"Les communistes enseignent trois thèses concernant la religion:
1/ thèse: que toute religion est théoriquement fausse: elle est une représentation fantastique des forces naturelles et sociales dans la tête de l'homme, c'est "l'abc" du matérialisme.
2/ thèse: que la religion est socialement nocive parce qu'elle est l'opium un opium pour les masses exploitées; elle les empêche de faire la révolution ; en même temps , elle donne aux exploiteurs l'opportunité d'acheter à bon prix un "billet pour le ciel", en libérant leur conscience;
3/ thèse: que la religion est d'autant plus nocive qu'elle est plus pure; une religion décadente est moins dangereuse qu'une religion pure, spirituelle. Les communistes ont été très fidèles à ce principe léniniste.
Ces trois thèses de la théorie communiste de la religion sont généralement connues. Ce qui l'est par contre beaucoup moins, c'est la méthodologie communiste de la lutte contre la religion. Vous savez certainement que la religion est considérée comme une idéologie, par conséquent, comme une superstructure des classes exploiteuses. La classe des exploitées , des prolétaires, n'a pas besoin de cette superstructure et, contrairement aux autres idéologies, la religion doit disparaitre. Gorki et Lounatcharski avaient pensé, plus logiquement, que si toute classe produit une morale, un art, une science à elle, la classe prolétaire devait, elle aussi, produire une religion, religion athée, mais religion. Lénine s'est élevé contre cela avec une violence extraordinaire.
Etant une superstructure, la religion ne doit pas être combattue directement, en tant que telle, au moins en premier lieu. C'est là une thèse méthodologique fondamentale. Les athées bourgeois n'y comprennent rien; ils pensent qu'en combattant la religion, en produisant des pamphlets antireligieux , ils vont la détruire; c'est impossible, parce que, selon le communisme , la racine de la religion est le système d'exploitation. Il faut donc détruire le système d'exploitation, et alors la religion, tôt ou tard, tombera d'elle-même. De là se déduit une conclusion qui a été formulée explicitement en 1905 par Lénine dans un article "Socialisme et religion" et dans un autre, écrit en 1909, "lattitude du parti ouvrier à l"'égard de la religion". Dans ces deux articles, l'essence de la tactique communiste a été formulée. Il s'ensuit - et cela a été très bien déduit par Lénine - que si la religion paut servir à la destruction du système capitaliste ou d'un autre système d'exploitation, il ne faut pas la combattre; au contraire, il faut l'appuyer, il faut l'utiliser, parce qu'une fois la base détruite, la superstructure tombera d'elle-même. Il est vrai que les idéologies survivent, après la destruction de la base, pendant un certain temps. Alors, on s'attaquera directement à la religion. La chose essentielle est, cependant, de combattre la base, les relations économiques et sociales et si la religion peut contribuer à cela, il faut l'utiliser. C'est un principe qu'on a souvent oublié, d'autant plus facilement chez les non-communistes que les communistes sont mus, non seulement par la doctrine, mais aussi par une attitude sentimentale anti-religieuse qui, souvent, dépasse les limites du léninisme."
Il y a encore un autre principe important que les communistes appliquent toujours, quelle que soit la situation: ne jamais laisser une religion seule; mieux vaut appuyer une religion institutionnalisée qu'on peut contrôler que de permettre à la vie religieuse de fleurir en dehors du contrôle policier. C'est un principe absolument universel; un appareil policier et politique considérable a été construit pour exercer cette fonction."
"L'européen est essentiellement l'homme de la dialectique: crucifié entre immanence et transcendance, entre collectif et individu, entre sécurité et risque, il veut assumer tout l'homme dans tous ses éléments contradictoires, et c'est pourquoi la tragédie forme la réalisation concrète la plus élevée que puisse atteindre sa raison. La vie de l'Européen est tendue sans cesse entre deux pôles: dans la vie chrétienne, le Christ est à la fois Dieu et homme, dans la vie psychologique, l'homme est à la fois individu et membre d'un corps social. Il y a infidélité dans la mesure où l'on perd les éléments de cette tension, où on les minimise."
"La première hérésie, c'est l'idéalisme désincarné, qui représente une sorte de retour vers les types de civilisation orientale, car il y a toujours eu une tentation de l'Orient dans la culture européenne. Le haut moyen age a été, en fait, la période orientale de la culture occidentale. La même tendance se retrouve dans la philosophie idéaliste laïque, désincarnée, poursuivant la recherche d'une vérité impersonnelle; elle s'exprime dans le domaine politique par l'utopie, c'est-à-dire la recherche d'un ordre théorique logique que l'on cherche à imposer par la force, en pensant qu'un cadre nouveau permettra de conditionner un homme nouveau. L'idéalisme utopique limite l'activité humaine, dans la mesure où elle rejette tous les possibles qui ne sont pas déjà pensés, dans l'utopie idéaliste elle-même.
La deuxième hérésie de l'Europe, hérésie opposée à la précédente, c'est le matérialisme. Je ne parle pas du matérialisme philosophique proprement dit, dont il semble bien que, dans les milieux scientifiques, il ne reste plus grand chose aujourd'hui. L'ensemble des découvertes scientifiques récentes aboutissent en effet à éliminer la notion de matière, à tel point que la notion du matérialisme philosophique , au sens du XVIII° et du XIX° siècles, ne correspond plus à aucune réalité scientifique d'aujourd'hui. Mais ce que j’appellerai l’hérésie matérialiste dans le monde d'aujourd'hui, c'est ce qui s'exprime dans le domaine politique par ce qu'on appelle le réalisme, ce réalisme conservateur qui donne à une nature humaine immobilisée, ossifiée, non pénétrée par une revendication de l'esprit, une valeur essentielle; il conçoit l'action politique comme un simple ajustement pratique, au jour le jour, aux nécessités de cette réalité qu'il se refuse d'analyser et de penser. On cherche ainsi à parer au plus pressé, à occuper le pouvoir sans l'exercer et la propagande du pouvoir politique remplace la recherche de la vérité. La manipulation des masses par la propagande remplace la recherche de la liberté de l'individu. Non seulement les fins justifient les moyens, mais les moyens eux-mêmes deviennent fins. La civilisation européenne fléchit aujourd'hui dans la mesure où augmente, en notre sein même, le nombre des barbares pour lesquels la civilisation n'est pas un devoir vis à vis du passé ou une charge vis à vis de l'avenir, mais un simple élément d'administration, d'adaptation au jour le jour.
A l'hérésie idéaliste et à l'hérésie matérialiste, j'ajouterai une troisième qui est peut-être la plus grave, se mélangeant d'ailleurs avec les deux autres, et que j'appellerai l'hérésie moraliste. Cette hérésie , au lieu d'opposer les données fondamentales de la réalité, l'esprit et la matière, la transcendance et l'immanence et de les affirmer l'une et l'autre dans leur tension nécessaire, consiste à diminuer cette tension, afin d'essayer de les mélanger, de les rapprocher et de les faire sortir, au besoin, l'une de l'autre. Le moralisme "bourgeois" est peut-être un des éléments par lesquels la culture européenne tend à se nier le plus fondamentalement. Revenons aux origines du chrétiennes de la culture européenne. Quel était le message du christianisme? "Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait.", et d'autre part "il n'y a pas un juste, pas même un seul." Voilà les deux affirmations dont saint Augustin tirait, comme conclusion: "Aime Dieu et fais ce que tu voudras", c'est la règle morale la plus difficile et la plus pénible,n car il s'agit d'être inspiré par l'esprit et, à propos de chaque problème, d'inventer soi-même la solution et de prendre soi-même sa responsabilité. Il est évident que toutes les formes de légalisme mettent à l'abri de cette difficulté, et qu'une règle abstraite dans le domaine de la conduite et du dogme intellectuels rétablit un cadre dans lequel l'homme peut retrouver sa confiance en soi. La morale permet de s'imaginer que l'on atteint une petite perfection en série à la portée de chacun.
