MENTALITÉ
DES GENS D’ÉGLISE
24
juin 1903
Beaucoup
d’ecclésiastiques m’écrivent à propos de mes articles sur la
question politico-religieuse.
Je
lis leurs lettres avec infiniment d’intérêt et de profit ; elles
me font connaître, par les documents les plus authentiques et les
plus sûrs, la mentalité des gens d’Église.
Plusieurs
de ces lettres sont anonymes. Mais elles portent une mar-que de
fabrique si évidente qu’il n’y a pas à s’y tromper un
instant. C’est un mélange d’onction et de fureur, de
gémissements et de mena-ces, d’attendrissement papelard et
d’injures grossières, parfois scato-logiques.
Les
lettres signées sont moins libres, mais non moins instructives.
Je
les classe en deux catégories : celles d’ecclésiastiques qui sont
contents de moi, celles d’ecclésiastiques qui ne sont pas contents
de moi. La première catégorie, l’avouerai-je ? ne comprend
jusqu’ici que deux lettres, et encore émanent-elles du même abbé.
Mes articles lui plaisent tellement, lui inspirent tant d’amitié
pour moi, qu’il se de-mande si, lui et moi, nous n’avons pas de
parents communs. pourquoi cette sympathie ? Il l’avoue ingénument
: parce qu’à me lire il conçoit une haute idée de mon influence
personnelle ; il se dit que je dois avoir des amis dans le
gouvernement ; et carrément, jovialement, il me demande de le
recommander à M. Camille Pelletan pour être aumônier de la marine
!
Les
lettres de la seconde catégorie, celles des ecclésiastiques
mé-contents et indignés, forment déjà un assez gros dossier. Les
uns ne me demandent point de publier leurs lettres ; les autres en
demandent la publication, ou me défient de les publier. Parmi ces
derniers, le plus intéressant est M. l’abbé Cabinel, que je me
fais un plaisir de vous présenter, parce qu’il me semble plus
représentatif qu’aucun de mes autres correspondants
ecclésiastiques.
Il
m’a écrit deux lettres.
Dans
la première, en date du 31 janvier, il me dit que j’ai tort de
vouloir que les instituteurs mangent tous les jours, aux frais des
catholiques, « des poulets, des chapons, des lièvres, des dindes,
des bécasses et des gigots », et il m’avertit que, si la
séparation des Églises et de l’État procure cette nourriture aux
instituteurs, c’est la chute de la prochaine République.
Cette
lettre est belle, mais longue ; je préfère citer l’autre, que je
voudrais plus courte, mais que je ne pourrais vouloir plus
caractéristique.
Cette
lettre est belle, mais longue, mais que je ne pourrais vouloir que
plus caractéristique.
Donc
l’excellent abbé Cabibel m’a écrit ceci :
«
Bouleix (Soulan), 10 juin 1903.
«
A monsieur Aulard, professeur à la Sorbonne, Paris « Monsieur le
professeur,
«
Je viens de lire dans la Dépêche
du
9 courant votre article sur les projets Pressensé et Hubbard, que
nous approuvons, cela va sans dire, et que vous trouvez même trop
modérés, car vous dites ceci : « J’irais plus loin pour ma part.
»
«
Ces projets et autres similaires, je vous le dis sans hésiter,
mon-sieur le professeur, sont absolument fous et insensés, et je le
prouve.
«
Vous êtes un
ou
deux
millions de
libres-penseurs en France, qui voulez fouler à vos pieds et réduire
à merci trente-sept ou trente-huit millions de catholiques, de
protestants, de juifs, lesquels trente-sept ou trente-huit millions
de catholiques, de protestants et de juifs paient évidemment la
grosse masse des impôts.
«
Vraie ou fausse, peu importe ici, ces trente-sept ou trente-huit
millions de catholiques, de protestants et de juifs ont une religion,
et ils paient pour les frais de leur culte, comme ils paient pour
tout le reste.
«
De quel droit, vous, libres-penseurs, qui n’êtes qu’une infime
minorité dans la nation, voulez-vous priver ces catholiques, ces
protestants et ces juifs des cérémonies de leur culte ?
«
Vos projets, en effet, sont, ni plus ni moins, la destruction de
toute religion et de tout culte. A quoi aboutissent ces projets
ridicules ? A faire des églises, des temples et des synagogues des
sortes de music-halls et des cafés-concerts à l’usage des curés
laïques,
des libertins et des prostituées qui auront toute liberté d’y
chanter et même d’y danser la Carmagnole,
à tour de rôle, un, deux jours de la semaine.
«
Et voulez-vous que, le lendemain du jour où ces édifices auront été
ainsi souillés par la cohue des chenapans et de la crapule des deux
sexes, car il n’y aura que de cela dans ces réunions, voulez-vous,
dis-je, que, le lendemain de ce jour, on revienne y dire la messe ou
y célébrer quelque autre office religieux ? « Et vous avez la
naïveté de croire que les évêques, en particulier accepteront
cette saleté ? Jamais de la vie.
«
Et les trente-sept ou trente-huit millions de catholiques, de
protestants et de juifs, croyez-vous qu’ils l’acceptent ? N’y
comptez pas.
«
Alors qu’arrivera-t-il ? Il arrivera, et ceci est absolument sûr
et certain, qu’aux prochaines élections législatives la grande
masse des électeurs voteront contre la République.
