dimanche 30 septembre 2018

DANSE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Le Dictionnaire de l'Académie Française définit ainsi la danse : «Mouvement du corps qui se fait en cadence, à pas mesurés et ordinairement au son des instruments ou de la voix ». Définition médiocre, qu'on retrouve à peu près dans les mêmes termes dans tous les dictionnaires, elle décrit sèchement la mécanique de son objet mais en laisse ignorer complètement le caractère. Larive et Fleury, en la répétant, ont cependant ajouté que la danse est « l'expression particulière de la sentimentalité » et « l'expansion naturelle de la joie et de la gaieté ». Le véritable caractère de la danse est indiqué par M. Zaborowski, qui la fait dériver directement du besoin psychologique impérieux « d'épuiser par des mouvements le surcroît d'influx nerveux engendre par toute émotion vive ». C'est ce besoin qui a donné à la danse une importance sociale telle qu'elle a toujours été mêlée aux circonstances les plus diverses de la vie des individus et qu'il n'est pas, on peut dire, d'événements publics ou privés auxquels elle ne participe. La transformation des moeurs l'a modifiée plus qu'elle ne lui a enlevé de son importance sociale, car elle est toujours l'exutoire naturel, instinctif, des grandes
émotions. Les peuples les plus « civilisés » retournent à elle dans les temps de leurs plus grandes joies comme de leurs plus grandes douleurs, et il n'est pas alors, d'obligations, de convenances quelles qu'elles soient, qui puissent endiguer le flot du besoin psychologique formulé par M. Zaborowski. L'individu danse comme il chante, pour exprimer la joie qui déborde de lui, pour la communiquer aux autres et en prendre à témoin tout ce qui l'entoure. Et il danse comme il pleure, lorsqu'il ne peut plus contenir sa douleur, qu'elle l'étouffe et lui donne un irrésistible besoin de s'étourdir, d'oublier…La danse, hymne de la joie et de la vie, est aussi la lamentation de la désespérance qui s'abandonne jusqu'à l'oubli définitif, jusqu'à la mort. Le temps de la « Grande Guerre » en a fait la démonstration la plus récente et la plus complète.
Mais le grand animateur de la danse, celui qui la domine comme il domine la vie et tous les sentiments, c'est l'amour. C'est par lui que la danse « multiplie les sens », comme disait Victor Hugo. Toutes les danses auxquelles les femmes participent sont des danses d'amour ; or, il n'est guère de danses véritables sans la participation de la femme. Celles qui sont exclusives aux hommes sont généralement d'origine guerrière et sont plutôt du sport. D'autres, d'origine religieuse, ne sont que la manifestation d'une exaltation mystique spéciale sortant de la commune mesure des sentiments humains, car elles sont pratiquées par des hommes qui se sont mis hors de la nature, soit en se mutilant, soit en ayant fait vœu de chasteté.
Dans les développements successifs de la civilisation, la danse a pris des aspects très divers et une importance des plus variable. Mais chez tous les peuples elle a été, et est toujours, dans ses formes les plus caractéristiques, la manifestation de l'amour, le moyen de charmer et d'exciter les sens, qu'elle soit les pantomimes néo-calédoniennes, la trimorodie polynésienne, la chika africaine, les ébats lascifs des ghawazies égyptiennes et des bayadères de l'Inde, le tango des lupanars argentins, ou qu'elle soit les rondes villageoises, la pavane de cour, la valse des salons ou les pratiques d'onanisme mondain des dancings actuels. La danse a été souvent combattue ; on a voulu, pour des raisons appelées « morales », la supprimer ou tout au moins limiter son domaine, mais on a fait de vains efforts, tout comme si on avait voulu interdire aux hommes de rire, de pleurer et d’aimer... Quelles que soient les conventions sociales observées, il suffit qu’une émotion particulière passe sur le monde pour que, du haut en bas de l'échelle sociale, l'homme se mette à danser. On voit alors les gens les plus « respectables », les plus décoratifs, les plus haut placés dans la hiérarchie, retourner au vieil instinct avec une fureur et un oubli des convenances qui n'existent habituellement que dans les bas-fonds sociaux. Ce qu'on a réussi à faire a été de bannir la joie de la danse, de lui enlever ce qu'elle avait de santé et de moralité. La cafardise, en soufflant sur elle son haleine empoisonnée comme sur toutes les formes de la vie, en a fait de plus en plus le trémoussement d'une humanité composée de « cochons tristes ». Aussi, est-il inexact de dire, comme M. Zaborowski, que « chez nous, surtout dans nos grands centres urbains, elle n'est plus qu'une survivance dénuée de signification ». M. Zaborowski, qui écrivait avant la « Grande Guerre », ne se doutait pas de la place que la danse reprendrait à l'occasion de cet événement parmi les formes de la folie collective.
