CORRESPONDANCE
Au
rédacteur du Journal officiel
Citoyen
rédacteur,
Un
article publié par le Journal officiel du 31 mars, sous cette
rubrique : le Drapeau rouge, se terminait par ces mots : «
Une nouvelle ère commence, l’ère des travailleurs, novus ordo
soculorum, comme disent les Américains. »
A
quoi le Journal des Débats, répondit :
«
Avant de lire ce savant article, nous étions convaincus que novus
nascitur ordo était un hémistiche de Virgile, et nous ne nous
doutions pas que ce poète fût Yankee. »
En
lisant ces lignes, citoyen rédacteur, vous avez dû penser comme moi
que le Journal des Débats, cédant au désir, que je dirai
puéril, de faire de l’esprit à vos dépens, n’avait en somme
péché que par inadvertance et non par ignorance. C’était,
paraît-il, une erreur. En effet, le Journal des Débats publie
ce matin sous la signature d’un soi-disant citoyen américain une
lettre qui débute ainsi : Le Journal officiel ne se tient pas
pour battu à propos de sa citation latine, et ce matin, s’adressant
à vos rédacteurs, il dit :
«
Mais ce que nous leur apprendrons, puisqu’ils ne le savent pas,
c’est que les Etats-Unis, après leur immortelle déclaration
d’indépendance, ont remplacé leur première devise : Rebellion
to tyrants is obedience to God, par cette autre : Novus ordo
seculorum, une ère nouvelle. »
«
Malgré mes cinquante ans, et ma vie tout entière mêlée à la
politique et aux affaires américaines, il paraît que je sais bien
mal l’histoire de mon pays, car je n’avais jamais entendu parler
de ces deux devises. Comme je ne laisse jamais échapper une occasion
de m’instruire, permettez-moi de demander au Journal officiel
quelle est son autorité en cette matière, et je le prie de ne
pas venir me citer des lambeaux de discours ou d’écrits appelant
le peuple à la révolte. Les Etats-Unis n’ont jamais — que je
sache — eu qu’une seule devise, qui est encore la leur : « E
pluribus unum. »
Si
j’ose épouser votre querelle, citoyen rédacteur, c’est que
depuis longtemps, je vis dans la même erreur que vous. J’écrivais
en 1869 : « Les américains sont si bien persuadés qu’un
gouvernement fort est un fléau, ennemi permanent de l’ordre, de la
propriété, du progrès, qu’ils encouragent tous les peuples qui
se révoltent et leur tendent la main. Ils ont remplacé leur
première devise : Rebellion to tyrants is obedience to God par
cette autre : Novus ordo seculorum,
mais
leur aversion pour le despotisme est la même qu’aux premiers
jours… »
Bien
que je n’aie pas cinquante ans, et que je n’aie été mêlé à
la politique et aux affaires américaines que comme simple
spectateur, la belle devise Novus ordo seculorum m’a
toujours été aussi familière que la devise de la République
française : Liberté, Egalité, Fraternité. Jugez donc de
mon étonnement quand j’ai appris ce matin, par le correspondant
américain du Journal des Débats, que cette devise était de
votre part une pure invention.
Revenu
de ma surprise, j’ai résolu d’examiner lequel de vous et de moi,
ou de l’Américain du Journal des Débats, savait le mieux
son histoire des Etats-Unis. C’est ce que je me propose de faire
ici si vous y consentez. Puisque cet honorable Yankee ne laisse
jamais échapper une occasion de s’instruire, permettez-moi de lui
donner satisfaction aussi complètement que possible.
Peu
de temps après la déclaration d’indépendance, une commission de
trois membres fut chargée de préparer le grand sceau de la
république naissante. Les membres de cette commission étaient
Benjamin Franklin, John Adams et Thomas Jefferson. Le graveur qu’ils
chargèrent d’exécuter les dessins était un Français, nommé
Simitière.
Le
premier projet de Simitière se composait d’un écusson sur lequel
figuraient les armoiries des diverses nations de l’Europe qui ont
contribué à peupler l’Amérique, telles que l’Angleterre,
l’Ecosse, l’Irlande, la France, l’Allemagne, la Hollande. D’un
côté se trouvait la Liberté, la tête ornée du bonnet phrygien,
de l’autre rifleman en uniforme, tenant le fusil d’une
main et le tomahwak de l’autre. Franklin proposa de son côté
Moïse levant sa verge et divisant la mer Rouge, et Pharaon
englouti avec sa troupe dans les flots. Comme devise, ces paroles
de Cromwell : Rebellion to tyrants is obedience to God, devise
qui avait été jusque-là celle des Américains, et qu’ils avaient
d’ailleurs merveilleusement mise en pratique. Adams proposa :
Hercule choisissant entre la Vertu et la Volupté. Le héros,
appuyé sur sa massue, hésite un instant entre la Vertu lui montrant
du doigt une colline abrupte qu’elle l’engage à gravir ; la
Volupté déployant toutes ses séductions pour l’entraîner dans
les sentiers du vice.
