dimanche 30 septembre 2018

LA. DANSE DRAMATIQUE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Nous arrivons à la catégorie de la danse la plus intéressante depuis que la danse populaire a perdu son originalité et que, surtout, elle s'est flétrie aux contacts interlopes des dancings. La danse dramatique a pris, d'ailleurs, dans ces dernières années un épanouissement qui en a fait le genre théâtral le plus remarquable à côté de la poésie et de la musique dramatiques qui, sauf de rares exceptions, n'arrivent pas à se libérer des vieilles formules où le drame, la comédie, l'opéra, restent enfermés. (Voir : Théâtre et Musique).
Le théâtre, tel qu'en France on en observe encore les traditions, est né en Grèce de la collaboration de la poésie, de la musique et de la danse. Il est sorti des fêtes dionysiaques. Avec les premières formes du théâtre classique (tragédiecomédie) parurent les premières danses dramatiques. On attribue à Eschyle l'introduction, dans la tragédie de l'emmélie qui comportait des danses, des chants et des airs de flûte d'un caractère grave. Une variété de l'emmélie, la xiphrismos, était guerrière. Ce serait Aristophane d'autre part qui aurait mêlé la cordace à la comédie et qui aurait fait prendre à cette danse un caractère plus vif et plus licencieux que celui qu'elle possédait. Au drame satirique on avait adjoint la sicinus et la bachique, danses encore plus animées et plus expressives. Ces premières danses dramatiques avaient eu leur origine dans les dionysies ; d'autres s'ajoutèrent qui étaient des danses religieuses ou des danses lyriques. Celles-ci étaient de trois catégories qui correspondaient aux trois précédentes et aux trois genres du théâtre : tragique, comique, satirique. La gymnopédie avait le caractère de l'emmélie et de la tragédie. Elle était la danse des jeunes garçons Lacédémoniens dans les fêtes en l'honneur d'Apollon- Pythien, de Latone, de Diane, Ils dansaient presque nus, en rondes autour de l'autel, en se frappant mutuellement dans le dos et en chantant des péans pleins de gravité, comme leur danse. L'hyporchématique était 1a danse lyrique par excellence. Joyeuse, comme la cordace et la comédie, elle s'accompagnait des hyporchèmes ou chants sacrés à la gloire d'Apollon, Elle fut perfectionnée par Xénodème et Pindare qui la divisèrent en trois classes : la monodie (un seul chanteur et danseur), l'amébus (deux chanteurs et danseurs), le choeur (plusieurs chanteurs et danseurs). La pyrrhique, véhémente comme la sicinnis, convenait au drame satirique. Elle était au début essentiellement militaire. Ses danseurs se frappaient avec des glaives. A Athènes, elle figurait dans les Panathénées où des jeunes gens mimaient les combats qui célébraient les dieux. Elle se modifia pour prendre place dans les dionysies puis au théâtre. D'après Suétone, une pyrrhique représentait la fable de Pasiphaé. Sauf certaines danses de caractère guerrier, la plupart étaient exécutées par les deux sexes, soit séparément, soit ensemble. La danse était orchestique avec un seul danseur ou plusieurs considérés isolément. On l'appelait choristique quand plusieurs formaient un ensemble. Le mot, qui se disait aussi choreia, avait pour synonyme ballismos d'où sont sortis le latin ballo et les français bal et ballet. L'union d'un groupe dansant et d'un groupe chantant formait une chorodie. Ses participants étaient les chorenies. Le chef du choeur s'appelait proesultor. Comme la tragédie et la comédie, la danse dramatique dut avoir dans l'antiquité une vivacité d'expression qu'elle ne retrouva pas lorsque l'art moderne l'a ressuscitée avec elles dans le théâtre appelé classique. Elle fut aussi châtrée, aussi
truquée, que le furent les fureurs d'Oreste, les salacités de Lysistrata, les éructations de Trimalcyon. Comme disait Tailhade des traducteurs de Plaute : « De madame Dacier à Naudet, ce ne sont que périphrases, bandeaux sur l'oeil, cataplasmes, feuilles de vigne et caleçons de bain ... Ils ont fait de son théâtre une manière de jardin botanique, plein de chicots herbacés, de feuilles moribondes ». Rien d'étonnant que la danse n'ait pas retrouvé immédiatement sa place dans ce théâtre lorsque, au XVIIème siècle, Hardy et ses successeurs lui donnèrent ses premières formes en créant la tragédie française.
