vendredi 10 août 2018

Journal de la Commune


CORRESPONDANCE

Au rédacteur du Journal officiel

Citoyen rédacteur,
Un article publié par le Journal officiel du 31 mars, sous cette rubrique : le Drapeau rouge, se terminait par ces mots : « Une nouvelle ère commence, l’ère des travailleurs, novus ordo soculorum, comme disent les Américains. »
A quoi le Journal des Débats, répondit :
« Avant de lire ce savant article, nous étions convaincus que novus nascitur ordo était un hémistiche de Virgile, et nous ne nous doutions pas que ce poète fût Yankee. »
En lisant ces lignes, citoyen rédacteur, vous avez dû penser comme moi que le Journal des Débats, cédant au désir, que je dirai puéril, de faire de l’esprit à vos dépens, n’avait en somme péché que par inadvertance et non par ignorance. C’était, paraît-il, une erreur. En effet, le Journal des Débats publie ce matin sous la signature d’un soi-disant citoyen américain une lettre qui débute ainsi : Le Journal officiel ne se tient pas pour battu à propos de sa citation latine, et ce matin, s’adressant à vos rédacteurs, il dit :
« Mais ce que nous leur apprendrons, puisqu’ils ne le savent pas, c’est que les Etats-Unis, après leur immortelle déclaration d’indépendance, ont remplacé leur première devise : Rebellion to tyrants is obedience to God, par cette autre : Novus ordo seculorum, une ère nouvelle. »
« Malgré mes cinquante ans, et ma vie tout entière mêlée à la politique et aux affaires américaines, il paraît que je sais bien mal l’histoire de mon pays, car je n’avais jamais entendu parler de ces deux devises. Comme je ne laisse jamais échapper une occasion de m’instruire, permettez-moi de demander au Journal officiel quelle est son autorité en cette matière, et je le prie de ne pas venir me citer des lambeaux de discours ou d’écrits appelant le peuple à la révolte. Les Etats-Unis n’ont jamais — que je sache — eu qu’une seule devise, qui est encore la leur : « E pluribus unum. »
Si j’ose épouser votre querelle, citoyen rédacteur, c’est que depuis longtemps, je vis dans la même erreur que vous. J’écrivais en 1869 : « Les américains sont si bien persuadés qu’un gouvernement fort est un fléau, ennemi permanent de l’ordre, de la propriété, du progrès, qu’ils encouragent tous les peuples qui se révoltent et leur tendent la main. Ils ont remplacé leur première devise : Rebellion to tyrants is obedience to God par cette autre : Novus ordo seculorum,
mais leur aversion pour le despotisme est la même qu’aux premiers jours… »
Bien que je n’aie pas cinquante ans, et que je n’aie été mêlé à la politique et aux affaires américaines que comme simple spectateur, la belle devise Novus ordo seculorum m’a toujours été aussi familière que la devise de la République française : Liberté, Egalité, Fraternité. Jugez donc de mon étonnement quand j’ai appris ce matin, par le correspondant américain du Journal des Débats, que cette devise était de votre part une pure invention.
Revenu de ma surprise, j’ai résolu d’examiner lequel de vous et de moi, ou de l’Américain du Journal des Débats, savait le mieux son histoire des Etats-Unis. C’est ce que je me propose de faire ici si vous y consentez. Puisque cet honorable Yankee ne laisse jamais échapper une occasion de s’instruire, permettez-moi de lui donner satisfaction aussi complètement que possible.
Peu de temps après la déclaration d’indépendance, une commission de trois membres fut chargée de préparer le grand sceau de la république naissante. Les membres de cette commission étaient Benjamin Franklin, John Adams et Thomas Jefferson. Le graveur qu’ils chargèrent d’exécuter les dessins était un Français, nommé Simitière.
Le premier projet de Simitière se composait d’un écusson sur lequel figuraient les armoiries des diverses nations de l’Europe qui ont contribué à peupler l’Amérique, telles que l’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande, la France, l’Allemagne, la Hollande. D’un côté se trouvait la Liberté, la tête ornée du bonnet phrygien, de l’autre rifleman en uniforme, tenant le fusil d’une main et le tomahwak de l’autre. Franklin proposa de son côté Moïse levant sa verge et divisant la mer Rouge, et Pharaon englouti avec sa troupe dans les flots. Comme devise, ces paroles de Cromwell : Rebellion to tyrants is obedience to God, devise qui avait été jusque-là celle des Américains, et qu’ils avaient d’ailleurs merveilleusement mise en pratique. Adams proposa : Hercule choisissant entre la Vertu et la Volupté. Le héros, appuyé sur sa massue, hésite un instant entre la Vertu lui montrant du doigt une colline abrupte qu’elle l’engage à gravir ; la Volupté déployant toutes ses séductions pour l’entraîner dans les sentiers du vice.
