samedi 1 septembre 2018

Journal de la Commune


UNE RÉVOLUTION POPULAIRE

L’histoire est le seul témoin dont les dépositions soient capables de condamner ou de consacrer une révolution. Les grands mouvements d’un peuple ne sont efficaces et durables que, s’ils sont mus et soutenus par la force intime et personnelle qui le pousse à travers tant d’aventures à l’accomplissement de sa destinée. Une révolution légitime et nécessaire n’est qu’un développement ; car il n’y a point, en réalité, de commencement ; car il n’y a point, en réalité, de commencement précis, ni de conclusion dans les affaires humaines, qui se mêlent les unes aux autres dans une perpétuelle et confuse génération. Mais une révolution est inopportune ou inutile qui, tentée seulement par quelques-uns ou imposée par surprise, contredit l’idée nationale et interrompt le courant de l’histoire. C’est à l’histoire, qui établit la généalogie des révolutions, qu’il appartient de démontrer si les tendances d’une époque et l’idée qu’elles révèlent continuent la secrète logique des choses, ou ne sont qu’une déviation insensée, qu’une perversité passionnelle d’une génération abêtie ou affolée. Car le progrès ne se poursuit pas en ligne droite ; et l’homme se retarde souvent dans des moments de trouble et d’imbécilité pendant lesquels il perd l’intelligence et jusqu’à l’instinct de sa destinée. Les moments de décadence ne sont pas irréparables, ils élaborent pour l’histoire future une race nouvelle dont le type s’est lentement préparé à l’écart. Les mouvements anarchiques de l’histoire offrent à cette race ignorée ou soupçonnée l’occasion de se développer et de remplacer dans le monde renouvelé les vieilles races perverties ou disparues.
Il vaudrait mieux que le progrès s’accomplît sans nuire à personne, individu ou peuple. Mais il n’est pas possible, même aux meilleurs et aux plus vertueux, de dominer ou d’éviter les lois logiques et nécessaires qui président aux évolutions historiques. Il se présente toujours, dans la vie d’un peuple ou d’un individu, un moment définitif, une crise suprême, où se donnent rendez-vous contre lui toutes les fatalités de son passé. S’il manque de sang-froid devant cette agression de ses anciennes erreurs et de ses vieilles fautes ressuscitées pour le perdre, il sera irrémissiblement détruit.
La France en est à cet instant. Demandez à l’histoire si cette révolution, dont certains se scandalisent, est un effort inutile et insensé, inexcusable, ou l’épanouissement d’une idée, dont les racines, nourries de notre sueur et de notre sang, s’enfoncent aux profondeurs de notre vie nationale. La réponse n’est pas douteuse. Les précurseurs qui, dès le XIe siècle, ont combattu pour l’idée de la Commune, attestent la bonne naissance de la postérité qui continue leur courage et leurs travaux. Pour nous fortifier dans notre foi et dans notre espérance, tâchons de revivre quelques moments de notre vie avec les générations évoquées, dont l’âme généreuse a préparé l’idée libératrice qui va triompher ou périr avec nous. La loi de l’atavisme, par laquelle les êtres de l’histoire naturelle sont parfois ramenés au type primitif dont ils descendent, est également une loi de l’histoire humaine. Au moment de disparaître, les races et les familles reproduisent l’image et les passions de leur plus ancienne parenté. Cette loi, qui explique, chez une race, la perpétuité de son idée et de ses habitudes politiques et sociales, rend compte à l’historien de nos passions et de nos moeurs qui, sans elle, resteraient pour lui autant de mystère. L’histoire ne serait qu’un tumulte d’événements, sans relation entre eux et sans raison. Or, ce qui fait précisément que l’histoire est un enseignement, c’est qu’elle se propose moins, en réalité, de raconter les faits que de définir leur enchaînement, et la logique, qui, en les unissant indissolublement les uns aux autres, fait de l’histoire humaine un tout, un ensemble rationnel, soumis à des lois précises et tendant à une fin déterminée. Cette fin, dont tous les hommes ont l’instinct sinon la conscience, c’est la justice. Tous les moments de la vie universelle gravitent vers cette idée qu’elle proclame par ses efforts, et jusque dans ses découragements et ses défaillances.