La danse dramatique moderne se forma en dehors du théâtre, dans les ballets qui prirent de plus en plus des développements spectaculaires et devinrent l'ouvrage de plus en plus exclusif des spécialistes de la scène. Les premiers spécialistes chorégraphes avaient été les villageois appelés au château pour apprendre la carole et le branle aux châtelaines et à leurs pages. Ils devinrent des maîtres de danse de plus en plus importants et célèbres qui formulèrent et rédigèrent les règles de la chorégraphie. Il y avait une vieille chanson de maître de danse qui disait :

Trois pas du côté du banc,
Et trois pas du côté du lit,
Trois pas du côté du coffre,
Et trois pas. Revenez ici.

L'italien Fabrizio Caroso de Semoneta publia le premier, à Venise, en 1581, un ouvrage : Le Ballarino, où il décrivit un grand nombre de danses et en formula les règles. En 1588, le chanoine Tubourot, de Langres, faisait paraître son Orchésoqraphie, manuel technique de chorégraphie où il donnait en particulier des détails sur les branles. Le travail de Tabourot fut repris et complété en 1700 par Feuillet ; En 1662, une Académie de danse avait été fondée à Paris. Beauchamp, professeur de Louis XIV, en devint directeur en 1664. Il fut aussi surintendant du corps de ballet. Le ballet était devenu à la Cour un spectacle complet, d'une technique de plus en plus compliquée. Des auteurs célèbres y travaillaient : Benserade, Quinault, Monère, Lulli, etc ... Molière fournit à .Lulli des comédiesballets : Le Sicilien (1667), Psyché (1671), les intermèdes de l'Amour médecin (1665) où la comédie, le ballet et la musique chantaient ensemble :

Sans nous tous les hommes
Deviendraient malsains,
Et c'est nous qui sommes
Leurs grands médecins.

Ceux de Monsieur de Pouceaugnac (1669), du Bourgeois Gentilhomme (1670), du Malade Imaginaire (1673). Lorsque Lulli obtint le privilège de directeur de l'Académie royale de musique, ou Opéra, en 1672, le ballet de Cour, auquel il avait donné le plus grand éclat, disparut et la danse entra à l'Opéra. Elle n'y fut, pendant un certain temps, qu'un intermède dans les opéras. Elle allait y prendre sa véritable place à la suite de la réforme réalisée par Beauchamp qui fit paraître des danseuses sur la scène. Jusque-là on n'y avait vu que des danseurs. Cette révolution se fit en 1681, pour les représentations du Triomphe de l'Amour, ballet de Quinault et Lulli. Elle donna tous ses effets au fur et à mesure que les danseuses affirmèrent leur supériorité sur les danseurs. En même temps, on enleva à ceux-ci les masques qu'ils portaient et les accoutrements grotesques qui convenaient aux farces du théâtre italien mais non à
un art qui allait se distinguer par toujours plus de grâce. Pécourt, qui succéda à Beauchamp, inventa de nombreuses danses appelées « galantes ». Elles sont décrites, avec celles de Beauchamp, dans l'ouvrage de Feuillet : La Chorégraphie ou l'art de décrire la danse. Au commencement du XVIIIème siècle, la comédie-ballet fut remplacée par le ballet-pantomime devenu le ballet d'aujourd'hui. La duchesse du Maine, qui eut l'idée de cette transformation, fit mettre en musique par Mouret, comme pour les chanter, les vers des Horaces qui furent mimés par les danseurs. Ch amfort devait demander plus tard, en plaisantant, qu'on fit danser les Maximes de La Rochefoucauld. On a vu danser depuis sur des sujets encore plus hermétiques, du Schopenhauer pat exemple, à qui des danseuses « inspirées » rendirent ainsi la monnaie de ses boutades contre les femmes. La création du ballet-pantomime spécialisa davantage 1es danseurs en les distinguant complètement des comédiens et des chanteurs. L'expression des sentiments de leurs personnages n'étant plus que dans leurs gestes, ils donnèrent à leur mimique et à leur danse une perfection grandissante. Marcel, le grand maître de danse de l'époque, s'efforça de débarrasser la danse de tout ce qui était disgracieux et de la rendre distinguée. Son enseignement fut réalisé surtout par le danseur Dupré, appelé « l'Apollon de la danse ». Son successeur, Noverre fit atteindre à la danse dramatique tout son éclat en formant des élèves comme Gardel et surtout les Vestris. Le musicien Rameau avait fait paraitre son maitre à danser en 1748. Noverre écrivit ses Lettres sur les arts en général et la danse en particulier (1760). Les écrits de Rameau et de Noverre et les perfectionnements pratiques réalisés fournirent les éléments de l'ouvrage le plus complet qui soit paru sur la danse, celui de Magny, Principes de chorégraphie (1765).