Le sujet choisi par Jefferson fut : les Enfants d’Israël dans le désert. Au revers, Hengist et Horsa, les chefs saxons dont les Américains se font gloire de descendre, et dont ils ont adopté les principes politiques.
Franklin et Adams prièrent alors Jefferson de combiner leurs idées et d’en former le projet définitif du grand sceau. Jefferson se mit à l’oeuvre et soumit bientôt son travail à ses collègues. Ce rapport, écrit de sa main, se trouve dans les archives du ministère d’Etat, à Washington.
Voici la description de l’écusson proposé : écartelé de six quartiers, mi-coupé, mi-parti ;
Le premier d’or à la rose émaillée rouge et blanche, qui est d’Angleterre ; Le second d’argent, au chardon naturel, qui est d’Ecosse ; Le troisième de sinople à la harpe d’or, qui est d’Irlande ; Le quatrième d’azur, semé de fleurs de lis, qui est de France ;
Le cinquième d’or à l’aigle impérial de sable, qui est d’Allemagne ; Le sixième d’or au lion de gueule, lampassé et couronné d’or de Belgique, qui est de Hollande.
Ces nations celles qui ont peuplé d’Amérique. L’écusson devait être entouré d’une bordure rouge sur laquelle venaient se placer treize écussons blancs, reliés l’un à l’autre par une chaîne d’or. Chacun de ces écussons portait les initiales en noir des différents Etats conférés. Supports : à dextre, la défense de la Liberté revêtue d’une cotte de maille, allusion à l’état de guerre, et tenant de la main droite la lance et le bonnet, soutenant l’écusson de la main gauche. A sénestre, la justice, la main droite reposant sur le glaive et tenant la balance de la main gauche. Devise : É PUYRIBUS UNUM ; en exergue : SEAL OF THE UNITED STATES OF AMERICA MDCCLXXVI.
Au revers, Pharaon assis sur un char, la couronne en tête, le sabre à la main, passant au milieu des eaux entr’ouverte de la mer Rouge à la poursuite des Israélites, tandis que, sur le rivage Moïse, éclairé par les rayons d’un nuage de feu, étend la main et commande à la mer de se refermer et d’engloutir Pharaon et sa suite. Devise : « Rebellion to tyrants is obedience to God. »
Le projet de Jefferson fut approuvé par ses collègues, et la commission déposa son rapport le 10 août 1776. Mais des raisons inconnues firent négliger le rapport, et l’affaire demeura en suspens jusqu’au 24 mars 1779, époque à laquelle MM. Lowell, du Massachusetts, Scott, de Virginie, et Housistoun, de Géorgie, furent nommés membres d’une commission chargée de présenter un autre projet. Le 10 mai suivant, les commissaires déposèrent un rapport concluant à l’adoption d’un sceau représentant un écu divisé en treize bandes diagonales rouge et blanches, alternativement.
Comme supports, on voyait d’un côté un guerrier, le sabre en main, de l’autre la Paix tenant une branche d’olivier. La devise était : Bello velpace, et la légende : Sceau des Etats-Unis. Au verso, la figure de la Liberté, assise tenant le sceptre à la main. Devise : Semper, et au-dessous : MDCCLXXVI.
Le rapport fut renvoyé à la commission avec quelques modifications, puis définitivement
rejeté. La question resta en suspens jusqu’au mois d’avril 1782. Henry Middleton, Elias Boudinot et Edward Butledee furent alors chargés de présenter un autre projet. Ils déposèrent leur rapport le 9 mai suivant, mais leur projet, qui ne différait que fort peu de ceux des commissions précédentes, fut refusé par le congrès, et le 13 juin, l’affaire fut remise entre les mains de Charles Thompson, secrétaire du congrès.
Charles Thompson à son tour proposa plusieurs dessins. Un de ces dessins est dû à William Barton, de Philadelphie. Ce dessin, fort compliqué, qui ne mérite pas une description détaillée, est cependant le premier dans lequel figure l’aigle américaine. Au-dessous de l’écusson dessiné par Barton se lisaient ces mots :
DEO FAVENTE, et au-dessus la devise : VIRTUS SOLA INVICTA. Après d’inutiles efforts pour trouver un projet qui satisfît les voeux du congrès, Thompson reçut enfin de Londres, où se trouvait alors John Adams, un dessin très simple et très satisfaisant, dont l’auteur était sir John Prestwich, baronet des comtés de l’ouest de l’Angleterre, chaud partisan des Etats-Unis et savant antiquaire. Ce dernier représentait un écu d’argent bandé de six bandes de gueule au chef d’azur. L’écu était placé sur la poitrine d’une aigle aux ailes déployées et sans supports pour indiquer la confiance en soi-même. Ce projet reçut l’approbation aussi bien du public que du congrès, et fut adopté en juin 1782. C’est donc à un Anglais que les Etats-Unis doivent leurs armoiries.
Il est inutile de donner la description exacte de la face de cet écusson que tout le monde connaît. Qui n’a vu l’aigle américaine tenant dans ses serres la branche d’olivier et les treize flèches ? Qui n’a lu la devise inscrite sur la banderole qu’il tient dans son bec : E pluribus unum ? Il est cependant nécessaire de décrire rapidement le verso du grand sceau des Etats-Unis qui, paraît-il, est moins connu ici. Voici la description : au centre figure une pyramide tronquée. Au zénith, un œil dans un triangle entouré de rayons. Au-dessus de l’oeil ces mots : Annuit coeptis ; à la base de la pyramide est inscrite en chiffres romains la date de la déclaration d’indépendance, et au-dessous de la pyramide se lit cette devise : Novus ordo soeculorum.
Si le plaisir de donner dans le Journal officiel de la démocratie parisienne une leçon d’histoire et de blason au Journal des Débats ne m’avait déjà entraîné au delà des bornes d’une simple lettre, je pourrais relever dans l’attaque dirigée contre nous plusieurs autres passages tout aussi extraordinaires que le premier dont j’ai parlé. Je n’en ferai rien ; mais permettez-moi d’user un instant encore de votre hospitalité fraternelle, pour vous soumettre une dernière observation.
Le citoyen américain du Journal des Débats dit en termes amers que les Américains ont eu, eux aussi, leurs heures de démence et de sécession, et il ajoute : « Quelque insensé que l’on fut de part et d’autre, on savait ce que l’on voulait. » Ce que l’on voulait, le citoyen américain dont il est ici question s’est, d’ailleurs, bien gardé de le dire. Eût-il, sans cela, osé écrire insensé ? — Insensés les Lincoln, les Henry Ward, les Beecher, les Summer, les Grant, et tous ces grands esprits qui réclamaient, au nom du peuple, l’émancipation du travail dont l’affranchissement des nègres n’était que la conséquence ! insensés ceux qui disputaient à la domination esclavagiste les plaines fertiles de l’Ouest, cette terre promise des travailleurs ! insensés les prolétaires luttant contre les empiétements du parasitisme ! Allons donc ! quoi de plus juste au contraire, de plus légitime et, pour ainsi parler, de mieux raisonné que la guerre des Etats libres du Nord contre l’aristocratie esclavagiste du Sud, qui, sentant le pouvoir s’échapper de ses mains, les avait attaqués.
Au fond, la guerre de la sécession n’était qu’un épisode de la lutte engagée depuis bien longtemps entre l’égalité et la liberté d’une part, et de l’autre, l’égoïsme des hommes ambitieux ou repus qui veulent accaparer la richesse et exploiter le travail. Je pourrais invoquer à l’appui de cette opinion le témoignage d’un historien célèbre, successivement ambassadeur à Vienne et à Londres, M. Motley, dont le citoyen américain du Journal des Débats aurait, croyons-nous, mauvaise grâce à dénier la compétence. Et maintenant, citoyen américain, c’est à vous que je m’adresse ; un mot pour finir.
Si l’on vous disait que la lutte engagée dans ce moment sous les murs de Paris n’est que la suite et la continuation de la lutte dont vous êtes si glorieusement venus à bout de l’autre côté de l’Océan, diriez-vous encore que ceux qui ont pris pour devise : Novus ordo seculorum, ne savent pas ce qu’ils veulent, et que ceux qui le savent se débattent dans le chaos de leurs utopies ?
Vous répondrez à cela qu’à Versailles, il n’y a pas d’esclaves. D’accord, mais à Versailles, vous avez des fonctionnaires de tout rang, des parasites de toute espèce ; vous avez des gendarmes, vous avez des sergents de ville, vous avez une armée permanente, vous avez enfin le despotisme et peut-être la monarchie…,toutes choses dont Paris ne veut pas.

Veuillez agréer, citoyen rédacteur, l’expression de ma considération distinguée.
A.-ÉDOUARD PORTALIS.

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