Ce moralisme se lie à l'encadrement de l'homme dans le groupe, qui est peut-être l'hérésie fondamentale de notre époque. La contradiction essentielle que nous avons à résoudre est la suivante: d'une part, le groupe est nécessaire, il n'y a pas d'incarnation dans la matière qui ne soit une réalisation dans le social; le groupe est la condition même de l'action efficace. Mais, en même temps, le groupe représente, quel qu'il soit, le plus grand danger, car il semble bien que, le plus souvent, la moralité du groupe soit inférieure à celle de l'individu. L'individu, en effet, peut connaitre, s'il le veut, les conséquences de ses actes. Le groupe n'est guère conscient des résultats lointains de son activité et surtout de sa passivité. On a beaucoup discuté sur le point de savoir si, dans l'Allemagne hitlérienne, la majorité du peuple allemand ignorait ce qui se passait dans les camps de concentration. Il semble bien que ce fut vrai. A l'heure actuelle, nous sommes tous peu conscients du fait que soixante pour cent des êtres humains, dans les pays sous-développés, meurent littéralement de faim et que le hiatus entre la condition de ces hommes et c"elle que l'on trouve dans les pays développés va en s'accroissant d'année en année. De même, la majorité de nos populations occidentales préfère ne pas trop savoir ce qui se passe véritablement en Russie ou dans les satellites. Dans le groupe, on ignore et on arrive facilement à ignorer, ce qui se passe au loin. L’égoïsme du groupe est plus difficile à surmonter et il est toujours plus aisé de l'unir "contre" que "pour". En même temps, dans la mesure où le groupe est large, chacun peut incarner en lui son orgueil, sa volonté de se voir le centre du monde; l'exaltation de sa propre personne, à laquelle il ne peut, décemment, pas se livrer en tant qu'individu, en se proclamant seul possesseur de toutes les intelligences et de toutes les vertus, il peut aisément la retrouver dans le parti, dans la classe, dans la nation. L'homme trouve ainsi le moyen de d'épanouir son orgueil, en faisant passer ses intérêts et ses passions comme l'expression de valeurs à caractère universel."
"Le phénomène le plus grave, peut-être de notre époque, parce qu'il déborde notre Europe, c'est le nationalisme. Cr'est nous qui l'avons inventé en Europe; nous l'abandonnons aujourd'hui; nous voyons qu'il ne correspond plus à la réalité, mais il nous revient, contre nous cette fois, de la part de pays que nous avons longtemps tenus sous notre domination. Ce nationalisme surgit dans un certain nombre de pays sous-développés, sous forme d'une passion complètement exacerbée, sans limites, sans réserve, sans compromis et sans modération, comme si l'Europe avait, dans ses territoires, déposé les sous-produits qu'on lui rejette maintenant à la tête.
J'ai parlé jusqu'ici du moralisme et du réalisme conservateur, il en est une forme particulièrement dangereuse, celle que j'appellerai le conservatisme dynamique: c'est l'acceptation du fait comme valeur, comme la réalité devant laquelle l'homme doit s'incliner. Mais alors que, pour le conservatisme statique, cette réalité est celle de demain, celle qui provient de ses propres contradictions, ses propres conflits, ses propres oppositions; l'histoire n'est plus alors un drame réel, vécu par l'individu, mais un absolu, qui obéit à ses propres lois. M. Krouchtchev, l'année dernière, nous disait :" L'histoire est une grande dame qui châtie impitoyablement ceux qui ne veulent pas obéir à ses lois.". L'histoire n’apparaît plus que comme une succession de termes relatifs et, par là-même, comme un cauchemar sans signification; la pensée philosophique pseudo-marxiste sait tout avant d'avoir rien étudié, parce qu'elle prétend avoir une connaissance globale de l'évolution, historique; et, pour être absolument tranquille sur le sens de son action, elle insiste sur l'avenir, elle le met au présent, ce qui l'abrite des innovations que pourrait introduire l'esprit de liberté.
Or il est clair qu'il n'est pas possible à l'homme de jamais dominer la totalité, parce qu'il est dans cette totalité. Il ne lui est pas possible de dominer l'histoire, même celle de sa propre vie, parce qu'il est dedans. Il n'y a d'histoire que dans la mesure où il y a liberté; sans la liberté et ses innovations, l'histoire n'est qu'une succession d'événements dépourvus de sens.