Ce qui est vrai des races et des individus rappelés à leur origine ou rejetés dans leur forme primitive, l’est également des époques historiques, des sociétés et des classes. La fin d’une époque est un retour à son principe. Une société à son terme reproduit intégralement l’idée qui l’a fondée, et les éléments qui la composèrent, privés de la force qui les coordonnait, se présentent à l’analyse désagrégés et épars. C’est là un moment anxieux et plein d’enseignement pour le philosophe. Il peut étudier en lui-même les classes, c’est-à-dire les énergies contraires dont l’incessant combat a déterminé les mouvements oscillatoires, et décidé le développement définitif de cette période sociale. Car, de même que c’est à la fin d’une société que son principe apparaît dans sa forme absolue même la classe prédominante, qui a été la force génératrice de cette société, se montre alors dans sa tendance positive et toute semblable à son commencement. Ainsi la race comme la race, se trouve ramenée à son type et l’histoire à son idée. Les exemples ne manqueraient pas à l’appui de mon opinion. Je vais seulement en citer quelques-uns. Comment le christianisme a-t-il vaincu la société païenne ? En s’y substituant. Il a commencé par la séparation du spirituel et du temporel, qui est le désir universel de la société chrétienne, et qui sera sa fin. La société romaine a fini par les latifundia (propriétés) et par l’esclavage : elle a fini par l’antagonisme du maître et de l’esclavage. Comment avait-elle commencé ? Par le patronage et la clientèle. Nous verrons la société féodale périr, comme elle, par le développement de son propre principe. Le vassal et le seigneur, qui sont les deux termes où elle se résume, marquent sa fin dans le servage de l’homme et de la glèbe. Comment avait-t-elle commencé ? Par la recommandation du possesseur et de la terre. Enfin la société bourgeoise, qui depuis 89 s’est substituée, dans l’autorité et dans le privilège, à l’ancienne aristocratie, contre laquelle elle s’était coalisée avec la royauté, quel est son principe ? La subordination du travail au capital. Elle sera détruite par la lutte développée du travailleur contre le capitaliste. Ces exemples me suffisent pour faire comprendre et pour confirmer ma pensée. Si elle est juste, s’il est vrai que la fin de chaque chose soit un retour à son principe, quelle est la raison de cette révolution qui s’accomplit sous nos yeux ? Cette révolution définitive, qui ne serait pas empêchée par une défaite locale ou momentanée, est, comme toutes les grandes époques génésiaques, à la fois une fin et un commencement. Elle est la fin d’une période militante, inaugurée au Xie siècle par les révoltes communales, et le commencement d’une époque créatrice et architectonique.
Nous retrouvons encore parmi nous, mais sous d’autres noms, amoindries et affaiblies, les causes qui ont interrompu et dénaturé, aux XIIe et XIIIe siècles, le travail et la liberté politiques. Les ennemis sont les mêmes ; mais leur puissance n’est plus la même. Les défaites, les courts triomphes, les espérances et les angoisses, enfin la force irrésistible de son développement intellectuel et matériel, ont instruit et éclairé la Révolution qui, tour à tour trahie par le roi, par l’Eglise et par la bourgeoisie, quelle avait, l’un après l’autre, appelés à son aide, en est enfin réduite heureusement à ne compter que sur elle-même. La bourgeoisie qui, au XIIe siècle, a proclamé la commune, ne peut se démentir aujourd’hui. Elle laissera faire, et elle laissera passer. Mais, comme au douzième siècle, elle ne rêve dans la Commune que cette politique. Cette classe, toute pénétrée de la tradition romaine, ne pourra jamais comprendre la fédération politique des communes : c’est là, pour elle, le comble de l’anarchie !
Cette oeuvre de fédéralisation incombe donc à une autre classe qui, par son instinct ou sa tradition, ne soit pas irréparablement attachée à un idéal qui contredise cette révolution nécessaire. La classe populaire, qui n’a jamais paru directement aux affaires publiques, qui jamais n’a eu l’occasion ou la volonté d’imprimer aux choses l’image de son idée personnelle, est-elle apte à cette oeuvre, et y est-elle préparée ? C’est encore à l’histoire de répondre. Son affirmation ou sa négation fera notre salut ou notre ruine. Qu’elle cherche donc sous les annales officielles cette nation immense, terrain patient ou trop fécond sur lequel se sont entassées de si lourdes tyrannies ou en qui se sont enracinées de si profond despotismes. Si le peuple, en France, n’a pas d’idée propre, si tant de douleurs, de désastres, n’ont pas réussi à lui faire une conscience, nos affaires sont dans un délabrement irréparable d’où elles ne se relèveront plus. Mais je crois, au contraire, que dans cette lente obscurité où il a végété pendant les siècles royalistes et bourgeois ce peuple ignoré a mystérieusement préparé le type nouveau sur lequel se refera une nouvelle société.