«
Conclusion : M. de Pressensé, M. Hubbard, M. Henry Bérenger, vous,
et tous ceux qui partagent votre manière de voir, vous êtes en
train de conduire la France à un désastre pire que celui de Sedan.
«
Je vous autorise, monsieur le professeur, à publier cette lettre.
Mais vous n’oserez pas la publier, pas plus que vous n’avez osé
publier celle du 31 janvier dernier.
«
Agréez, monsieur le professeur, l’assurance de mes sentiments les
plus distingués.
«
CABIBEL,
«
Curé
de Bouleix (Soulan), par Aleu (Ariège). »
Cette
lettre nous offre un précieux exemple de raisonnement
ecclésiastique, et un non moins précieux exemple d’aménités
ecclésiastiques.
Les
aménités, vous les voyez briller dans cette prose comme un diamant
dans sa monture.
Pour
M. l’abbé Cabibel, les femmes libres-penseuses sont des
prostituées,
et les laïques des deux sexes qui n’ont point, en matière
religieuse, les opinions de l’abbé, sont des chenapans
et
de la crapule.
Voilà
bien en quoi la mentalité ecclésiastique diffère de la mentalité
laïque !
Nous
autres, libres-penseurs, nous ne croyons pas que l’erreur soit une
corruption du cœur, et moi, en particulier, je ne pense pas du tout
que M. l’abbé Cabibel, parce qu’il croit à
l’Immaculée-Conception et que je n’y crois pas, soit un
chenapan, une crapule, un débauché ; j’ai plutôt l’idée que
c’est un très brave homme.
M.
l’abbé Cabibel est convaincu, au contraire, que si on se trompe,
si on ne pense pas comme lui, c’est par canaillerie.
Le
libre-penseur juge l’abbé Cabibel, le comprend, se met en idée à
sa place, l’excuse sur son éducation, sur le séminaire qui lui a
rétréci ou faussé l’esprit, le plaint plus qu’il ne le blâme,
et le voit tout joyeux, en son petit presbytère de Soulan, parce
qu’en un belle lettre il a rivé son clou au journaliste mécréant.
Le
libre-penseur sourit à l’abbé Cabibel, se l’explique et lui
par-donne.
L’abbé
Cabibel ne sourit pas au libre-penseur, ne se l’explique pas, ne
lui pardonne pas.
Ne
comprenant point, n’ayant pas été élevé à comprendre, mais à
obéir, il injurie, il crie des gros mots, et il croit bien faire, et
il croit remplir son devoir.
Quant
au raisonnement, ses professeurs du séminaire ne lui ayant pas
appris à raisonner, mais à imiter, ne lui ayant pas appris la
liberté, mais l’autorité, l’abbé Cabibel, voulant me montrer
que j’ai tort, commence par affirmer et n’essaie qu’ensuite de
prouver.
Vous
vouliez, monsieur l’abbé, faire voir qu’en proposant de ce pas
louer les églises au seul culte catholique, mais de les louer aussi
aux autres cultes et aux sociétés laïques d’enseignement,
j’avais pour but d’empêcher les catholiques d’exercer leur
culte ? Pourquoi ne commencez-vous pas par démontrer que telle est,
en effet, mon intention, avant d’affirmer comme si c’était une
chose prouvée et entendue ? Je vois qu’au séminaire on met la
charrue avant les bœufs Non, monsieur l’abbé, non, nous ne
voulons empêcher personne d’aller à la messe, et si une secte
voulait empêcher les catholiques de pratiquer leur religion, nous
combattrions cette secte avec l’énergie que nous mettons
aujourd’hui à combattre la tyrannie de l’Église romaine.
Vous
dites que si les laïques avaient, à leur tour, la jouissance des
édifices nationaux qui s’appellent les cathédrales, ou des
édifices communaux qui s’appellent les églises paroissiales, les
temples se-raient ainsi pollués et vous n’y pourriez plus dire la
messe.
On
ne vous a donc pas appris au séminaire qu’en France, avant le
Concordat, les catholiques partageaient la jouissance des temples
avec d’autres sectes, par exemple avec les théophilanthropes, et
qu’ils ac-ceptaient ce partage ? Vous feriez, au XXe
siècle,
ce que faisaient les prêtres de la fin du XVIIIe
et
du commencement du XIXe.
J’imagine qu’ils inauguraient leur messe ou leurs vêpres par
quelque courte cé-rémonie expiatoire ou purificatrice. Cela, c’est
votre affaire.
Mais
à mon raisonnement même fondé sur ce qu’il n’est pas juste que
les catholiques aient seuls la jouissance des édifices nationaux et
communaux, que répondez-vous, monsieur l’abbé ? Rien du tout.
Vous ne l’écoutez même pas, e raisonnement. Vous roulez des yeux
furieux, et de votre bouche ne sortent que les mots de chenapans,
de crapules,
de saletés,
de prostituées,
tous les crapauds théologiques.
Je
vous plains et je vous remercie.
Je
vous plains d’avoir cette mentalité, et je vous remercie de nous
l’avoir montrée. Voilà le zèle évangélique ! Voilà la charité
chrétienne ! Voilà les éducateurs que l’Église romaine donne au
peuple français.
(Dépêche
de Toulouse du
24 juin 1903.)
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