Ma conclusion, sur ce point, sera donc que contre les trois hérésies de l'Europe d'aujourd'hui, l'hérésie idéaliste, l'hérésie matérialiste et l'hérésie du moralisme sous toutes ses formes, hérésies qui tendent à éliminer les contradictions fondamentales de l'Europe, nous devons revenir à la notion essentielle de la culture européenne, qui est la notion de la contradiction. Nous sommes des êtres historiques, mais des êtres historiques qui ne vivent que par l'absolu. Si l'on supprime ou affaiblit les termes de la condition humaine, on abolit le tout. La vérité n'a un sens que par rapport à quelque chose que nous cherchons, en sachant que nous n'en connaîtrons jamais le contenu complet. La justice sociale et l'organisation politique des hommes n'ont un sens que par la recherche de la justice et de la liberté, recherche absolue, complète, irréductible, incarnée par la création d'institutions, avec le sentiment que chacune de ces institutions est, en même temps, relative, transitoire, passagère; et ce qui doit être réalisé, ce n'est pas une synthèse qui abolirait l’histoire, mais c'est, à chaque instant, un compromis pratique, passager, transitoire, utile mais qui n'épuise jamais l'appétit de justice et de liberté qui se trouve en nous.
L'Europe, c'est l'insatisfaction, c'est à la fois le sens du relatif des réalisations et l'appétit de l'absolu dans la revendication."
"Dans nos pays de l'Europe occidentale, nous assistons à la naissance de ce que Burhnam appelle la "managerial class", et nous la trouvons à la fois dans les hauts fonctionnaires de l'état, dans les grands ingénieurs et directeurs des compagnies privées. Vous avez cette même constitution d'une élite directoriale dans les autres groupes sociaux, même dans le groupe social ouvrier, et c'est un problème très important à analyser que celui de la naissance, dans les syndicats ouvriers solidement organisés, d'une couche directoriale qui, souvent, va avoir d'ailleurs une source de recrutement spéciale. Il se crée, alors, une certaine solidarité entre les chefs, qui se rencontrent pour se battre , mais qui, à force de se battre, de négocier, de discuter, arrivent à établir entre eux un certain nombre de liens semblables à ceux qui, entre deux pays ennemis, réunissent les officiers de l'une et de l'autre armée".
"En ce sens, je crois que l'essentiel des valeurs européennes, c'est ce qu'on appelle d'un très mauvais mot, à mon avis, la "tolérance". Je dis un mauvais mot, parce qu'il ne s'agit pas de tolérer que les autres ne soient pas comme moi, mais de le vouloir et de le ressentir comme une nécessité. L'idée essentielle de la culture européenne, c'est que je dois être complètement et totalement moi-même; je dois avoir en face de moi un autre être qui est complètement et totalement lui-même et c'est dans la mesure où il y a entre eux une opposition constructive que s'établit cette dialectique permanente que suscite une civilisation vivante et créatrice".
"Enfin et surtout, il faut que cette Europe soit vraiment elle-même, c'est-à-dire que dans cet effort d'invention et de création, elle réalise sans cesse en son sein la tension maxima entre les éléments contradictoires. Il faut qu'elle pousse, comme elle ne l'a jamais fait, la recherche scientifique, en sachant qu'il existe sur terre beaucoup plus de choses qu'il y en aura jamais dans toute notre science, dans toute notre philosophie. Il faut qu'elle recherche la réalisation de la justice sociale et de l'équilibre des pouvoirs, en sachant que notre appétit de justice ne sera jamais assouvi et que tous les systèmes que nous allons construire seront toujours instables, insuffisants, à tout moment remis en question. Il faut qu'elle s'adonne à la recherche de cette liberté, si précieuse, de l"'homme et de l'individu, en sachant qu'elle sera toujours menacée par ce qui est l'instrument même de sa réalisation, car la liberté ne se réalise que par des institutions, par des contacts entre les hommes, par l'intermédiaire des groupes, des groupes immédiatement secrètent une idéologie et deviennent, par conséquent, une menace pour les individus".
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