Le
sujet choisi par Jefferson fut : les Enfants d’Israël dans le
désert. Au revers, Hengist et Horsa, les chefs saxons dont les
Américains se font gloire de descendre, et dont ils ont adopté les
principes politiques.
Franklin
et Adams prièrent alors Jefferson de combiner leurs idées et d’en
former le projet définitif du grand sceau. Jefferson se mit à
l’oeuvre et soumit bientôt son travail à ses collègues. Ce
rapport, écrit de sa main, se trouve dans les archives du ministère
d’Etat, à Washington.
Voici
la description de l’écusson proposé : écartelé de six
quartiers, mi-coupé, mi-parti ;
Le
premier d’or à la rose émaillée rouge et blanche, qui est
d’Angleterre ; Le second d’argent, au chardon naturel, qui est
d’Ecosse ; Le troisième de sinople à la harpe d’or, qui est
d’Irlande ; Le quatrième d’azur, semé de fleurs de lis, qui est
de France ;
Le
cinquième d’or à l’aigle impérial de sable, qui est
d’Allemagne ; Le sixième d’or au lion de gueule, lampassé et
couronné d’or de Belgique, qui est de Hollande.
Ces
nations celles qui ont peuplé d’Amérique. L’écusson devait
être entouré d’une bordure rouge sur laquelle venaient se placer
treize écussons blancs, reliés l’un à l’autre par une chaîne
d’or. Chacun de ces écussons portait les initiales en noir des
différents Etats conférés. Supports : à dextre, la défense de la
Liberté revêtue d’une cotte de maille, allusion à l’état de
guerre, et tenant de la main droite la lance et le bonnet, soutenant
l’écusson de la main gauche. A sénestre, la justice, la main
droite reposant sur le glaive et tenant la balance de la main gauche.
Devise : É PUYRIBUS UNUM ; en exergue : SEAL OF THE UNITED STATES OF
AMERICA MDCCLXXVI.
Au
revers, Pharaon assis sur un char, la couronne en tête, le sabre à
la main, passant au milieu des eaux entr’ouverte de la mer Rouge à
la poursuite des Israélites, tandis que, sur le rivage Moïse,
éclairé par les rayons d’un nuage de feu, étend la main et
commande à la mer de se refermer et d’engloutir Pharaon et sa
suite. Devise : « Rebellion to tyrants is obedience to God. »
Le
projet de Jefferson fut approuvé par ses collègues, et la
commission déposa son rapport le 10 août 1776. Mais des raisons
inconnues firent négliger le rapport, et l’affaire demeura en
suspens jusqu’au 24 mars 1779, époque à laquelle MM. Lowell, du
Massachusetts, Scott, de Virginie, et Housistoun, de Géorgie, furent
nommés membres d’une commission chargée de présenter un autre
projet. Le 10 mai suivant, les commissaires déposèrent un rapport
concluant à l’adoption d’un sceau représentant un écu divisé
en treize bandes diagonales rouge et blanches, alternativement.
Comme
supports, on voyait d’un côté un guerrier, le sabre en main, de
l’autre la Paix tenant une branche d’olivier. La devise était :
Bello velpace, et la légende : Sceau des Etats-Unis.
Au verso, la figure de la Liberté, assise tenant le sceptre à la
main. Devise : Semper, et au-dessous : MDCCLXXVI.
Le
rapport fut renvoyé à la commission avec quelques modifications,
puis définitivement
rejeté.
La question resta en suspens jusqu’au mois d’avril 1782. Henry
Middleton, Elias Boudinot et Edward Butledee furent alors chargés de
présenter un autre projet. Ils déposèrent leur rapport le 9 mai
suivant, mais leur projet, qui ne différait que fort peu de ceux des
commissions précédentes, fut refusé par le congrès, et le 13
juin, l’affaire fut remise entre les mains de Charles Thompson,
secrétaire du congrès.
Charles
Thompson à son tour proposa plusieurs dessins. Un de ces dessins est
dû à William Barton, de Philadelphie. Ce dessin, fort compliqué,
qui ne mérite pas une description détaillée, est cependant le
premier dans lequel figure l’aigle américaine. Au-dessous de
l’écusson dessiné par Barton se lisaient ces mots :
DEO
FAVENTE, et au-dessus la devise : VIRTUS SOLA INVICTA. Après
d’inutiles efforts pour trouver un projet qui satisfît les voeux
du congrès, Thompson reçut enfin de Londres, où se trouvait alors
John Adams, un dessin très simple et très satisfaisant, dont
l’auteur était sir John Prestwich, baronet des comtés de l’ouest
de l’Angleterre, chaud partisan des Etats-Unis et savant
antiquaire. Ce dernier représentait un écu d’argent bandé de six
bandes de gueule au chef d’azur. L’écu était placé sur la
poitrine d’une aigle aux ailes déployées et sans supports pour
indiquer la confiance en soi-même. Ce projet reçut l’approbation
aussi bien du public que du congrès, et fut adopté en juin 1782.
C’est donc à un Anglais que les Etats-Unis doivent leurs
armoiries.
Il
est inutile de donner la description exacte de la face de cet écusson
que tout le monde connaît. Qui n’a vu l’aigle américaine tenant
dans ses serres la branche d’olivier et les treize flèches ? Qui
n’a lu la devise inscrite sur la banderole qu’il tient dans son
bec : E pluribus unum ? Il est cependant nécessaire de
décrire rapidement le verso du grand sceau des Etats-Unis qui,
paraît-il, est moins connu ici. Voici la description : au centre
figure une pyramide tronquée. Au zénith, un œil dans un triangle
entouré de rayons. Au-dessus de l’oeil ces mots : Annuit
coeptis ; à la base de la pyramide est inscrite en
chiffres romains la date de la déclaration d’indépendance, et
au-dessous de la pyramide se lit cette devise : Novus ordo
soeculorum.
Si
le plaisir de donner dans le Journal officiel de la démocratie
parisienne une leçon d’histoire et de blason au Journal des
Débats ne m’avait déjà entraîné au delà des bornes d’une
simple lettre, je pourrais relever dans l’attaque dirigée contre
nous plusieurs autres passages tout aussi extraordinaires que le
premier dont j’ai parlé. Je n’en ferai rien ; mais permettez-moi
d’user un instant encore de votre hospitalité fraternelle, pour
vous soumettre une dernière observation.
Le
citoyen américain du Journal des Débats dit en termes amers
que les Américains ont eu, eux aussi, leurs heures de démence et de
sécession, et il ajoute : « Quelque insensé que l’on fut
de part et d’autre, on savait ce que l’on voulait. » Ce que l’on
voulait, le citoyen américain dont il est ici question s’est,
d’ailleurs, bien gardé de le dire. Eût-il, sans cela, osé écrire
insensé ? — Insensés les Lincoln, les Henry Ward, les
Beecher, les Summer, les Grant, et tous ces grands esprits qui
réclamaient, au nom du peuple, l’émancipation du travail dont
l’affranchissement des nègres n’était que la conséquence !
insensés ceux qui disputaient à la domination esclavagiste les
plaines fertiles de l’Ouest, cette terre promise des travailleurs !
insensés les prolétaires luttant contre les empiétements du
parasitisme ! Allons donc ! quoi de plus juste au contraire, de plus
légitime et, pour ainsi parler, de mieux raisonné que la guerre des
Etats libres du Nord contre l’aristocratie esclavagiste du Sud,
qui, sentant le pouvoir s’échapper de ses mains, les avait
attaqués.
Au
fond, la guerre de la sécession n’était qu’un épisode de la
lutte engagée depuis bien longtemps entre l’égalité et la
liberté d’une part, et de l’autre, l’égoïsme des hommes
ambitieux ou repus qui veulent accaparer la richesse et exploiter le
travail. Je pourrais invoquer à l’appui de cette opinion le
témoignage d’un historien célèbre, successivement ambassadeur à
Vienne et à Londres, M. Motley, dont le citoyen américain du
Journal des Débats aurait, croyons-nous, mauvaise grâce à
dénier la compétence. Et maintenant, citoyen américain, c’est à
vous que je m’adresse ; un mot pour finir.
Si
l’on vous disait que la lutte engagée dans ce moment sous les murs
de Paris n’est que la suite et la continuation de la lutte dont
vous êtes si glorieusement venus à bout de l’autre côté de
l’Océan, diriez-vous encore que ceux qui ont pris pour devise :
Novus ordo seculorum, ne savent pas ce qu’ils veulent, et
que ceux qui le savent se débattent dans le chaos de leurs utopies ?
Vous
répondrez à cela qu’à Versailles, il n’y a pas d’esclaves.
D’accord, mais à Versailles, vous avez des fonctionnaires de tout
rang, des parasites de toute espèce ; vous avez des gendarmes, vous
avez des sergents de ville, vous avez une armée permanente, vous
avez enfin le despotisme et peut-être la monarchie…,toutes choses
dont Paris ne veut pas.
Veuillez
agréer, citoyen rédacteur, l’expression de ma considération
distinguée.
A.-ÉDOUARD
PORTALIS.
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