Une légende dit que la danse fut inventée par Minerve, lorsqu'elle manifesta sa joie de la défaite des Titans. Les êtres ont dansé bien avant l'existence des temps mythologiques pour exprimer l'amour, la joie et la douleur. D'après Lucien, « elle est née avec toutes choses et elle est aussi ancienne que l'Amour, le plus ancien des dieux ». Elle naquit, comme la musique, « du rythme de la vie » a dit plus exactement Elisée Reclus. Les premières formes de la danse ont été dans les mouvements cadencés des animaux, dans leurs pantomimes amoureuses comme celles des oiseaux qui se pavanent en saluant devant leurs femelles et que les hommes ont imitées. Elles ont été dans les ébats des animaux et des enfants qu'a dépeints Théocrite, ceux du jeune Daphnis qui : Sautait, battait des mains, heureux et triomphant, Semblable au faon joyeux qui bondit vers sa mère. Elles ont été dans les attitudes éplorées de la douleur, la mimique de l'effroi et du désespoir en face de la mort. En multipliant ses sentiments, l'homme a multiplié les motifs et les formes de la danse. La guerre lui a apporté un premier élément d'exaltation ; la religion, ensuite, l'a influencée de toute la diversité de ses pratiques. Ce sont elles, la religion surtout, qui ont développé ce qu'il y a de folie dans la danse. Elles ont exaspéré les sentiments qu'elle exprime et l'ont conduite à ses pires aberrations. A l'amour, à la joie et à la douleur, dont la variété d'expression ait qu'elle est calme ou emportée, solennelle ou vive, mesurée ou désordonnée, elles ont ajouté la cruauté et la superstition ; elles lui ont inoculé le sadisme, pour en faire le plus furieux mélange « du sang, de la volupté et de la mort » célébré par M. Maurice Barrès, chantre des décompositions esthétiques. Elie Reclus a dit, dans ses Primitifs, toute l'importance de la danse chez ces peuples : « La danse, geste cadencé auquel tout le corps participe, est l'art suprême par excellence, le langage très expressif des populations primitives... Ce que la poésie est à la prose, la danse l'est au geste. Mouvements rythmiques l’une et l'autre, ils émanent de l'intelligence et de la passion. Avec les yeux et le geste il est moins facile de mentir qu'avec la langue et les lèvres ; le geste, en tant qu'expression immédiate du sentiment, précède le langage articulé ; d'où l'importance de la danse et de la pantomime chez les sauvages ». Elie Reclus a aussi dépeint de nombreuses cérémonies, de caractères très divers et toujours mêlées de danses, des primitifs. Chez les Esquimaux, le prêtre apprend la danse aux jeunes filles en même temps qu'il les initie aux plaisirs de l'amour. On danse pour célébrer le souvenir des morts dans une fête qui correspond à la Toussaint chrétienne. On danse aussi pour le Nouvel An, au clair de lune, en dépouillant ses vêtements même par les temps les plus froids, car « la nudité est le vêtement sacré ; l'homme le revêt pour approcher la divinité ». Ce sont de véritables ballets que représentent les Aléoutes dans les réjouissances qu'ils offrent à leurs voisins et à leurs amis. La danse est aussi d'une grande importance dans les cérémonies nuptiales et funèbre chez les monticules des Nilgherris, dans l'Inde. Elie Reclus remarque à leur sujet que « chez les Primitifs, la distinction entre le plaisir et la peine, la douleur et la joie, est moins marquée que chez nos civilisés. A leurs enterrements, nos monticules chantent et dansent, dépensent toutes les provisions qu'ils peuvent avoir, passent du rire aux pleurs et des sanglots à la folle gaieté ». La coutume n'est pas complètement disparue chez les civilisés, dans certaines campagnes, des repas qui suivent les enterrements et où, grâce à des libations nombreuses, la joie succède à la tristesse. Les Kolariens du Bengale jouent la comédie du rapt des femmes dans laquelle ils dansent avec accompagnement de chants. Chez les mêmes Kolariens, les divertissements de la paix et de la guerre se confondent : « Les belligérants suspendent les massacres pour se rencontrer à des fêtes de réjouissances où ils se traitent avec courtoisie et s'amusent, semble-t-il, avec une parfaite insouciance, pour s'entr'égorger le lendemain avec autant de férocité que de bonne humeur ». C'est ce qu'on voit chez les civilisés où on se bat, a dit Victor Hugo :
..... pour des Altesses
Qui, vous à peine enterrés,
Se feront des politesses
Pendant que vous pourrirez.
Il n'y a pas très longtemps que les Kolariens ne procèdent plus à des sacrifices humains en l'honneur des dieux. Les victimes sont remplacées par des animaux. La danse du sacrificateur « qui se sent envahi par son dieu » n'en a pas moins de violence. Le sacrifice est suivi de réjouissances qui ont tous les caractères des saturnales antiques et du Carnaval d'aujourd'hui. On y voit les Asadis (danseuses et prostituées) monter à califourchon sur les épaules des plus graves personnages comme on le voyait à Rome aux fêtes de Saturne et comme on le voit de nos jours au bal de l'Opéra. L'anecdote du Gai d'Aristote, née en Perse il y a deux mille ans, et renouvelée par Zola dans Nana, est toujours actuelle, répétée sous toutes les latitudes et chez les sauvages comme chez les civilisés, avec le même oubli des différences sociales. La danse a encore une grande place, chez les Primitifs, dans les pratiques de sorcellerie et les manifestations démoniaques. Ces pratiques et manifestations ont de nombreux rapports avec celles de la sorcellerie civilisée, celles des messes noires en particulier. (Voir : Sorcellerie). Citons encore, parmi les danses des Primitifs, celles du feu, du scalp et des funérailles chez les Indiens d'Amérique.
Lorsque aux excitations multiples des sens et de la passion, de la guerre et de la religion, s'ajoute la fureur alcoolique chez les malheureux Primitifs qui ont appris des Européens à « boire comme des blancs », certaines de leurs cérémonies sont d'épouvantables orgies de rut et de sang, mélangées de pernod, telle cette fête des « Ga'nzas », ou de la circoncision et de l'excision, qu'on célèbre dans la région de l'Oubangui-Chari, en Afrique Equatoriale Française, et que M. René Maran a décrite dans Batouala. La danse est devenue un art lorsqu'elle a commencé à s'accompagner de musique. Le rythme, que l'homme avait appris du gorille frappant sur une calebasse, la régularisa. Elle fut accompagnée d'abord de chant vocal et d'un instrument primitif connue le sifflet, le chalumeau, puis la lyre qui parut aux temps homérides. Elle était déjà un art bien perfectionné lorsque Pan animait les ébats des nymphes en jouant de sa flûte et que, suivant Théocrite, des génisses dansaient au son de la flûte de Dametas et de la syrinx de Daphnis. Successivement s'ajoutèrent d'autres instruments : tambourins, crotales, sistres, etc.… La danse suivit ainsi les progrès de la musique et, dans l'antiquité, particulièrement en Grèce, elle ne tint pas une moins grande place. Elles étaient réunies dans toutes les cérémonies. De cette union naquit la chorégraphie qui est « l'application du rythme musical aux mouvements du corps » (Grande Encyclopédie). Les Grecs lui donnèrent des règles qui la distinguèrent de la pantomime « représentation dramatique réduite à la gesticulation » (id.). En Grèce la danse fut cultivée dans toutes les classes de la société ; aussi y prit-elle, avec le goût des arts alors si répandu, une infinie variété. Les plus grands et les plus célèbres personnages la pratiquèrent. Socrate l'apprit d'Aspasie. Epaminondas était un bon danseur. Un professionnel de la danse, Aristodème, fut ambassadeur d'Athènes auprès de Philippe de Macédoine, et ce roi épousa la danseuse Larisséa. L'art grec a laissé de très nombreux témoignages de la place que la danse a occupée dans la vie de l'époque. Elle était personnifiée par la muse Terpsichore, souvent représentée ainsi que nombre de divinités amies de la danse : les autres muses, les Faunes, les Satyres, les Nymphes, les Bacchantes, les Ris, les Amours, les Grâces, etc. …
A Rome, la danse fut, en dehors des temples, le divertissement de la plèbe. Les patriciens la méprisaient, lui préférant la pantomime et les sports. Dans son Grand Dictionnaire historique (1759), Moreri qui voyait les « vertus » romaines à travers le « plutarquisme » pompeux du classicisme, a écrit : « Les Romains n'avaient que du mépris pour cette sorte d'exercice et la gravité de leurs mœurs faisait qu'ils y attachaient une espèce d'infamie ». Pour Cicéron, un danseur était un homme ivre ou fou ; il reprochait au consul Gabinius d'avoir compromis sa dignité en dansant. Tibère chassa les danseurs de Rome et Domitien destitua de leur fonction des sénateurs qui avaient dansé. Salluste blâmait Sempronia qui dansait avec une grâce « inconvenante chez une honnête femme ». Mais les Romains, comme tous ceux qui exagèrent la vertu, exagérèrent aussi la licence, dans les temps des bacchanales entre autres. Ils montrèrent dans la danse, comme en bien d'autres chocs, qu'ils manquaient du sens de la mesure possédé à un si haut degré par les Grecs. Ils étaient plus cabotins qu'artistes. Les anciens classaient les danses en quatre catégories : particulières, religieuses, lyriques et dramatiques. Nous allons résumer l'histoire de la danse dans cet ordre, en divisant les danses particulières en danses populaires et danses de société et en rattachant les danses lyriques aux danses dramatiques.