Noverre mit à la scène les ballets des opéras de Gluck et de Piccinni où brillèrent les Vestris non sans que Gluck, en particulier, ait eu des démêlés avec eux. Le succès des Vestris fut immense. L'aîné, Gaëtan, fut aussi remarquable par sa vanité que par son talent. Il disait : « Il n'y a que trois grands hommes au monde : moi, Voltaire et le roi de Prusse ». Gluck devait se taire devant ce « grand homme » qui voulait bien danser sur sa musique. Toute la Cour allait chez les Vestris pour apprendre les révérences. Mais les grands danseurs allaient être éclipsés par les grandes danseuses. Les premières furent Mlle Prévost, son élève et sa rivale la Camargo qui la première « battit l'entrechat à quatre », et Mlle Sallé qui passa du Théâtre de la Foire à l'Opéra. Vinrent ensuite la Guimard, célèbre par ses folies amoureuses autant que par sa danse, et nombre d'autres, sans oublier Mlle Bigottini qui fit pleurer tout Paris par l'expression de sa mimique dans Nina ou la Folle par amour. A la suite de Lulli, Mozart, Rameau, Méhul, Berton, Cherubini, Kreutzer, écrivirent la musique des ballets. Mais ce n'est qu'après la Révolution et l'Empire que ce genre prit toute son importance et que les musiciens lui donnèrent une réelle originalité.
Le corps de ballet de l'Opéra, sinon la danse, occupa a côté des chanteurs, une grande place dans les fêtes de la Révolution. Il dut se multiplier pour participer aux cérémonies nationales. (Voir Julien Tiersot : Les fêtes et les chants de la Révolution Française). Mais la cérémonie où la danse aurait eu le plus de part n'eut pas lieu. Le programme en avait été préparé par David pour le transfert au Panthéon des cendres de Bara et Viala. Les danseurs y participaient autant que les musiciens et les chanteurs, comme dans la chorodie antique. Ils devaient exprimer les regrets de patriotes « par des pantomimes lugubres et militaires », puis, dans l'apothéose, « pendant que les danseuses, d'un pas joyeux, répandraient des fleurs sur les urnes et feraient disparaître les cyprès, les danseurs, par des attitudes martiales, célèbreraient la gloire des deux héros ». La chute de Robespierre arrêta la réalisation de ce programme. La danse allait prendre une allure moins héroïque pour participer aux orgies de la République de Barras. Pendant la Révolution, on représenta dans les théâtres des ballets de circonstance comme la Rosière républicaine ou deux danseuses, costumées en religieuses, dansèrent avec Vestris qui était en « sans-culotte», dans le costume que les révolutionnaires avaient emprunté aux images du dieu Atys le Phrygien.
Lorsque l'art fut débarrassé du joug napoléonien et qu'il connut l'épanouissement de l'époque romantique, la danse dramatique vit s'ouvrir devant elle de nouveaux horizons. M. de La Rochefoucauld, continuant la tradition des maniaques de tous les siècles, avait voulu allonger les jupes des danseuses sous la Restauration. On les raccourcit au contraire jusqu'à la taille en créant le « tutu ». En même temps, la danseuse se dressant sur les « pointes », gravit ce que M. Levinson appelle lyriquement, de nos jours, le « deuxième éche l'humanité », le premier ayant été franchi lorsque le quadrumane redressa son échine pour marcher sur ses pattes de derrière. C'est le piqué, ou danse sur les pointes des pieds, renouvelé d'ailleurs de la Grèce et de la Renaissance, qui réalise ce noble symbole, crée « l'axe de l'aplomb », émancipe la forme humaine de ce que Nietzsche appelait « l'esprit de pesanteur » et constitue ainsi « un sommet de l'art idéaliste ». Bien des demoiselles de ballet ne pensent pas à toutes ces choses lorsqu'elles se dressent sur leurs orteils.
