UNE
RÉVOLUTION POPULAIRE
L’histoire
est le seul témoin dont les dépositions soient capables de
condamner ou de consacrer une révolution. Les grands mouvements d’un
peuple ne sont efficaces et durables que, s’ils sont mus et
soutenus par la force intime et personnelle qui le pousse à travers
tant d’aventures à l’accomplissement de sa destinée. Une
révolution légitime et nécessaire n’est qu’un développement ;
car il n’y a point, en réalité, de commencement ; car il n’y a
point, en réalité, de commencement précis, ni de conclusion dans
les affaires humaines, qui se mêlent les unes aux autres dans une
perpétuelle et confuse génération. Mais une révolution est
inopportune ou inutile qui, tentée seulement par quelques-uns ou
imposée par surprise, contredit l’idée nationale et interrompt le
courant de l’histoire. C’est à l’histoire, qui établit la
généalogie des révolutions, qu’il appartient de démontrer si
les tendances d’une époque et l’idée qu’elles révèlent
continuent la secrète logique des choses, ou ne sont qu’une
déviation insensée, qu’une perversité passionnelle d’une
génération abêtie ou affolée. Car le progrès ne se poursuit pas
en ligne droite ; et l’homme se retarde souvent dans des moments de
trouble et d’imbécilité pendant lesquels il perd l’intelligence
et jusqu’à l’instinct de sa destinée. Les moments de décadence
ne sont pas irréparables, ils élaborent pour l’histoire future
une race nouvelle dont le type s’est lentement préparé à
l’écart. Les mouvements anarchiques de l’histoire offrent à
cette race ignorée ou soupçonnée l’occasion de se développer et
de remplacer dans le monde renouvelé les vieilles races perverties
ou disparues.
Il
vaudrait mieux que le progrès s’accomplît sans nuire à personne,
individu ou peuple. Mais il n’est pas possible, même aux meilleurs
et aux plus vertueux, de dominer ou d’éviter les lois logiques et
nécessaires qui président aux évolutions historiques. Il se
présente toujours, dans la vie d’un peuple ou d’un individu, un
moment définitif, une crise suprême, où se donnent rendez-vous
contre lui toutes les fatalités de son passé. S’il manque de
sang-froid devant cette agression de ses anciennes erreurs et de ses
vieilles fautes ressuscitées pour le perdre, il sera
irrémissiblement détruit.
La
France en est à cet instant. Demandez à l’histoire si cette
révolution, dont certains se scandalisent, est un effort inutile et
insensé, inexcusable, ou l’épanouissement d’une idée, dont les
racines, nourries de notre sueur et de notre sang, s’enfoncent aux
profondeurs de notre vie nationale. La réponse n’est pas douteuse.
Les précurseurs qui, dès le XIe siècle, ont combattu pour l’idée
de la Commune, attestent la bonne naissance de la postérité qui
continue leur courage et leurs travaux. Pour nous fortifier dans
notre foi et dans notre espérance, tâchons de revivre quelques
moments de notre vie avec les générations évoquées, dont l’âme
généreuse a préparé l’idée libératrice qui va triompher ou
périr avec nous. La loi de l’atavisme, par laquelle les êtres de
l’histoire naturelle sont parfois ramenés au type primitif dont
ils descendent, est également une loi de l’histoire humaine. Au
moment de disparaître, les races et les familles reproduisent
l’image et les passions de leur plus ancienne parenté. Cette loi,
qui explique, chez une race, la perpétuité de son idée et de ses
habitudes politiques et sociales, rend compte à l’historien de nos
passions et de nos moeurs qui, sans elle, resteraient pour lui autant
de mystère. L’histoire ne serait qu’un tumulte d’événements,
sans relation entre eux et sans raison. Or, ce qui fait précisément
que l’histoire est un enseignement, c’est qu’elle se propose
moins, en réalité, de raconter les faits que de définir leur
enchaînement, et la logique, qui, en les unissant indissolublement
les uns aux autres, fait de l’histoire humaine un tout, un ensemble
rationnel, soumis à des lois précises et tendant à une fin
déterminée. Cette fin, dont tous les hommes ont l’instinct sinon
la conscience, c’est la justice. Tous les moments de la vie
universelle gravitent vers cette idée qu’elle proclame par ses
efforts, et jusque dans ses découragements et ses défaillances.