LA DANSE POPULAIRE
Toutes les danses ont été, à leur origine, des danses populaires ; elles sont nées du peuple comme un des moyens d'expression naturels de ses sentiments. Populaire était la danse religieuse en l'honneur du feu, du soleil, de la terre féconde, des esprits bienfaisants, avant que le prêtre vint l'obscurcir de mystère et la souiller de sacrifices sanglants. C'est une omelette que la population des Andrieux, dans les Alpes françaises, offre encore aujourd'hui au soleil lorsqu'il reparaît le 10 février au-dessus des montagnes qui enserrent leur village et après une éclipse de cent jours. Cette fête de l'offrande au soleil s'accompagne de danses. Elle était l'hommage de l'homme primitif à l'astre qui lui apportait la lumière, réchauffait ses membres, faisait mûrir la moisson, avant que les sorciers religieux, ensanglantant ce culte naïf et simple, en eussent fait ceux de Mythra, de Moloch, de Bouddha, d'Horus, d'Apollon, de Jésus et de cent autres personnages créés par leur imagination fertile en impostures. C'est du culte du feu et du soleil qu'est sorti celui, druidique, de Beal et que s'est conservé l'usage d'allumer des feux sur les montagnes. Sont aussi de même origine les feux et les danses de la saint Jean et tant de fêtes qu'on retrouve dans les coutumes de tous les pays comme les processions et danses grotesques des ramoneurs de Londres à la Noël, et les calendo de Provence avec leur cacho-fio, ou bûche de Noël, symbole de la renaissance du feu. Les survivances sont aussi nombreuses des fêtes qui célébraient les cultes d'animaux fabuleux ou les victoires remportées sur eux, telles celles du serpent (l'Isère) et du dragon (le Drac), qui menaçaient Grenoble : Le serpent et le dragon Mettront Grenoble en savon. Celles de la tarasque (Provence), du graouilli (Metz), de la gargouille (Rouen), etc. Il en est resté des danses comme la moresque (Provence), le bacchu ber ou danse des épées, à Gap, la bravado, à Riez, etc. ... Tous les esprits des airs, de la terre et des eaux, ces êtres de rêve qui poétisent encore les vieilles croyances populaires : les fées, les follets, les sylphes, les lutins, les robolds, les gobelins, les elfes, les djiners, les ondines, se présentaient toujours dansants à l'imagination. Populaire aussi la danse de guerre et de chasse où l'homme, fier de sa force et de son adresse, célébrait naïvement sa victoire dans la lutte. Certains peuples allaient à la bataille en dansant. On appelait danse persique la marche de la milice grecque imitée des Perses. Après les festins, on exécutait en Grèce la danse des Lapithes qui simulait leur combat contre les Centaures. Il reste de nombreux souvenirs des danses guerrières représentant des combats. Elles étaient surtout des pantomimes et des acrobaties. On les retrouve à l'état primitif chez les peauxrouges, les néo-zélandais, les nègres. Ceux-ci s'amusent fort à imiter de façon grotesque les animaux dans leurs attitudes. Dans l'antiquité, et depuis, ces danses furent surtout des exercices de préparation guerrière. Elles donnèrent naissance aux sports et se confondirent avec eux. Les Romains bannissaient de leurs gymnases la véritable danse. Elle demeura plus ou moins dans les exercices militaires et c'est ainsi qu'à plusieurs reprises des ordonnances les casernes françaises. La dernière, en 1818, fut rendue pour encourager la danse et l'escrime.
Mais la danse populaire par excellence est celle d'amour et de joie, le divertissement où l'on s'efforçait de plaire par son esprit et sa grâce, où l'on se délassait du travail, se distrayait des soucis journaliers et où l'on donnait libre cours à sa bonne humeur, à son exubérance de corps et de sentiment. Cette danse d'amour et de joie se trouva tout naturellement unie à la poésie et à la musique pour produire la chanson (voir Littérature) inventée par les hommes « qui eurent les premiers le sentiment des mouvements, des cadences, des retours périodiques qui constituent le fond de tout art lyrique » (Julien Tiersot). Il n'est pas de peuple chez qui la danse et la chanson ne se soient ainsi manifestées comme un produit spontané du lyrisme humain. Les primitifs kolariens chantent en exécutant leur comédie du rapt des femmes :
Nous étions trois filles,
Filles à marier ;
Nous nous en allâmes
Dans un pré danser.