Les révolutions bourgeoises ont été, jusqu’à ce jour, frappées d’incapacité. Elles ont généreusement annoncé les meilleurs principes et les idées les plus révolutionnaires ; elles n’ont pas su, elles n’ont pas pu, ou elles n’ont pas voulu les réaliser. Son égoïsme a averti la bourgeoisie qu’au triomphe des doctrines proposées témérairement au peuple, elle perdrait le profit de la Révolution, et ce profit, quel était-il ? De remplacer, dans sa puissance, la caste que le peuple l’avait aidé à renverser ? Je ne dis pas que cet égoïsme fût raisonné, fût volontaire ; il était instinctif. Ni les vertus, ni les hommes extraordinaires n’ont manqué à la bourgeoisie ; mais ces révolutions, faites pompeusement au nom de la liberté, contenaient en elles-mêmes un principe contradictoire qui les démentait et devait finir par les détruire. La conception romaine de l’unité impériale et de la centralisation obsède fatalement l’esprit de cette clase, qui n’a jamais pu s’en affranchir, et s’y est obstinée jusqu’à méconnaître ses propres intérêts et à les sacrifier à l’autorité d’un maître. La postérité des Gallo-Romains, habituée à la liberté civile des municipes, a toujours tenu en défiance la liberté politique. Si l’on trouve, au XIIIe siècle, de véritables confédérations de villes libres, c’est dans les pays germaniques, qui n’ont pas subi directement l’éducation romaine ; et encore faut-il observer que, dans le principe, la plupart de ces confédérations avaient plutôt pour objet la garantie de la liberté civile que la garantie de la liberté politique.
La ligue des six villes allemandes, Worms, Mayence, Spire, Francfort, Gelnhausen et Friedederg, qui fut dissoute en 1226 par Henry, avait été spécialement formée contre l’évêque de Mayence. Les villes fédérées étaient unies entre elles pour les choses de la paix et de la guerre ; leurs juges et leurs échevins composaient une sorte de conseil fédéral, à l’arbitrage duquel étaient dévolues les discussions et les difficultés qui survenaient entre les villes.
On ne trouverait pas en France, à cette époque, une organisation aussi nettement définie. D’autres groupes de villes, comme la Confédération rhénane, qui s’était fondée pour assurer le commerce contre les brigandages des seigneurs féodaux, et qui devint plus tard la ligne hanséatique, montrent le principe fédératif déjà assez largement appliqué en Allemagne, au XIIIe siècle. Mais en France, à cette époque, le mouvement des communes, habilement détourné de sa tendance naturelle, venait renforcer le pouvoir royal contre l’anarchie féodale qui avait étalé sur toute la surface du pays, mais principalement dans le nord et au centre, une sorte de république aristocratique, très hostile à l’administration romaine et très impatiente de l’autorité monarchique.
Cette malheureuse alliance avec la royauté acheva de pervertir la bourgeoisie qui, dès lors, a toujours acclamé dans le roi le restaurateur de l’unité césarienne et de la grande machine impériale. C’est par là qu’une révolution, qui en se développant se fût nécessairement étendue jusqu’à la liberté politique, fut même incapable de fonder la liberté civile.
Il est inutile d’accumuler plus d’arguments pour démontrer que l’histoire seule peut nous rendre compte de l’incapacité des classes ouvrières. La distinction des classes est l’indice certain de la conquête. La Révolution de 89-93, menée surtout par des bourgeois, a été une revanche des Gallo-Romains contre les Franks. Elle a été préoccupée avant tout d’assurer au Tiers-Etat l’égalité que lui déniait l’orgueil nobiliaire de la postérité des conquérants. Mais cette revanche n’a pas affranchi les peuplades kiniriques, galliques, ibériennes, qui, tant de fois vaincues et possédées, sont encore le fond réel de la nation. A elles donc d’apparaître maintenant, de se relever tout animées des profondeurs de leur misère sanglante, et de démontrer, par leurs oeuvres, que les siècles quelles ont vécu dans l’asservissement ont déposé ou fortifié en elles une idée qui, jusqu’ici méconnue ou inconnue, va se trouver assez puissante pour réaliser la liberté, si souvent promise et toujours ajournée.
Fouillons donc notre histoire dans tous les sens et dans toutes les profondeurs. Cherchons notre tradition vraiment populaire, vraiment nationale, dans ces longs siècles d’épreuves et de martyres qui, depuis les épaisses ténèbres de notre origine, s’étendent qu’à cette nouvelle épreuve décisive où nous voici entrés. Ramassons toutes nos forces pour l’accomplissement de la tâche suprême qui nous est échue. L’histoire, appelée en témoignage, précisera et affermira dans nos âmes la conscience de cette solidarité indestructible qui nous unit à toutes les générations de précurseurs qui se sont sacrifiés patiemment à l’idée qui nous soulève aujourd’hui. Quand nous connaitrons ce que nous sommes ; quand nous saurons l’expérience qu’ont placée sur nous tant de siècles laborieux ; quand nous sentirons vivre en nous toutes ces âmes généreuses qui ont tenté de nous léguer une meilleure destinée, nous nous acharnerons à l’oeuvre plus résolus et plus confiants. Nous serons moins prompts à désespérer de l’avenir, et nous nous laisserons pousser en avant par cette impulsion mystérieuse, qui, venue du fond de notre histoire, s’est accrue à travers les siècles, des forces accumulées de toutes les générations.
L. X. DE RICARD.

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