Si
l'on s'en tient à l'étymologie, ce mot signifie difficile,
dangereux, pénible. Il qualifie un état de crise. Ex. : période
critique, situation critique, point critique, température critique,
etc. Mais en art, en littérature, en philosophie, en politique, le
terme change de sens et de qualificatif devient substantif. Il
désigne alors cette faculté qu'exercent les hommes dans l'examen
des choses. Critiquer, c'est voir, étudier, juger, peser ; c'est
produire une opinion sur une oeuvre, l'analyser, la disséquer. La
critique ne vaut, cependant, qu'à la condition d'être étayée sur
des connaissances étendues, un goût sûr et une absolue sincérité,
exempte de tout parti pris.
La
critique remonte à la plus haute antiquité. Toujours les humains se
séparèrent en deux catégories : ceux qui créent, ceux qui
étudient et discutent les mérites des créateurs. Les uns et les
autres ont leur utilité. Le sens critique, même quand il
s'accompagne de basse envie, de jalousie, de méchanceté, accomplit
une besogne indispensable. Il dépasse le but ; mais sa clairvoyance
haineuse permet d'apercevoir les imperfections d'une oeuvre d'art ou
littéraire. Quand le critique se pique simplement de justice, son
action devient bienfaisante. Chez les Grecs, on rencontre ces deux
pôles de la critique : Zoïle et Aristarque qui, tous deux,
s'attaquèrent à Homère. Mais avec les Grecs, la critique était
purement verbale. De même chez les Latins et, dans les débuts, en
France. Elle ne devient grammaticale que par la suite. Plus tard
encore, elle se divisera en critique historique, critique d'art,
critique littéraire, critique dramatique, critique musicale, etc. La
spécialisation intervient qui nécessite des compétences
particulières. C'est avec l'école d'Alexandrie que la critique
commence à se développer. Jusque-là, Platon, Aristote, ne font que
disserter sur la Beauté, la Forme, l'Art, mais ils n'assoient les
jugement sur aucune base doctrinaire solide. Ils ne sont dirigés par
aucun principe. Les Alexandrins se préoccupèrent de fixer ces
principes et d'établir les règles indispensables de la critique :
ils furent continués par les Plutarque, les Lucien de Sa mosate. les
Longin. Chez les Latins, la critique ne fait pas de grands progrès.
Il faut arriver à Horace et à l'Art poétique pour trouver
un maître. Puis, après l'éclipse que provoquent les Barbares et la
longue nuit du Moyen-Âge, la critique renaît. Joachim du Bellay, au
nom de la Pléiade, lance sa fameuse Défense et illustration de
la langue française qui fige la poésie dans l'imitation stérile
des Grecs et des Romains. Toute la littérature classique suivra ces
commandements et, quand Malherbe « vient », les règles de la
littérature comme de la grammaire françaises sont sévèrement
édictées
Au
XVIIIème siècle, il y a des tentatives de libération, avec Diderot
et Jean Jacques Rousseau. La critique dramatique et la critique d'art
prennent leur essor et la critique sociale fait ses premiers pas
(Contrat Social, De l'Inégalité, etc.). Chateaubriand
l'oriente ensuite vers l'Histoire et le Romantisme triomphant
bouscule les vieux canons, subit l'influence des littératures
étrangères, la rend plus compréhensive et plus analytique. C'est
alors une magnifique floraison. Ce XIXème siècle, que des écrivains
tardigrades qualifient de stupide, a toutes les curiosités et dirige
ses investigations de tous les côtés. Politique, Science, Économie,
Art, sollicitent les efforts des critiques. Mais sur le terrain
purement littéraire les Villemain, les Girardin, les Sainte-Beuve,
s'avèrent supérieurs. Taine, à son tour, renouvelle la critique
qu'il base sur l'observation directe, apporte une nouvelle méthode
d'examen. Brunetière défend la tradition et la morale bourgeoises.
Jules Lemaitre, le plus averti et le plus enjoué de nos critiques,
s'amuse avec les idées. Lanson, Larroumet, Doumic, Faguet, pèsent
leurs contemporains avec toute lalourdeur pédagogique. Dans le
domaine de la critique dramatique, illustrée jadis par Diderot, on
peut citer les noms de Jules Janin, Paul de Saint-Victor, Théophile
Gautier, Weiss, Francisque Sarcey, Catule Mendès, Brisson, qui
tinrent la plume avec plus ou moins d'autorité, d'incompétence ou
de mauvaise foi et qui s'opposèrent parfois brutalement aux jeunes
et aux novateurs. La critique d'art a pris, au vingtième siècle,
une énorme importance. Elle est née véritablement au dix-septième
siècle, avec les conférences imaginées par Lebrun, à l'Académie
Royale ; a fleuri avec Diderot, Marmontel, Caylus, pour s'épanouir
plus tard sous le sceptre de Ruskin, l'apôtre de la Beauté. Les
Baudelaire, les Zola, les Maxime du Camp, les Charles Blanc, les
Gustave Planche, les Octave Mirbeau, s'y consacrèrent avec passion.
Zola notamment, défendit avec fureur les Manet, les Cézanne ;
Mirbeau mit toute son existence au service des jeunes talents et de
la vérité. Depuis, comme nous allons le montrer, la diversité des
écoles, le bluff organisé, les systèmes les plus inconcevables ont
rendu la critique d'art à peu près inopérante. La critique
musicale, peu brillante, trouve néanmoins, sa place dans les
Journaux et revues. Le plus illustre de ces critiques est
incontestablement Berlioz qui jugeait avec fougue et passion. On peut
citer après lui, Arthur Pougin, Ernest Reyer, Adolphe Julien,
Camille Bellaigue, et, de nos jours, des écrivains tels que Willy,
Georges Pioch, etc... Aujourd'hui, la critique, dans ses différentes
manifestations, s'allie étroitement à la publicité et se détermine
le plus souvent par des considérations de boutique et de
camaraderie. L'indépendance du critique n'est plus, à quelques
exceptions près, qu'un mythe. L'Argent a joué, dans ce domaine, le
même rôle dissolvant et pourrisseur que partout ailleurs. Le
critique dramatique semble le plus atteint. En réalité, il n'y a
pas, il ne peut plus y avoir de véritable critique dramatique. Il
n'y a que des comptes rendus dictés par l'intérêt du journal,
lequel est lié par des contrats de publicité. Défense de toucher à
celui-ci, qui représente une force avec laquelle il faut compter.
Ordre d'épargner celui-là qui est l'ami de la maison. Dans ces
conditions, le malheureux critique, qui vit d'ailleurs de son métier,
ne sait plus comment dire ce qu'il pense de l'oeuvre dont il a à
entretenir ses lecteurs. Mais, si cette oeuvre choque les préjugés,
crie de trop cruelles vérités, se mélange de satire, le silence
est imposé. On a vu de remarquables exemples de cet esclavage
Intellectuel avec les manifestations que provoquèrent des
représentations d'oeuvres telles que le Foyer de Mirbeau et,
plus récemment, la Carcasse, interdite et conspuée par la
presse sous le prétexte qu'elle mettait en scène un général
grotesque.
La
Bourgeoisie est souveraine à notre époque. Les théâtres sont à
elle. On ne peut ouvrir un théâtre, aujourd'hui, qu'avec des
millions. Les gens qui paient veulent être servis. Une oeuvre n'est
acceptée et jouée qu'autant qu'elle est susceptible de rapporter de
l'argent. On monte une pièce de théâtre comme une affaire et les
quelques exceptions que l'on pourrait invoquer ne font que confirmer
cette règle. De plus, les acteurs connus et influents, ceux qu'on
appelle des vedettes, interviennent, soit pour dicter leurs
conditions, soit pour apporter le commanditaire ; cela se voit
surtout du côté féminin et il arrive fréquemment qu'une dame
armée simplement de ses charmes, parfois surannés, et dépourvue de
tout talent, s'impose au directeur de théâtre et au public éberlué
sans que les critiques osent protester. Nous sommes donc très loin
de la critique telle qu'on le pratiquait autrefois. La bourgeoisie
triomphante, et surtout la fraction de cette bourgeoisie sortie de la
guerre ne consent pas à se laisser railler ou fustiger sur la scène.