Au pré mes compagnes,
Qu'il fait bon danser !
Un berger arrive, et d'autres, qui veulent embrasser les filles ; il y a lutte, séduction, enlèvement : c'est le thème universel et immortel de l'amour et de la chanson de danse, chez les civilisés comme chez les sauvages. C'était celui des pâtres et de leurs compagnes dansant au temps de l'Iliade en chantant : « Où trouverai-je des roses ?... Où trouverai-je des violettes ?... » et qui trouvaient l'amour. La description de leurs danses faite par Homère, et leur représentation sur le bouclier d'Achille, sont les images frappantes des caroles ou danses françaises du moyen-âge qui s'accompagnaient de chansons semblables. C'est toujours dans les éléments populaires que l'art de la danse s'est renouvelé et a trouvé ses plus remarquables inspirations. Un journal citait dernièrement cette opinion du musicien Maurice Ravel, assistant en Suède à des danses populaires : « c'est plus beau que les ballets suédois ». De même, les danses populaires françaises, russes, nègres, sont plus belles que les ballets français, russes, nègres. Elles ne sont pas la représentation de la joie ; elles sont la joie elle-même. Le caractère de la danse populaire a varié avec celui des populations, de leurs milieux, de leurs occupations et de leurs goûts ; mais l'amour en est le fond immuable chez toutes. Il n'est pas de contrée où l'on n'ait pas dansé et où l'on n'ait pas eu sa danse de prédilection, même en Chine où la danse serait considérée depuis longtemps comme un amusement ridicule et peu digne. A Athènes, les danses dionysiaques reçurent du peuple cette variété qu'elles devaient transmettre à la danse dramatique avec l'emmélie, noble et grave, la cordace, plus vive, violente et licencieuse, qui se retrouve dans la saltarelle romaine et la tarentelle napolitaine, la sicinnis, véhémente et satirique. Dans le Pont et en Ionie, une des formes de la sicinnis était la bachique, en l'honneur de Pan et de sa compagnie de satyres, silènes, nymphes et ménades. Les Lacédémoniens préféraient les danses guerrières, la pyrrhique en particulier. Lycurgue voulait qu'elle fût apprise à l'enfant dès l'âge de sept ans. Mêlée à des éléments dionysiaques qui la rendirent moins violente, la pyrrhique se répandit dans toute la Grèce. D'après une description d'Apulée dans les milésiennes, on y retrouve les figures du quadrille. La pyrrhique est aujourd'hui l'albanaise. Une de ses contrefaçons fut la bocane qui a donné son nom au boucan. Les Syracusains et les Crétois portaient leur préférence sur les danses lyriques accompagnées de chants sacrés en l'honneur d'Apollon.
Indépendamment des danses pratiquées dans les fêtes collectives qui avaient un caractère religieux ou national, il y avait en Grèce toute la variété des danses particulières, depuis la comique aposkélésis, exécutée par des enfants, jusqu'à la funèbre danse des robes qui a encore sa place dans les obsèques. Dans l'Epithalame d'Hélène, Théocrite a dépeint les douze vierges qui, devant la porte des époux :
.dansent, la tête ceinte
D'une molle couronne où fleurit l'hyacinthe. ….La jeune troupe, avec un art ingénieux,
Croise les pieds et bat le sol harmonieux ;
Sur un seul rythme, avec ses doux chants entrainée,
Elle emplit la maison d'un brillant hyménée ».
(Traduction SENERS.)

Plus ou moins mêlés de pantomimes et de tours de force étaient : le mothon, violent et licencieux, spécial aux Lacédémoniens de bas étage ; la phrygienne, danse paysanne avec chants et attitudes grotesques, qui suivait des libations copieuses, de même que l'angélique et la cidaris ; l'apokinos, ou « danse du pétrin ». avec ses mouvements des reins et des hanches ; le callibas, dansé en se frappant les flancs ; le bibasis, avec coups du talon ; l'épilénios, ou « danse du pressoir », décrite dans Daphnis et Chloé ; la lamprotera, accompagnée de chants licencieux ; la morphasmos, imitation comique des animaux ; l'ascoliasmos, avec sauts sur des outres pleines et frottées d'huile ; la kybistésis, marche sur les mains et jet de feu par la bouche ; l’eclactismos, élévation du talon au-dessus de l'épaule ; la thermistris, ou « danse du creuset » avec les exercices de clownerie etc. ... A Rome, les bergers dansaient le tripudium en frappant trois fois du pied. Nous verrons plus loin comment le trouble et l'inquiétude apportés par l'Eglise dans la joie populaire influencèrent la danse. L'Eglise arriva à tarir ses sources chez le peuple, mais elle ne parvint pas à la supprimer ; elle ne réussit qu'à lui faire prendre les formes guindées et hypocrites de la « danse de société ». Avant d'en arriver là, les danses populaires connurent un remarquable épano uissement. En Italie, le peuple dansait la giga, la gagliarda, la tarentella, la saltarello, la siciliano, la forlane, la bergamasque, pour ne citer que des danses qu'on voit encore aujourd'hui.
Les danses espagnoles ont toujours eu un caractère particulièrement voluptueux qu'elles ont hérité des danseuses de Gadsé (Cadix) d'origine phénicienne, et des danses maures apparentées à la chika des nègres, grande danse exprimant toutes les péripéties de la lutte d'amour. On retrouve la première influence dans le fandango et le boléro ; la seconde dans la moresque, dansée aussi en Provence, en Corse ct dans les Balkans. Il y avait encore le jaleo, à Xérès ; l'ole gaditano, à Cadix ; la rondeña, à Ronda, et les différentes danses basques. Plus modernes sont les gamoelas, potto, rastroso, gorrona, pena mora, zapaleado, gira, etc ... Eu escarraman, qui sont passés du peuple au théâtre. Les séguidillas, moins libres que les précédentes, ont fourni le fond des danses populaires actuelles qui combinent la danse et le chant. En Allemagne, la danse populaire se manifesta de bonne heure dans les danses guerrières et les danses champêtres. Certaines ont un caractère religieux comme la Siebensprung. La coutume sauvage des duels d'étudiants paraît une survivance des jeux guerriers germaniques que décrivait Tacite. Les danses champêtres, très répandues au moyen-âge, paraissent avoir été empruntées à la France.
L'Angleterre et l'Ecosse ont des danses populaires originales de la plus grande variété. Les oeuvres de Shakespeare et de Walter Scott contiennent de fréquentes allusions à la danse. Les réunions d'hiver des populations celtiques de
l'Highland sont de véritables écoles où la jeunesse apprend les anciennes danses nationales exécutées au son de la cornemuse. Au pays de Galles, il n'y a pas longtemps qu'on dansait encore en célébrant la primitive fête des lacs. Les Ecossais ont conservé, entre autres danses de jadis, celle des épées où figurent les saints les plus populaires qui chantent et dansent. Le Dancing-Master donnait en 1716 la description et les airs de 560 danses anglaises. En Scandinavie, on a relevé environ 400 danses populaires. Une danse des elfes n'a pas complètement disparu en Suède.
Dans les Pays-Bas, la danse populaire la plus curieuse est celle des matelots.
Chez tous les slaves, la danse tient la plus grande place, Elle est « un trait fondamental de leur psychologie » (Grande Encyclopédie). Elle est profondément attachée aux coutumes locales et s'est maintenue avec elles. C'est chez ces populations qu'on retrouve le plus de danses anciennes. La Bohème a conservé longtemps la chodowska, danse guerrière des paysans du Boehmenvald ; la husistska, danse religieuse des hussites; l'umrleo, danse des morts qui remonte aux temps païens. Les danses qui sont mêlées à la poésie populaire ont subsisté, telles la strasak et la baborak. La Pologne a la mazurka, la cracovienne, la polonaise, parmi les plus célèbres qui sont passées du peuple dans les salons et au théâtre. En Russie, chaque province a ses danses populaires. En Roumanie, la pumanieska est la plus répandue. En Serbie, c'est le kolo.
Les Magyars ont des danses apparentées à celles des Cosaques et caractérisées par la musique tsigane. La csardas est leur danse nationale ; toutes les classes la pratiquent. D'anciennes danses étaient celle des trois cents veuves exécutée aux enterrements et une danse des morts où l'on simulait la toilette d'un cadavre.
Chez les Turcs, qui semblent, comme la Beauté de Baudelaire, haïr « le mouvement qui déplace les lignes », la danse est surtout un spectacle auquel ils assistent paresseusement. Ils aiment voir des danses voluptueuses, telle la romaïque, ou « danse du mouchoir ». En Egypte, le spectacle de la danse est donné par les ghawazies (danseuses) et les oualems (chanteuses) qui vivent en parias dans des quartiers spéciaux, mais se mêlent à la population à l'occasion des fêtes. Dans son Voyage en Orient, Gérard de Nerval a dépeint leur danse « représentation exacte de celle des femmes de Gadès telle qu'elle est décrite par Martial et Juvénal » et telle que, bien avant encore, les ghawazies la pratiquaient pour le divertissement des premiers Pharaons, comme en témoignent les sculptures de nombreux tombeaux. Gérard de Nerval a fait aussi le récit d'une « Noce aux flambeaux », à laquelle ces danseuses participaient, et celui d'une fête de la circoncision où les ghawazies, que la famille trop pauvre n'avait pu payer, étaient remplacées par des Nubiennes dansant pour leur plaisir au son des tarabouks (tambours de terre cuite). Dans les pays d'Extrême-Orient, les danses, même publiques, ont gardé un caractère religieux primitif comme toutes les cérémonies. Les danses des bayadères, qui s'exécutent dans les temples de l'Inde, n'en sont pas moins des plus provocantes et d'un voluptueux raffinement. Méry, dans sa Guerre du Nizam, a décrit la fête indienne de Dourga, déesse de la destruction, célébrée dans le Bengale. La France a vu la plus remarquable éclosion de la danse populaire dans son union intime avec la poésie de même caractère. Toutes deux sont à l'origine de l'oeuvre littéraire la plus belle du moyen-âge. Ensemble, elles se sont répandues dans les pays voisins et les ont marqués d'une influence profonde. L'ancien français avait de nombreux mots pour désigner la danse ; aucun n'était d'origine latine. C'était d'abord le mot dansee, qui venait, soit de l'allemand dansôn (d'après Littré), soit de formes celtiques (Larousse), soit d'une autre origine, inconnue d'après G. Paris. On disait aussi : dansement, danserie. On employait en outre les mots tresce et tresche avec leurs dérivés, les verbes trescier, treschier, treschoier, les substantifs treschement, tresche assemblée. Il y avait encore espringuier, d'origine allemande, qui signifiait ; trépigner, frapper des pieds, sauter, sautiller, s'élancer. Ses dérivés : es avait le sens de sauter, et espringuerie désignait une sorte de danse haute. Mais le nom qui convenait le mieux à la danse populaire et la caractérisait parfaitement était : carole, du verbe caroler qui venait d'un mot grec dont la signification était : « accompagner de la flûte une danse en rond ». En France, caroler avait le sens spécial de « danser en rond en s'accompagnant de chansons ». Des danses absolument semblables aux caroles françaises, se voient encore en Grèce, telle la ronde des femmes de Souli qui remonte à l'époque byzantine. Les caroles étaient exécutées, soit par des femmes seules, soit par des groupes des deux sexes. Il y avait un chanteur à qui les autres répondaient en reprenant le refrain tout en formant une ronde qui tournait de droite à gauche autour de lui. Parfois, la chaîne n'était pas fermée ; elle formait une tresque et évoluait comme dans la farandole provençale. Les plus anciennes caroles accompagnées de chansons héroïques et guerrières mais plutôt romanesques et, de bonne heure, s'y mêlèrent les chansons plus légères qui l'emportèrent. Ces chansons, qui célébraient les joies de l'amour et du printemps, avaient leur origine dans les fêtes païennes consacrées à Vénus et au renouveau de la nature. Les caroles se dansaient aux fêtes de mai ou du printemps et en étaient la partie la plus marquante. Ces fêtes s'appelaient maieroles ou kalende de mai en pays de langue d'oïl. Dans le Midi, elles étaient les kalendas mayas et, en Italie, les calendimaggio. Elles se sont conservées dans certaines provinces, dans des formes plus ou moins complètes, en même temps que les autres anciennes fêtes où la danse était plus ou moins mêlée. On les retrouve entre autres dans les jeux des petites filles qui choisissent une « reine de mai » et qui dansent des rondes en chantant par exemple : La belle rentre dans son jardin … Il y a encore des traces des caroles en Allemagne d'où elles se sont répandues en Danemark et en Norvège. Dans les îles Féroé, elles sont restées telles qu'au moyen-âge.
En même temps que la carole, on dansait le branle, autre danse chantée. Chaque province avait son branle particulier, accompagné d'un instrument, le violon en Bretagne, la cornemuse en Poitou, le hautbois en Bourgogne et en Champagne, le tambour basque en Béarn, le tambourin en Provence, etc. ... Chaque profession avait aussi son branle. Les caroles et les branles ont été très souvent décrits dans la littérature du moyen-âge. Dans la vie de Saint Chilian, on a cité une chanson du XIIème siècle qui accompagnait des rondes de femmes. Dans les Carmina Burana du XIIème siècle, dans les romans de Raoul de Houdan, de Guillaume le Vinier, de Chrétien de Troyes, de Guillaume de Lorris, de Froissart, dans les commentaires de l'Art d’aimer d'Ovide au XIVème siècle, on en trouve des descriptions. Ces écrits marquent les transformations de la danse et de la chanson populaires devenues peu à peu aristocratiques ; ils donnent une idée de plus en plus effacée de ce qu'elles étaient chez le peuple. Dans leurs inspirations populaires, elles avaient été « de légères merveilles de grâce et de poésie, pleines de la senteur du printemps et de l'innocente gaieté de la jeunesse, du plaisir de la danse et d'une sorte de mysticisme amoureux à la fois troublant et enfantin » (G. Paris)... Elles devinrent de plus en plus savantes avec l'amour « courtois » et la littérature, d'abord allégorique du Roman de la Rose, ensuite pédante des rhétoriqueurs du XVème siècle, jusqu'au moment où elles furent renvoyées à leur origine première par « l'étiquette » de cour. Le peuple continua à danser dans ses formes habituelles, avec la même ardeur, mais plus avec la même originalité inventive.
Les hommes de la Révolution française ne favorisèrent pas la danse populaire et ne surent pas en tirer 1e parti qu'elle aurait pu donner. La danse eut place dans les fêtes de la Révolution, mais sous une forme solennelle, dans les cérémonies nationales. (Voir : Les Fêtes et Chants de la Révolution Française, par Julien Tiersot). Ces cérémonies ne comportèrent pas de danses proprement dites. Leur gravité, et l'élévation des sentiments qu'elles suscitaient, ne s'accommodaient que d'évolutions majestueuses autour de l'autel de la patrie et de défilés de grandes foules. Les hommes sévères qui honoraient comme des déesses antiques la Liberté, l'Egalité, la Fraternité, la Raison, l'Etre Suprême et les héros morts pour la Patrie, redoutaient les excès de la joie populaire. Flaubert a raconté qu'une de ses parentes, ayant figuré la Liberté dans une fête de la Révolution, portait un bonnet phrygien avec cette inscription: « Ne me tournez pas en licence ». M. Mathiez a parlé de « la gravité sévère et moralisante des cérémonies, du sérieux des assistants » ; il a constaté que « la mascarade, les scènes burlesques et gauloises ne se trouvèrent qu'à l'état d'exceptions très rares, dans quelques grandes villes et surtout dans la capitale ».
La danse se retrouvait, avec la véritable joie populaire, en marge des cérémonies et après. Elles prenaient des revanches inattendues lorsque le mauvais temps interrompait la fête officielle ; le peuple se mettait alors à danser sous la pluie comme on le vit pour la Fête de la Fédération. Elles se retrouvaient encore mieux après les cérémonies. C'est la joie populaire qui dressa spontanément le fameux écriteau: « Ici on danse! » le soir de la prise de la Bastille. C'est des bals parisiens qu'est sorti le Ça ira! chanté pour la première fois par le peuple travaillant aux préparatifs du Champ de Mars pour le 14 juillet 1790. « Ce chant, dit Michelet, fut un viatique, un soutien, comme les proses que chantèrent les pèlerins qui bâtirent révolutionnairement au moyen-âge les cathédrales de Chartres et de Strasbourg ». L'air du Ça ira! était celui d'une contredanse de Bécourt, appelée le Carillon national. C'est aussi sur un air de danse populaire que se chanta la Carmagnole. Cet air vint de Provence où il faisait danser les « carmagnola », ouvriers italiens occupés aux travaux des champs. Les Marseillais l'apportèrent à Paris en même temps que la Marseillaise. La danse populaire ne fut aux la Révolution que pour la plantation des « arbres de la Liberté ». A cette occasion, Grétry composa une ronde sur des vers pompeux, dans le goût de l'époque :
Que ton emblème, ô Liberté,
Soit le signal de la gaieté!
Plantons l'arbre sacré, l'honneur de ce rivage! etc…
Nous ne savons si villageois et villageoises chantèrent et dansèrent beaucoup cette ronde. Depuis la Révolution, en France en particulier, le peuple a abandonné la véritable danse qui était née de lui pour s'adapter aux danses de société. Il en a été de la danse comme de toutes les formes de la vie qui tiraient du peuple leur caractère. La mode, qui a unifié les individus dans leurs gestes et leurs apparences, a fait de la danse ce qu'elle fait de tout ce qu'elle touche : une chose qui n'a plus d'âme et de beauté. Le peuple s'est mis de plus en plus à danser sans joie véritable. Il ne chante plus en dansant, mais il boit. La danse n'est plus unie à la chanson, l'expression de ses sentiments ; elle est, arrosée d'alcool, unes des marques de sa déchéance, une des formes de la lamentable neurasthénie qu'il traîne dans tous ses plaisirs. C'est ainsi que pour fêter « l'anniversaire de La liberté », le 14 juillet, aux carrefours et sous l'oeil réjoui du bistro, il noie sa raison en « balançant ses dames ». Il en est arrivé à faire des matches de danse où il tourne pendant cent heures, dans une sorte d'abrutissement somnambulique, avec l'obstination des ivrognes qui luttent devant un comptoir à celui qui avalera le plus de petits verres.

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