mardi 18 septembre 2018

Alphonse Aulard Polémique et Histoire


MENTALITÉ DES GENS D’ÉGLISE
24 juin 1903

Beaucoup d’ecclésiastiques m’écrivent à propos de mes articles sur la question politico-religieuse.
Je lis leurs lettres avec infiniment d’intérêt et de profit ; elles me font connaître, par les documents les plus authentiques et les plus sûrs, la mentalité des gens d’Église.
Plusieurs de ces lettres sont anonymes. Mais elles portent une mar-que de fabrique si évidente qu’il n’y a pas à s’y tromper un instant. C’est un mélange d’onction et de fureur, de gémissements et de mena-ces, d’attendrissement papelard et d’injures grossières, parfois scato-logiques.
Les lettres signées sont moins libres, mais non moins instructives.
Je les classe en deux catégories : celles d’ecclésiastiques qui sont contents de moi, celles d’ecclésiastiques qui ne sont pas contents de moi. La première catégorie, l’avouerai-je ? ne comprend jusqu’ici que deux lettres, et encore émanent-elles du même abbé. Mes articles lui plaisent tellement, lui inspirent tant d’amitié pour moi, qu’il se de-mande si, lui et moi, nous n’avons pas de parents communs. pourquoi cette sympathie ? Il l’avoue ingénument : parce qu’à me lire il conçoit une haute idée de mon influence personnelle ; il se dit que je dois avoir des amis dans le gouvernement ; et carrément, jovialement, il me demande de le recommander à M. Camille Pelletan pour être aumônier de la marine !
Les lettres de la seconde catégorie, celles des ecclésiastiques mé-contents et indignés, forment déjà un assez gros dossier. Les uns ne me demandent point de publier leurs lettres ; les autres en demandent la publication, ou me défient de les publier. Parmi ces derniers, le plus intéressant est M. l’abbé Cabinel, que je me fais un plaisir de vous présenter, parce qu’il me semble plus représentatif qu’aucun de mes autres correspondants ecclésiastiques.
Il m’a écrit deux lettres.
Dans la première, en date du 31 janvier, il me dit que j’ai tort de vouloir que les instituteurs mangent tous les jours, aux frais des catholiques, « des poulets, des chapons, des lièvres, des dindes, des bécasses et des gigots », et il m’avertit que, si la séparation des Églises et de l’État procure cette nourriture aux instituteurs, c’est la chute de la prochaine République.
Cette lettre est belle, mais longue ; je préfère citer l’autre, que je voudrais plus courte, mais que je ne pourrais vouloir plus caractéristique.
Cette lettre est belle, mais longue, mais que je ne pourrais vouloir que plus caractéristique.
Donc l’excellent abbé Cabibel m’a écrit ceci :
« Bouleix (Soulan), 10 juin 1903.
« A monsieur Aulard, professeur à la Sorbonne, Paris « Monsieur le professeur,
« Je viens de lire dans la Dépêche du 9 courant votre article sur les projets Pressensé et Hubbard, que nous approuvons, cela va sans dire, et que vous trouvez même trop modérés, car vous dites ceci : « J’irais plus loin pour ma part. »
« Ces projets et autres similaires, je vous le dis sans hésiter, mon-sieur le professeur, sont absolument fous et insensés, et je le prouve.
« Vous êtes un ou deux millions de libres-penseurs en France, qui voulez fouler à vos pieds et réduire à merci trente-sept ou trente-huit millions de catholiques, de protestants, de juifs, lesquels trente-sept ou trente-huit millions de catholiques, de protestants et de juifs paient évidemment la grosse masse des impôts.
« Vraie ou fausse, peu importe ici, ces trente-sept ou trente-huit millions de catholiques, de protestants et de juifs ont une religion, et ils paient pour les frais de leur culte, comme ils paient pour tout le reste.
« De quel droit, vous, libres-penseurs, qui n’êtes qu’une infime minorité dans la nation, voulez-vous priver ces catholiques, ces protestants et ces juifs des cérémonies de leur culte ?
« Vos projets, en effet, sont, ni plus ni moins, la destruction de toute religion et de tout culte. A quoi aboutissent ces projets ridicules ? A faire des églises, des temples et des synagogues des sortes de music-halls et des cafés-concerts à l’usage des curés laïques, des libertins et des prostituées qui auront toute liberté d’y chanter et même d’y danser la Carmagnole, à tour de rôle, un, deux jours de la semaine.
« Et voulez-vous que, le lendemain du jour où ces édifices auront été ainsi souillés par la cohue des chenapans et de la crapule des deux sexes, car il n’y aura que de cela dans ces réunions, voulez-vous, dis-je, que, le lendemain de ce jour, on revienne y dire la messe ou y célébrer quelque autre office religieux ? « Et vous avez la naïveté de croire que les évêques, en particulier accepteront cette saleté ? Jamais de la vie.
« Et les trente-sept ou trente-huit millions de catholiques, de protestants et de juifs, croyez-vous qu’ils l’acceptent ? N’y comptez pas.
« Alors qu’arrivera-t-il ? Il arrivera, et ceci est absolument sûr et certain, qu’aux prochaines élections législatives la grande masse des électeurs voteront contre la République.
« Conclusion : M. de Pressensé, M. Hubbard, M. Henry Bérenger, vous, et tous ceux qui partagent votre manière de voir, vous êtes en train de conduire la France à un désastre pire que celui de Sedan.
« Je vous autorise, monsieur le professeur, à publier cette lettre. Mais vous n’oserez pas la publier, pas plus que vous n’avez osé publier celle du 31 janvier dernier.
« Agréez, monsieur le professeur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
« CABIBEL,
« Curé de Bouleix (Soulan), par Aleu (Ariège). »
Cette lettre nous offre un précieux exemple de raisonnement ecclésiastique, et un non moins précieux exemple d’aménités ecclésiastiques.
Les aménités, vous les voyez briller dans cette prose comme un diamant dans sa monture.
Pour M. l’abbé Cabibel, les femmes libres-penseuses sont des prostituées, et les laïques des deux sexes qui n’ont point, en matière religieuse, les opinions de l’abbé, sont des chenapans et de la crapule.
Voilà bien en quoi la mentalité ecclésiastique diffère de la mentalité laïque !
Nous autres, libres-penseurs, nous ne croyons pas que l’erreur soit une corruption du cœur, et moi, en particulier, je ne pense pas du tout que M. l’abbé Cabibel, parce qu’il croit à l’Immaculée-Conception et que je n’y crois pas, soit un chenapan, une crapule, un débauché ; j’ai plutôt l’idée que c’est un très brave homme.
M. l’abbé Cabibel est convaincu, au contraire, que si on se trompe, si on ne pense pas comme lui, c’est par canaillerie.
Le libre-penseur juge l’abbé Cabibel, le comprend, se met en idée à sa place, l’excuse sur son éducation, sur le séminaire qui lui a rétréci ou faussé l’esprit, le plaint plus qu’il ne le blâme, et le voit tout joyeux, en son petit presbytère de Soulan, parce qu’en un belle lettre il a rivé son clou au journaliste mécréant.
Le libre-penseur sourit à l’abbé Cabibel, se l’explique et lui par-donne.
L’abbé Cabibel ne sourit pas au libre-penseur, ne se l’explique pas, ne lui pardonne pas.
Ne comprenant point, n’ayant pas été élevé à comprendre, mais à obéir, il injurie, il crie des gros mots, et il croit bien faire, et il croit remplir son devoir.
Quant au raisonnement, ses professeurs du séminaire ne lui ayant pas appris à raisonner, mais à imiter, ne lui ayant pas appris la liberté, mais l’autorité, l’abbé Cabibel, voulant me montrer que j’ai tort, commence par affirmer et n’essaie qu’ensuite de prouver.
Vous vouliez, monsieur l’abbé, faire voir qu’en proposant de ce pas louer les églises au seul culte catholique, mais de les louer aussi aux autres cultes et aux sociétés laïques d’enseignement, j’avais pour but d’empêcher les catholiques d’exercer leur culte ? Pourquoi ne commencez-vous pas par démontrer que telle est, en effet, mon intention, avant d’affirmer comme si c’était une chose prouvée et entendue ? Je vois qu’au séminaire on met la charrue avant les bœufs Non, monsieur l’abbé, non, nous ne voulons empêcher personne d’aller à la messe, et si une secte voulait empêcher les catholiques de pratiquer leur religion, nous combattrions cette secte avec l’énergie que nous mettons aujourd’hui à combattre la tyrannie de l’Église romaine.
Vous dites que si les laïques avaient, à leur tour, la jouissance des édifices nationaux qui s’appellent les cathédrales, ou des édifices communaux qui s’appellent les églises paroissiales, les temples se-raient ainsi pollués et vous n’y pourriez plus dire la messe.
On ne vous a donc pas appris au séminaire qu’en France, avant le Concordat, les catholiques partageaient la jouissance des temples avec d’autres sectes, par exemple avec les théophilanthropes, et qu’ils ac-ceptaient ce partage ? Vous feriez, au XXe siècle, ce que faisaient les prêtres de la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe. J’imagine qu’ils inauguraient leur messe ou leurs vêpres par quelque courte cé-rémonie expiatoire ou purificatrice. Cela, c’est votre affaire.
Mais à mon raisonnement même fondé sur ce qu’il n’est pas juste que les catholiques aient seuls la jouissance des édifices nationaux et communaux, que répondez-vous, monsieur l’abbé ? Rien du tout. Vous ne l’écoutez même pas, e raisonnement. Vous roulez des yeux furieux, et de votre bouche ne sortent que les mots de chenapans, de crapules, de saletés, de prostituées, tous les crapauds théologiques.
Je vous plains et je vous remercie.
Je vous plains d’avoir cette mentalité, et je vous remercie de nous l’avoir montrée. Voilà le zèle évangélique ! Voilà la charité chrétienne ! Voilà les éducateurs que l’Église romaine donne au peuple français.
(Dépêche de Toulouse du 24 juin 1903.)


Aucun commentaire: