La vie sociale est une caractéristique aussi essentielle pour «les insectes que pour l'homme. Mais si, cependant, nous ne voulons pas admettre qu'ils sont nos égaux, si nous nous refusons « connaître à chacune des innombrables fourmis, qui fourmillent dans nos forets, les droits de l'homme et du citoyen, cela signifie que l'homme a une autre caractéristique, plus essentielle, indépendante des instincts sociaux et qui, au contraire, fournit a la société humaine son trait distinctif. Ce caractère consiste en < < que chaque homme, comme tel, est un être moral une personnalité qui, outre son utilité sociale, a une valeur absolue et le droit absolu de vivre et de développer librement ses forces positives. Il s'ensuit directement qu'aucun homme, dans quelques conditions et pour quelques raisons que ce soit ne peut être considéré comme un moyen pour des fins qui lui dont étrangères, il ne peut êtrre seulement un instrument , ni pour pour le bien d'une autre personne, ni pour le bien de toute une classe, ni même pour le soi-disant bien commun. Le bien le plus grand nombres des hommes. Ce bien commun ou cette utilité générale a un certain droit , non sur l'homme en tant que personne, mais sur son activité ou son travail, étant utile à la communauté, assure en même temps au travailleur une existence digne.
Le droit de la personne, comme telle, basé sur la dignité humaine, qui lui est inhérente et qui est inaliénable, sur l'infinité formelle de la raison chez tout être humain, sur le fait que chaque personne est unique et individuelle et doit, donc, être une fin en elle-même et pas seulement un moyen ou un instrument, ce droit de la personne est, par essence, absolu ou inconditionnel, tandis ques les droits de la société sur la personne sont conditionnés par la reconnaissance de ses droits individuels. La société ne peut donc obliger la personne à quoi que ce soit que par l'intermédiaire d'un acte de sa propre volonté - autrement, ce serait non imposer une obligation à une personne, mais faire usage d'un objet. Ceci, bien entendu, ne signifie pas ( comme l'a imaginé un de mes critiques ) que, pour prendre une mesure législative ou administrative, l'autorité sociale doit demander le consentement individuel de chaque personne: le principe moral n'implique pas, dans son application logique à la politique, un absurde "liberum veto" de cette espèce, mais le droit pour chaque personne responsable de changer librement sa sujétion aussi bien que sa religion: en d'autres termes, aucun groupe social, aucune institution n'ont le droit de retenir quelqu'un par la force parmi leurs membres.
La dignité humaine de chaque personne ou sa nature d'être moral ne dépendant aucunement, ni de ses qualités naturelles, ni de son utilité sociale, ces qualités et utilité peuvent déterminer la situation extérieure de l'homme dans la société et la valeur relative qu'on lui reconnait, mais, en aucun cas, elles ne déterminent sa propre importance et ses droits humains. Beaucoup d'animaux sont par leur nature plus vertueux que bien des hommes, la vertu conjugale des pigeons et des cigognes, l'amour maternel des poules, la douceur des biches, la fidélité et le dévouement des chiens, la bonté des phoques et des dauphins, l'industrie et la vaillance civique des abeilles et des fourmis etc - toutes ces qualités ornent nos frères mineurs, tandis qu'elles ne prédominent pas chez la majorité des êtres humains; pourquoi donc, n'est-il encore venu à l'idée de personne d'enlever les droits humains aux plus indignes des hommes pour les transmettre aux plus excellents des animaux en récompense de leur vertu? Quant à l'utilité, non seulement un cheval vigoureux est plus utile que beaucoup de mendiants malades, mais même des objets inanimés, telle la presse d'imprimerie ou la chaudière à vapeur ont indubitablement été bien plus utiles au progrès historique général que des tribus entières de sauvages ou de barbares. Et si, per imposibile, Gutenberg et Wat pour réaliser leurs grandes inventions avaient intentionnellement et consciemment sacrifié la vie d'un seul sauvage ou barbare, l'utilité de leur oeuvre n'aurait pas empêché leur action d'être nettement condamnable comme immorale - à moins qu'en vérité on ne s'engage sur le terrain justifiant les moyens.
Pour avoir la signification d'un principe moral, le bien commun ou l'intérêt général doivent être, au sens complet du mot, communs, c'est à dire doivent se référer non seulement à beaucoup ou à la majorité, mais à tous sans exception. Ce qui est véritablement le bien de tous est, pour la même raison, le bien de chacun - personne n'est exclu; dès lors en se mettant au service d'un tel bien social pris comme but, la personne ne devient pas un simple moyen et instrument de quelque chose d'extérieur et d'étranger. La véritable société qui reconnait le droit absolu de chaque personne, n'est pas pour celle ci une limite négative, mais est un complément positif, en servant la société avec un dévouement complet, la personne ne perd pas mais réalise sa dignité et sa signification absolues car, prise à part, elle ne possède que potentiellement son caractère absolu ou infini lequel ne s'actualise que par l'union intime de chacun avec tous.