Hérold, Schneittzhoeffer et Adolphe Adam, composè ballets appelés « d'action » où triomphèrent ces « étoiles » dont les principales furent Marie Taglioni, Fanny Elssler et Carlotta Grisi. Les succès de Taglioni furent dans la Belle au bois dormant, la Sylphide, la Révolte au Sérail, la Fille du Danube. Ceux de Fanny Elssler dans le Diable boiteux et la Tarentule. Carlotta Grisi triompha dans Giselle, la Jolie fille de Gand et le Diable à quatre. Plus près de nous, Léo Delibes écrivit ces oeuvres charmantes qui sont Coppelia et Sylvia. D'autres musiciens produisirent Namouna (Lalo), la Korrigane (Widor), les Deux pigeons (Messager), la Maladetta (Vidal), l'Etoile (Wormser). La dernière forme de ces ballets a été dans la présentation de grands ensembles chorégraphiques faisant manoeuvrer des masses nombreuses de danseurs et de figurants. Elle a pris tout son développement en Italie, dans les balletsspectacles appelés Sieba, Excelsior, Messaline. Elle est demeurée dans le music-hall où l'on fait évoluer, pour des effets les plus inattendus et les plus étrangers à l'art, des armées de danseuses. C'est ainsi qu'un des « clous » de ce genre de spectacle fut, pendant la guerre, le défilé des drapeaux de toutes les nations alliées présentés sur des bataillons de fesses féminines. Les callipygies les plus opulentes étaient, bien entendu, réservées patriotiquement aux couleurs françaises et avaient le plus de succès. Ces exhibitions de « marcheuses », de « girls », de petites « grues », de grosses « poules », dévêtues sous des oripeaux de couleurs criardes et des flots de lumière violente, gigotant aux sons d'orchestres qui font comprendre pourquoi Th. Gautier considérait la musique comme le plus insupportable de tous les bruits, sont de véritables marchés de pauvre viande humaine où les cochons viennent s'exciter mais d'où l'artiste et l'homme simplement normal sortent écoeurés. Le corps humain mérite d'autres apothéoses que celles de la prostitution. Les titres de ces spectacles, qui raccrochent comme les lanternes des maisons à gros numéros, suffisent pour les faire juger.
A côté des ballets « d'action », la tradition des divertissements dansés mêlés aux opéras se continua pendant tout le XIXème siècle avec la plus grande faveur. Wagner lui-même ne put faire représenter Taunhauser à l'Opéra, en 1861, qu'en acceptant d'introduire dans son ouvrage le ballet du Vénusberg, et encore ne parvint-il pas à vaincre la cabale du Jockey-Club soulevée contre la « musique de l'avenir ». Malgré ce, bien des compositeurs, Berlioz en tête, protestaient contre les ballets d'opéra, leur reprochant de « brutaliser l'idée du musicien », et lorsque l'art wagnérien parvint à s'imposer, la danse fut peu à peu éliminée du « drame lyrique ».
Aujourd'hui les deux genres paraissent bien séparés, ayant chacun son expression propre. C'est dans la danse, et à la suite de l'essor que lui ont donné les ballets russes, que se manifestent les initiatives les plus intéressantes, non seulement scéniques mais aussi musicales. Alors que la musique dramatique ne s'est plus renouvelée, sauf quelques exceptions, depuis Wagner (voir : Musique), la musique de danse s'est évadée, avec la danse elle-même, vers les formes les plus neuves et les plus hardies, entraînant par un renouvellement constant la curiosité des esprits qui ne sont pas incrustés dans un conservatisme imbécile. Plus que tous les arts, 1a danse dramatique donne en ce moment l'impression de la vie multiforme et toujours jeune. Elle va « par-delà les tombeaux », à l'avant-garde de l'art et n’attend plus qu'une véritable inspiration populaire, née de l'enthousiasme de tout un peuple, pour atteindre à sa plus haute expression. Elle s'est débarrassée des conventions de l'ancien ballet, de ce qui était à la mode et par conséquent éphémère, sans racine profonde. Elle s'est rapprochée de la pantomime pour rendre au geste l'éloquence qu'il avait perdue et l'émotion qu'il n'inspirait plus. Elle a rendu à la vie et à ses variétés infinies les mouvements qui s'étaient figés dans des attitudes. Les acrobaties les plus hardies lui permettent d'ajouter à la grâce du corps humain toute sa souplesse, son adresse et son audace. Certes, la danse nouvelle n'est pas débarrassée des loufoqueries du snobisme ; elle subit comme tous les arts la tutelle malsaine de l'argent et des imbéciles qui confondent le grotesque et le beau ; mais elle s'affirme, malgré tout, comme la forme la plus indépendante et la plus vivante du vieil instinct humain qui aspire à la beauté et qui trouva de tout temps dans la danse, son expression la plus complète et la plus sincère, celle de la ligne et du gouvernement que ne trahit pas le mensonge de la parole. Il y a, devant la façade morne de ce monument qu'on appelle l'Opéra de Paris et dont on pourrait faire tout ce qu'on voudrait, une balle, une gare, sauf un temple de la musique, une oeuvre qui jette sur lui un rayonnement incomparable : c'est le groupe de la danse de Carpeaux. Il n'est peut-être rien qui soit si admirable dans l'immense ville où se côtoient toutes les beautés et toutes les laideurs. Il est le plus magnifique sourire de la joie humaine. Vienne le temps où la danse, ayant retrouvé la santé et la pureté sera, avec les autres arts, victorieuse de toutes les aberrations pour exprimer le bonheur des hommes. Alors, devant la Maison du Peuple, on pourra mettre à sa véritable place la danse de Carpeaux pour dire à tous : « C'est ici le palais de la vie, de la joie, de la beauté ».
-Edouard ROTHEN.

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