La vérité lui est odieuse. Jadis, un Molière pouvait faire
représenter Tartufe devant la cour du Roi- Soleil. Plus tard,
un Beaumarchais ne craignait pas de bafouer les nobles de son époque
et ces derniers trouvaient très drôles les saillies et réparties
de Figaro. Nos modernes bourgeois n'admettent que l'encens des
thuriféraires ou les bonnes petites plaisanteries bien salées qui
aident à la digestion. Et les critiques payées par la bourgeoisie
qui dispose de la presse doivent satisfaire leurs maîtres et
seigneurs. La critique littéraire est également régie par la
publicité et soumise à ses exigences. Elle cède aux obligations de
la camaraderie et aux désirs des coteries et chapelles. La plupart
des écrivains, romanciers, poètes, essayistes, s'adonnent à la
critique et rendent le bien pour le bien. Rares sont ceux qui peuvent
se proclamer indépendants et disent toute leur pensée. Il faut
reconnaître, cependant, qu'Il en est encore quelques-uns et que la
critique littéraire n'est point complètement muselée. La critique
d'art est tout simplement inexistante. Elle est faite à peu près
des communiqués de marchands de tableaux et de négociants en
peinture. On ouvre une exposition comme une boutique d'épicerie. On
lance un artiste comme un produit. Il faut ajouter à cela, les faux
engouements pour certaines théories projetées par le bluff ou
l'impuissance, engouements habilement entretenus par les intéressés
qui profitent de la sottise publique et du snobisme. On en est
parvenu ainsi à classer, parmi les plus purs chefs-d'oeuvres, des
tableaux sans dessin ni forme, des blocs de marbre sans ligne. Tout
ce que peut imaginer la fantaisie la plus abracadabrante dans
l'absurde et l'incohérent, se donne libre essor et recueille tous
les suffrages. Quiconque s'avise de protester ou de vouloir des
oeuvres saines et fortes se voit conspué, qualifié de pompier. Tout
métier est rigoureusement banni, toute technique suspecte. Le bon
sens devient une denrée méprisable. Dans ce babélisme inouï, où
chaque école parle sa langue, où chaque clan a son vocabulaire, les
commerçants en art tirent gloire et revenus, au détriment des
artistes probes et sincères. Et la critique, inféodée aux hommes
d'affaires, se tait ; la critique est impuissante à remonter le
courant. On ne rencontre de libre critique que dans de petits
journaux et revues d'avant-garde. Là, le sens critique s'exerce sans
retenue et les vérités sonnent à toutes les lignes. Par malheur,
ces feuilles dotées d'une clientèle réduite et dépourvues de
numéraire n'ont qu'une action limitée sur un petit nombre de
lecteurs. On peut affirmer, cependant, que jamais le sens critique ne
se développa et ne s'aiguisa comme à notre époque. La critique
sort du domaine de la littérature, de l'art, de l'histoire... Elle
est surtout sociale. Elle poursuit ses investigations dans tous les
milieux, pose tous les problèmes, étudie les lois et les conditions
auxquelles sont soumis les hommes et aboutit, tout naturellement, à
dénoncer l'organisation sociale basée sur l'exploitation de l'homme
par l'homme. Et, ici, nous touchons à la critique socialiste. Mais
les anarchistes vont plus loin et donnent leur attention au principe
d'autorité d'où découle toute la malfaisance sociale. Ainsi la
critique, qu'elle touche à la littérature, à l'art, au théâtre,
est dominée par des préoccupations sociales, à la condition
toutefois, qu'elle demeure libre et échappe à la terrible emprise
de l'Argent. Le sens critique qui est la marque même de la raison et
se manifeste, en un temps de bas mercantilisme et d'incertitude, par
l'ironie, quelquefois par le sarcasme, s'affirme partout, contre les
préjugés ridicules et odieux, contre la Bêtise régnante, contre
les Dieux, contre les Concepts, contre les Autorités, contre les
Mensonges. Il conduit tout droit sur la route de la Révolte. Le jour
où la justice et la logique seront introduites dans l'ordre social,
la critique échappant au joug du capital, reprendra tous ses droits.
―
Victor MÉRIC.
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