La seule et unique norme morale, c'est le principe de la dignité humaine ou de la valeur absolue de chaque personne, en vertu de laquelle la société se définit comme une harmonie interne et libre de tous. Il y a la même impossibilité à ce qu'il existe beaucoup de normes morales au sens strict du terme, et à ce qu'il existe beaucoup de biens suprêmes ou beaucoup de moralité. Il n'est pas difficile de montrer que la religion ( en son état donné, concret, historique), la famille, la propriété ne contiennent pas encore, par elles-mêmes, de norme morale au sens strict du terme. Ce qui de soi peut être moral ou ne pas l'être doit évidemment recevoir de quelque chose d'autre l'une de ces déterminations; cela ne peut donc être par soi-même et pour soi une norme morale - c'est à dire cela ne peut donner à d'autres choses un caractère que cela ne possède pas; or il est indubitable que la religion peut- être morale, ou ne pas l'être. Comment des cultes, tels que par exemple celui de Moloch, ou d' Astarté ( dont on peut rencontrer même de nos jours des survivances ou des analogies), pourraient-ils servir de norme morale à quoi que ce soit, quand leur essence même est en opposition flagrante à toute moralité? Quand, donc, on nous dit que la religion est la norme et le fondement moral de la société, il nous faut, d'abord, examiner si la religion elle-même a un caractère moral et s'accorde avec le principe moral; et ceci signifie que c'est ce principe, et non la religion comme telle, qui constitue le dernier fondement et critère. L'unique raison pour laquelle nous regardons le christianisme comme le fondement et la norme véritables de tout ce qui est bon dans le monde; c'est que, étant une religion parfaite, le christianisme contient en soi le principe moral absolu. Mais, si l'on vient à séparer des exigences de la perfection morale la vie réelle d'une société chrétienne, le christianisme perd aussitôt son sens absolu et se transforme en une éventualité historique.
Et si nous envisageons, maintenant la famille, on ne peut nier qu'elle aussi peut être ou ne pas être morale, tant dans le cas d'une famille isolée qu'en ce qui concerne une structure donnée de la société. Ainsi, la famille de la Grèce ancienne n'avait pas de caractère moral, j'envisage non ces familles héroïques exceptionnelles où les femmes tuaient leur mari et étaient tuées par leurs fils, où les fils tuaient leurs pères et épousaient leur mère, mais la famille ordinaire normale d'un Athénien cultivé, laquelle exigeait, comme complètement nécessaire, l'institution des hétaïres, ou des choses pires encore. Ce caractère moral était absent pareillement de la famille arabe ( avant l'islam), famille stable à sa manière, mais où les petites filles nouvelles-nées étaient enterrées vivantes s'il y en avait plus d'une ou deux. De même la famille très stable des Romains, où le chef avait droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants ne peut non plus, être reconnue comme morale. Ainsi donc la famille pas plus que la religion ne possède de caractère moral intrinsèque et, avant de pouvoir devenir la norme d'autre chose doit, elle-même, trouver un fondement moral.
Quand à la propriété, la reconnaître comme le fondement moral d'une société normale, comme quelque chose de sacré et d'inviolable, constitue tout à la fois une impossibilité logique et, en ce qui me concerne ( et je pense en ce qui concerne aussi mes contemporains) une impossibilité psychologique; le premier réveil de vie et de pensée conscientes dans notre génération fut accompagné du tonnerre de la destruction de la propriété sous ses deux formes historiques fondamentales du servage et de l'esclavage; et cette abolition de la propriété, tant en Amérique qu'en Russie, fut exigée et réalisée au nom de la moralité sociale. La prétendue inviolabilité fut brillamment réfutée par le fait d'une violation si réussie, approuvée par la conscience de tous. Il est évident que la propriété est une chose qui a besoin de justification et qui, loin de contenir en soi une norme morale, en exige une sur laquelle elle puisse s'appuyer.
Toutes les institutions historiques - religieuses ou sociales - ont un caractère mixte. Or, il est indubitable que la norme morale ne peut être trouvée que dans un principe qui affirme d'une manière absolue ce qui doit être est quelque chose d'essentiellement inviolable, on peut le rejeter et lui désobéir, mais ceci ne nuit pas au principe, mais à celui qui le rejette et le méconnaît. La loi qui proclame: "on doit respecter la dignité humaine en chacun, on ne doit faire de personne un moyen ou un instrument". Cette loi n'est en dépendance d'aucun fait, n'affirme aucun fait et ne peut, donc, être affectée par aucun fait.
Le principe de la dignité absolue de la personnalité humaine ne dépend de personne, ni de rien; mais c'est de lui que dépend entièrement le caractère moral des sociétés et des institutions. Nous connaissons dans le paganisme ancien et moderne de grands organismes culturels et nationaux chez lesquels les institutions de la famille, de la religion, de la propriété étaient extrêmement stables, mais qui , néanmoins étaient dépourvus du caractère moral d'une société humaine; au mieux, ils ressemblent à des communauté de sages insectes, où il existe un mécanisme doit servir - le bien lui-même- parce que celui qui porte ce bien, la personnalité libre, fait défaut."
"La propriété, comme telle, n'a aucune signification morale. Personne n'est obligé d'être riche, ni d'enrichir les autres. L'égalité générale des fortunes est aussi impossible et dépourvue de nécessité qu'une égalité de couleur de cheveux ou de la quantité de celui-ci. Cependant, il existe une condition qui fait de la question de la distribution de la propriété une question morale. Il est incompatible avec la dignité humaine et avec la norme morale de la société qu'un homme ne puisse pas subsister ou que pour subsister il doive dépenser tant de forces et tant de temps qu'il ne lui en reste assez pour prendre soin de son perfectionnement humain, intellectuel et moral; dans ce cas l'homme cesse d'être un but pour lui-même ou pour les autres, devient un simple instrument matériel de production économique, sur le même niveau que les machines sans âme. Et puisque le principe moral exige d'une manière absolue que nous respections la dignité humaine en tous et chacun et regardions tout homme comme un but en lui-même et non seulement comme un moyen, une société qui désire être moralement normale ne peut demeurer indifférente en présence d'une situation semblable faite à un de ses membres. Son devoir direct est d'assurer à tous et à chacun un certain minimum de bien-être, ce qui est nécessaire pour soutenir une existence humaine digne. Le moyen d'atteindre ce résultat est un problème de politique économique et non de moralité. En tout cas, cela doit être et, par conséquent, cela peut être lui."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire