état n'était pas exactement le même que dans le
présent ; je reconnais encore que, à certaines époques, il a dû
se produire, il s'est certainement produit de formidables
bouleversements, de colossales transformations, voire d'effrayants
cataclysmes. Est-ce à dire que ces mouvement, ces heurts, ces
disparitions, ces agitations fabuleuses aient été des désordres ?
Ces bouleversements, desquels, vous en conviendrez, personne n'a été
le témoin et dont vous ne pouvez avoir connaissance, vous en
conviendrez aussi, que par des constatations et des calculs basés
sur les observations actuelles, de quel droit les traitez-vous de
chaotiques ? Sur quelles données faites-vous reposer le jugement que
vous portez sur eux ? Pourquoi seraient-ils chaos dans le recul des
temps écoulés et ordre aujourd'hui ? Pourquoi seraient-ils
désordre il y a des milliards d'années et régularité
présentement ? Je répète que vous ne pouvez connaître ces
mouvements, que par le calcul, c'est-à-dire en portant dans la nuit
des temps, le flambeau que met entre vos mains l'observation des
mouvements actuels. C'est en vertu de ces mêmes mouvements que, par
l'étude du présent, vous obtenez des indications sur le passé. De
ce qui se produit aujourd'hui dans l'Univers vous allez à la
découverte de ce qui s'y est produit autrefois. Et je vous enferme
dans le dilemme suivant : ou bien les mouvements que vous constatez
aujourd'hui obéissent aux mêmes lois que celles qui ont régi de
tout temps l'Univers et, dans ce cas, vos calculs sont justes ; mais,
alors, pourquoi appeler désordre autrefois ce que vous appelez ordre
aujourd'hui ? Ou bien ces mouvements n'obéissent pas aux mêmes lois
et, dans ce cas les lois qui régissent l'Univers varient, vos
calculs sont faux et personne ne connaît, personne n'est à même de
connaître l'État de l'Univers ― il y a des milliards d'années.
Pourquoi, dès lors, vous autorisez-vous à en parler ? Voilà ce que
j'ai à dire sur votre première proposition. Est-il bien nécessaire
maintenant que je m'explique sur la seconde ? Oui ? Eh bien ! j'en
dirai quelques mots. L'ordre, dites-vous, ne peut pas s'être établi
tout seul et de lui-même. Je vais sans doute vous étonner, Monsieur
le Pasteur, et, cependant, je ne crains pas de dire que s'il y a eu
désordre dans l'agencement universel l'ordre n'a pu s'y établir que
tout seul et de lui-même, par la force des choses, par le jeu fatal
des forces en présence, par la suite nécessaire des mouvements,
bouleversements et transformations contenus, à l'état potentiel,
dans les corps en lutte. Permettez moi une petite, toute petite
comparaison : supposez l'Océan tourmenté par une formidable
tempête, imaginez celle-ci parvenue à son paroxysme. Pour ne pas
dramatiser le débat sérieux auquel nous nous livrons, j'éviterai,
toute description empruntée à l'horreur de la plus violente
tempête, dans la nuit la plus profonde, sous le ciel le plus
bouleversé et sur la mer la plus furieuse. Cette tempête est
l'image du désordre. En seriez-vous encore à croire que, pour
calmer la violence de l'ouragan, le tumulte de l'orage et le
soulèvement des flots, il faille qu'intervienne le Pacificateur
suprême ; (si vous étiez prêtre, au lieu d'être pasteur,
j'ajouterais la Madone, la, Mère de Dieu, la Sainte Vierge !)
Laissons au marin Breton ces grotesques superstitions ― et rions de
son ignorante crédulité. Mais ne cédons pas à cette crédulité
et ne tombons pas dans ces absurdités superstitieuses. Prenez garde,
Monsieur le Pasteur, prenez bien garde : en affirmant que pour faire
succéder l'ordre au désordre, il faut que se produise
l'intervention de l'Ouvrier Divin, vous vous laissez choir dans le
même abîme de superstition et de crédulité que le marin breton.
Celui
qui met un frein à la fureur des flots
Sait
aussi des méchants arrêter les complots.
Le
poète a pu exprimer en ces termes sa foi en le Souverain Maître ;
son excuse est d'abord qu'il n'appartenait pas au siècle de lumière
qu'est le nôtre et qu'en suite, il ne discutait pas ; il rimait.
Mais vous, monsieur, qui discutez sérieusement une question
sérieuse, oserez-vous parler sans rire de « Celui qui met un
frein à la fureur des flots » ? Vous savez bien que le calme
succède à la tempête, que, après un temps plus ou moins long de
bouleversements, d'agitations et de hurlements, le flot s'apaise de
lui-même, que l'agitation tombe d'elle-même, et que, de lui-même
aussi, le hurlement des flots en fureur se transforme en l'éternelle
chanson du flux et du reflux. À supposer
qu'il
y ait eu tempête, autrefois, c'est-à-dire selon vous, désordre
dans l'Univers momentanément bouleversé par les transformations
qu'il a subies, l'apaisement, c'est-à-dire l'ordre, se serait fait
peu à peu, tout seul et de lui-même, sans qu'il fût besoin
qu'intervienne une Puissance extérieure et surnaturelle. Au fait,
monsieur le Pasteur, si cet Ouvrier divin est intervenu, d'où
sortait-il ? Où était-il avant et pendant l'état chaotique ? Que
faisait-il ? Assistait-il, indifférent et impassible, à ce désordre
? Si oui, pourquoi et comment ? Et, alors, d'où vient que, tout d'un
coup, il ait abandonné cette attitude impassible ? Pour quelle
raison, et dans quel but est-il intervenu ? Allons, allons ; cessons
de jeter dans une controverse sérieuse de tels enfantillages. »
On
me croira, je l'espère, surtout après avoir lu attentivement ce qui
précède, quand j'ose affirmer que je reproduis ici, fidèlement,
les objections qui m'ont été faites, chaque fois que je me suis
trouvé en présence, non pas seulement de vagues croyants plus ou
moins cultivés et capables de controverser, mais encore en face des
porte-parole les plus autorisés du culte catholique et protestant.
Il est possible que le lecteur soit étonné du peu de consistance de
la thèse chrétienne soutenant l'absurdité de la création ex
nihilo. Ce qui est surprenant, ce ne sont pas le ridicule et
l'invraisemblance de cette thèse, c'est le crédit qu'elle a trouvé
depuis des siècles et qu'elle trouve encore auprès d'une foule de
gens qui ne sont pourtant dépourvus ni d'intelligence, ni de
culture. Je m'excuse d'avoir, à propos de la création ex nihilo
plus particulièrement mis sur la sellette la religion
chrétienne. Ce n'est pas, qu'on veuille bien le croire, parce que je
poursuis cette forme spéciale de l'idée religieuse, d'une hostilité
particulière ; c'est, tout simplement, parce que, plus que toutes
les autres, la religion catholique s'est prodiguée, avec un art
incomparable, en démonstrations captieuses touchant ladite création
; c'est parce qu'elle a mis à contribution, sur ce point fondamental
de sa doctrine, les ressources intellectuelles de tous ses
commentateurs et doctrinaires. Mais il reste hors de doute et,
conséquemment, bien entendu, que ma démonstration s'applique à
l'ensemble des religions qui, toutes, reposent sur la croyance en un
Esprit éternel et tout puissant qui, préexistant à tout ce qui
tombe sous nos sens, a tiré du néant l'Univers au sein
duquel nous existons.
―
Sébastien FAURE.
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