Ce
qui est vrai des races et des individus rappelés à leur origine ou
rejetés dans leur forme primitive, l’est également des époques
historiques, des sociétés et des classes. La fin d’une époque
est un retour à son principe. Une société à son terme reproduit
intégralement l’idée qui l’a fondée, et les éléments qui la
composèrent, privés de la force qui les coordonnait, se présentent
à l’analyse désagrégés et épars. C’est là un moment anxieux
et plein d’enseignement pour le philosophe. Il peut étudier en
lui-même les classes, c’est-à-dire les énergies contraires dont
l’incessant combat a déterminé les mouvements oscillatoires, et
décidé le développement définitif de cette période sociale. Car,
de même que c’est à la fin d’une société que son principe
apparaît dans sa forme absolue même la classe prédominante, qui a
été la force génératrice de cette société, se montre alors dans
sa tendance positive et toute semblable à son commencement. Ainsi la
race comme la race, se trouve ramenée à son type et l’histoire à
son idée. Les exemples ne manqueraient pas à l’appui de mon
opinion. Je vais seulement en citer quelques-uns. Comment le
christianisme a-t-il vaincu la société païenne ? En s’y
substituant. Il a commencé par la séparation du spirituel et du
temporel, qui est le désir universel de la société chrétienne, et
qui sera sa fin. La société romaine a fini par les latifundia
(propriétés) et par l’esclavage : elle a fini par
l’antagonisme du maître et de l’esclavage. Comment avait-elle
commencé ? Par le patronage et la clientèle. Nous verrons la
société féodale périr, comme elle, par le développement de son
propre principe. Le vassal et le seigneur, qui sont les deux termes
où elle se résume, marquent sa fin dans le servage de l’homme et
de la glèbe. Comment avait-t-elle commencé ? Par la recommandation
du possesseur et de la terre. Enfin la société bourgeoise, qui
depuis 89 s’est substituée, dans l’autorité et dans le
privilège, à l’ancienne aristocratie, contre laquelle elle
s’était coalisée avec la royauté, quel est son principe ? La
subordination du travail au capital. Elle sera détruite par la lutte
développée du travailleur contre le capitaliste. Ces exemples me
suffisent pour faire comprendre et pour confirmer ma pensée. Si elle
est juste, s’il est vrai que la fin de chaque chose soit un retour
à son principe, quelle est la raison de cette révolution qui
s’accomplit sous nos yeux ? Cette révolution définitive, qui ne
serait pas empêchée par une défaite locale ou momentanée, est,
comme toutes les grandes époques génésiaques, à la fois une fin
et un commencement. Elle est la fin d’une période militante,
inaugurée au Xie siècle par les révoltes communales, et le
commencement d’une époque créatrice et architectonique.
Nous
retrouvons encore parmi nous, mais sous d’autres noms, amoindries
et affaiblies, les causes qui ont interrompu et dénaturé, aux XIIe
et XIIIe siècles, le travail et la liberté politiques. Les ennemis
sont les mêmes ; mais leur puissance n’est plus la même. Les
défaites, les courts triomphes, les espérances et les angoisses,
enfin la force irrésistible de son développement intellectuel et
matériel, ont instruit et éclairé la Révolution qui, tour à tour
trahie par le roi, par l’Eglise et par la bourgeoisie, quelle
avait, l’un après l’autre, appelés à son aide, en est enfin
réduite heureusement à ne compter que sur elle-même. La
bourgeoisie qui, au XIIe siècle, a proclamé la commune, ne peut se
démentir aujourd’hui. Elle laissera faire, et elle laissera
passer. Mais, comme au douzième siècle, elle ne rêve dans la
Commune que cette politique. Cette classe, toute pénétrée de la
tradition romaine, ne pourra jamais comprendre la fédération
politique des communes : c’est là, pour elle, le comble de
l’anarchie !
Cette
oeuvre de fédéralisation incombe donc à une autre classe
qui, par son instinct ou sa tradition, ne soit pas irréparablement
attachée à un idéal qui contredise cette révolution nécessaire.
La classe populaire, qui n’a jamais paru directement aux affaires
publiques, qui jamais n’a eu l’occasion ou la volonté d’imprimer
aux choses l’image de son idée personnelle, est-elle apte à cette
oeuvre, et y est-elle préparée ? C’est encore à l’histoire de
répondre. Son affirmation ou sa négation fera notre salut ou notre
ruine. Qu’elle cherche donc sous les annales officielles cette
nation immense, terrain patient ou trop fécond sur lequel se sont
entassées de si lourdes tyrannies ou en qui se sont enracinées de
si profond despotismes. Si le peuple, en France, n’a pas d’idée
propre, si tant de douleurs, de désastres, n’ont pas réussi à
lui faire une conscience, nos affaires sont dans un délabrement
irréparable d’où elles ne se relèveront plus. Mais je crois, au
contraire, que dans cette lente obscurité où il a végété pendant
les siècles royalistes et bourgeois ce peuple ignoré a
mystérieusement préparé le type nouveau sur lequel se refera une
nouvelle société.
