LA
DÉNONCIATION DU CONCORDAT
1er
avril
1903
Depuis
le fameux discours de M. Combes sur la dénonciation du Concordat,
mon ami Tant-Mieux et mon ami Tant-Pis ne cessent de se quereller.
– Bonne
affaire ! s’exclame Tant-Mieux. Voilà le régime concordataire
signalé à l’opinion comme caduc, suranné, inefficace, dangereux,
et signalé comme tel, par qui ? par le chef même du gouverne-ment.
Ces paroles sont un acte : c’est le premier pas dans la voie qui
mène à la séparation nécessaire.
– Mauvaise
affaire ! s’exclame Tant-Pis. Ce sont d’inutiles, d’impolitiques
menaces. M. Combes se perd par cette intempestive et prématurée
fanfare de guerre. On ne le suivra pas, on ne le suit pas ; il
tombera bientôt.
-Pouvez-vous
dire cela ? Sa majorité s’est accrue à la Chambre depuis qu’il
a menacé le pape. Voyez le vote sur les Chartreux.
–
Oui,
mais vous ne voyez pas ce qui se dit, ce qui se trame dans les
couloirs (mon ami Tant-Pis est un fervent habitué des couloirs). Je
le vois, je le sais : l’Église, l’ingénieuse Église a déjà
confié à d’adroites mains laïques la pelure d’orange qui,
placée au bon moment sur les marches de la tribune, jettera par
terre le ministre et le ministère.
– Je
n’en sais rien, dit Tant-Mieux. Mais, que M. Combes garde son
portefeuille ou le perde, je suis sûr que la dénonciation du
Concordat sera désormais, grâce à M. Combes un des articles
essentiels de tout programme de gauche. Presque tout le monde
craignait que cette dénonciation ne fût périlleuse ; on le
craindra moins, main-tenant qu’un chef de gouvernement a déclaré
solennellement, lui, ministre des Cultes, qu’il n’y avait point
de danger grave à dénoncer le Concordat.
C’était,
dit Tant-Pis, pur jeu diplomatique pour faire céder le pape dans
l’affaire du nobis.
M. Combes n’a point envie de dénoncer, en effet, le Concordat.
Là-dessus,
Tant-Pis s’échauffe. Il se déclare partisan du Concordat.
– Je
vois bien, dit-il, ce que nous perdrions à dénoncer le Concordat ;
je ne vois pas ce que nous y gagnerions.
– Et
que perdrions-nous ? dit Tant-Mieux.
– Ce
que nous perdrions. Dit Tant-Pis. Nous perdrions le seul moyen que
nous avons de mater l’Église.
– Comment
cela ? Quel moyen ?
– Mais
d’abord nous tenons l’Église par l’argent.
–
Est-ce
nous qui la tenons, ou est-ce elle qui nous tient ? La grammaire
latine nous disait, de mon temps : Teneo
lupum auribus.
Qui de nous est prisonnier de l’autre ? Est-ce le loup ? Est-ce moi
? Quand on supprime le traitement d’un évêque, M. Combes l’a
dit, l’évêque s’en bat, révérence parler, l’œil, et y
gagne même, vu que ses ouailles lui donnent pour le dédommager,
plus d’argent qu’on ne lui en ôte. Quand on supprime le
traitement d’un desservant, on le lui rend presque aussitôt, parce
que c’est un pauvre diable irresponsable, et qu’on a honte de le
faire pâtir des fautes de ses chefs. Nous ne tenons donc pas le
clergé par le budget des cultes ; c’est le clergé qui nous tient
par ce budget, je veux dire qu’il tient ainsi la République en
échec, qu’il en combat l’esprit et les principes par les œuvres
antirépublicaines, anti laïques, qu’à l’aide de ce budget il
organise. Supprimez le budget des cultes : l’argent de ces œuvres
ira à l’entretien du clergé paroissial, et, pendant longtemps,
nous n’aurons devant nous que ce clergé, au lieu que nous avons
aujourd’hui devant nous et contre nous, non seulement le clergé,
mais les œuvres.
– Je
ne dis pas non, répond Tant-Pis. Cependant, en Concordat, nous avons
des moyens de coercition contre l’Église, moyens faibles,
médiocres, je l’admets, mais enfin ce sont des moyens, au lieu
que, sans Concordat, nous n’aurons plus aucun moyen du tout, et
l’Église, déchaînée, nous mangera.
–
Je
nie, réplique Tant-Mieux, que nous ayons, contre l’Église, des
moyens faibles ou médiocres, à l’heure qu’il est. Nous n’avons
contre elle, en régime concordataire, aucun moyen ; nous n’avons
rien du tout. C’est l’Église qui a, c’est l’Église qui
reçoit. C’est nous qui payons, et nous ne recevons rien en
échange, depuis que nous avons renoncé aux Te
Deum.
– Je
redoute, dit Tant-Pis, l’Église libre dans l’État libre. Ce
sera bientôt l’Église maîtresse dans l’État esclave.
– Mais,
saperlipopette ! s’écrie Tant-Mieux, en quoi l’Église
se-ra—t-elle plus libre quand l’État ne paiera plus le clergé ?
– En
ceci, que le Président de la République ne nommera plus les
évêques.
–
Il
les nomme donc ? Quelle plaisanterie ! Si vous voulez dire par là
qu’il les nomme puisqu’il prononce leurs noms, vous répétez le
ca-lembour romain sur lequel M. Combes se querelle présentement avec
le pape. En réalité, du pape et de M. Loubet, celui des deux qui
nomme, ce n’est pas M. Loubet, c’est le pape, le pape seul,
puisqu’il n’y a que le pape qui donne l’institution canonique.
La « nomination » de M. Loubet ne fait pas d’un curé un évêque
; l’institution canonique fait d’un curé un évêque. Donc,
celui qui donne l’institution canonique fait les évêques, et
celui qui nomme les évêques ne fait point les évêques, ne les
nomme pas. Oui, c’est ainsi : le pape choisit les évêques comme
il veut, c’est M. Combes qui nous l’a dit, prouvé à la
tri-bune, en produisant des faits et des noms.
Mais
Tant-Pis a réservé un argument, qu’il tient pour triomphal :
– Plus
de Concordat, dit-il, plus d’ambassadeur. Comment ferons-nous, sans
ambassadeur, pour influer par le pape sur le clergé ?
– Est-ce
donc que, en effet, nous influons par le pape sur le clergé ?
– Le
pape, répond Tant-Pis, est un politique, un sage ; il conseille au
clergé de France de se rallier à la République, non du bout des
lèvres, mais sincèrement, et de renoncer, aux Bourbon comme aux
Bo-naparte, tant que les Bourbon et les Bonaparte n’auront pas de
chances de remonter sur le trône.
C’est-à-dire,
dit Tant-Mieux, que le pape conseille au clergé de s’emparer de la
République, de nous faire une république catholique.
– Il
donne du moins, dit Tant-Pis, des conseils de modération ; il engage
le clergé à être prudent, pacifique, à ne point donner prise sur
lui.
–
Oui,
il voudrait que le clergé catholique fût un plus habile adversaire
de l’esprit républicain, qu’il combattit la République sous un
masque républicain, et par des armes républicaines. Eh bien ! il
n’a pu communiquer à ses subordonnés son tact, son talent, son
savoir-faire. Séculiers et réguliers ont affiché, en France, une
alliance factieuse avec de grands chefs militaires contre la vérité
et contre les lois. Le pape, qui ne blâma pas cette alliance tant
que le succès en parut probable, regrette aujourd’hui que le
clergé soit entré dans une conspiration qui a échoué. Je demande,
insiste Tant-Mieux, à quoi nous a servi notre ambassadeur dans tout
cela.
– Le
pape, dit sentencieusement Tant-Pis, aime la France.
–
Le
pape, dit gaiement Tant-Mieux, aime les trente millions que les
Français lui versent, dit-on, chaque année, sous forme d’offrandes.
Le Concordat dénoncé, le pape sera moins riche, et, l’argent
étant le nerf de la guerre, la guerre qu’il fera à la «
civilisation moderne », comme dit le Syllabus,
sera moins dangereuse.
– Le
paysan français se lèvera, objecte Tant-Pis, et prendra sa fourche,
si on ne paie plus ses prêtres.
Bah
! dit Tant-Mieux, le paysan français se rassiéra, quand il verra
qu’on ne lui demande pas un sou pour payer le curé. Les beaux
mes-sieurs qui veulent qu’il y ait une religion pour le peuple se
débrouilleront ; ils financeront pour qu’il y ait des curés dans
les campagnes. Il se passera ce qui se passait avant l’année 1802,
quand la République ne salariait plus aucun culte.
– C’est
égal, dit Tant-Pis. Je me méfie de cette liberté de l’Église.
-Moi
aussi, dit Tant-Mieux, je m’en méfie, non pas seulement de cette
liberté future, mais aussi de cette liberté actuelle. Je crois que
l’organisation catholique romaine, avec ce chef étranger, cette
hiérarchie internationale, constitue, par le fait même de son
existence, un privilège aussi dangereux qu’archaïque. Si les
catholiques conservent cette organisation exceptionnelle, il est
juste, il est prudent de les soumettre à des lois d’exception, et
la loi Waldeck sur les associa-tions, par exemple, ajouterait à
leur privilège les avantages de la liber-té. Si les catholiques,
rompant avec Rome, ne sont plus que des citoyens qui s’associent
pour prier, peut-être n’y aura-t-il pas de péril à leur
accorder le droit commun. En tout cas, on ne doit le droit com-mun
qu’à ceux qui se placent dans le droit commun. Or, pouvez-vous
dire, mon cher Tant-Pis, que l’Église catholique, apostolique et
ro-maine, telle qu’elle s’est constituée, se place dans le
droit commun ?
–
Je
vois, répond tristement Tant-Pis, que vous avez la rage de changer.
Êtes-vous si mal ainsi ? Restons donc comme nous sommes, c’est si
facile !
– Non,
conclut Tant-Mieux, ce n’est pas facile. C’est le maintien de ce
régime politico-religieux qui est chimérique, impossible. Ce qui
est raisonnable et possible, c’est de changer ce régime,
conformément aux principes et aux besoins de la République
actuelle.
(Dépêche
de Toulouse du
1er
avril
1903.)
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