Les
révolutions bourgeoises ont été, jusqu’à ce jour, frappées
d’incapacité. Elles ont généreusement annoncé les meilleurs
principes et les idées les plus révolutionnaires ; elles n’ont
pas su, elles n’ont pas pu, ou elles n’ont pas voulu les
réaliser. Son égoïsme a averti la bourgeoisie qu’au triomphe des
doctrines proposées témérairement au peuple, elle perdrait le
profit de la Révolution, et ce profit, quel était-il ? De
remplacer, dans sa puissance, la caste que le peuple l’avait aidé
à renverser ? Je ne dis pas que cet égoïsme fût raisonné, fût
volontaire ; il était instinctif. Ni les vertus, ni les hommes
extraordinaires n’ont manqué à la bourgeoisie ; mais ces
révolutions, faites pompeusement au nom de la liberté, contenaient
en elles-mêmes un principe contradictoire qui les démentait et
devait finir par les détruire. La conception romaine de l’unité
impériale et de la centralisation obsède fatalement l’esprit de
cette clase, qui n’a jamais pu s’en affranchir, et s’y est
obstinée jusqu’à méconnaître ses propres intérêts et à les
sacrifier à l’autorité d’un maître. La postérité des
Gallo-Romains, habituée à la liberté civile des municipes, a
toujours tenu en défiance la liberté politique. Si l’on trouve,
au XIIIe siècle, de véritables confédérations de villes libres,
c’est dans les pays germaniques, qui n’ont pas subi directement
l’éducation romaine ; et encore faut-il observer que, dans le
principe, la plupart de ces confédérations avaient plutôt pour
objet la garantie de la liberté civile que la garantie de la liberté
politique.
La
ligue des six villes allemandes, Worms, Mayence, Spire, Francfort,
Gelnhausen et Friedederg, qui fut dissoute en 1226 par Henry, avait
été spécialement formée contre l’évêque de Mayence. Les
villes fédérées étaient unies entre elles pour les choses de la
paix et de la guerre ; leurs juges et leurs échevins composaient une
sorte de conseil fédéral, à l’arbitrage duquel étaient dévolues
les discussions et les difficultés qui survenaient entre les villes.
On
ne trouverait pas en France, à cette époque, une organisation aussi
nettement définie. D’autres groupes de villes, comme la
Confédération rhénane, qui s’était fondée pour assurer le
commerce contre les brigandages des seigneurs féodaux, et qui devint
plus tard la ligne hanséatique, montrent le principe fédératif
déjà assez largement appliqué en Allemagne, au XIIIe siècle. Mais
en France, à cette époque, le mouvement des communes, habilement
détourné de sa tendance naturelle, venait renforcer le pouvoir
royal contre l’anarchie féodale qui avait étalé sur toute la
surface du pays, mais principalement dans le nord et au centre, une
sorte de république aristocratique, très hostile à
l’administration romaine et très impatiente de l’autorité
monarchique.
Cette
malheureuse alliance avec la royauté acheva de pervertir la
bourgeoisie qui, dès lors, a toujours acclamé dans le roi le
restaurateur de l’unité césarienne et de la grande machine
impériale. C’est par là qu’une révolution, qui en se
développant se fût nécessairement étendue jusqu’à la liberté
politique, fut même incapable de fonder la liberté civile.
Il
est inutile d’accumuler plus d’arguments pour démontrer que
l’histoire seule peut nous rendre compte de l’incapacité des
classes ouvrières. La distinction des classes est l’indice certain
de la conquête. La Révolution de 89-93, menée surtout par des
bourgeois, a été une revanche des Gallo-Romains contre les Franks.
Elle a été préoccupée avant tout d’assurer au Tiers-Etat
l’égalité que lui déniait l’orgueil nobiliaire de la postérité
des conquérants. Mais cette revanche n’a pas affranchi les
peuplades kiniriques, galliques, ibériennes, qui, tant de fois
vaincues et possédées, sont encore le fond réel de la nation. A
elles donc d’apparaître maintenant, de se relever tout animées
des profondeurs de leur misère sanglante, et de démontrer, par
leurs oeuvres, que les siècles quelles ont vécu dans
l’asservissement ont déposé ou fortifié en elles une idée qui,
jusqu’ici méconnue ou inconnue, va se trouver assez puissante pour
réaliser la liberté, si souvent promise et toujours ajournée.
Fouillons
donc notre histoire dans tous les sens et dans toutes les
profondeurs. Cherchons notre tradition vraiment populaire, vraiment
nationale, dans ces longs siècles d’épreuves et de martyres qui,
depuis les épaisses ténèbres de notre origine, s’étendent qu’à
cette nouvelle épreuve décisive où nous voici entrés. Ramassons
toutes nos forces pour l’accomplissement de la tâche suprême qui
nous est échue. L’histoire, appelée en témoignage, précisera et
affermira dans nos âmes la conscience de cette solidarité
indestructible qui nous unit à toutes les générations de
précurseurs qui se sont sacrifiés patiemment à l’idée qui nous
soulève aujourd’hui. Quand nous connaitrons ce que nous sommes ;
quand nous saurons l’expérience qu’ont placée sur nous tant de
siècles laborieux ; quand nous sentirons vivre en nous toutes ces
âmes généreuses qui ont tenté de nous léguer une meilleure
destinée, nous nous acharnerons à l’oeuvre plus résolus et plus
confiants. Nous serons moins prompts à désespérer de l’avenir,
et nous nous laisserons pousser en avant par cette impulsion
mystérieuse, qui, venue du fond de notre histoire, s’est accrue à
travers les siècles, des forces accumulées de toutes les
générations.
L.
X. DE RICARD.
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