L'État
étant disparu, ou évincé, comment les rapports entre les humains
se règlent-ils entre les isolés et les associations, d'isolé à
isolé, d' association à association ? Par une entente, un accord
librement proposé, librement discuté, librement accepté, librement
accompli ; en d'autres termes, par un Contrat. Qu'on le dénomme «
promesses », « conventions », le terme importe peu ; ce qui
importe, c'est de savoir de quelle nature peut être ce contrat
lorsqu'il est passé entre anarchistes.
S'il
est hors de doute que les clauses d'un contrat doivent pouvoir être
proposées, examinées et discutées dans des conditions laissant
toute liberté d'esprit et d'action aux cocontractants, il est hors
de doute également que lesdites clauses ne sauraient renfermer
aucune stipulation qui soit contraire à la conception anarchiste de
la vie humaine.
C'est
ainsi que le contrat passé entre anarchistes ne saurait contenir
aucune clause qui y astreigne malgré lui quiconque ne veut on ne
peut plus en exécuter les termes.
Il
se peut qu'un individu n'ait pas mesuré toute la portée de l'accord
qu'il a souscrit ; qu'en cours d'exécution son état d'esprit se
soit modifié sous l'influence de circonstances nouvelles. Il se peut
qu'une émotion, qu'un sentiment d'une espèce ou d'une autre
l'envahisse, le domine, s'empare de lui, momentanément tout au
moins, le plaçant dans une situation mentale tout autre que la
mentalité qui était sienne au moment de la conclusion de l'accord.
Pour toutes ces raisons, le contrat passé entre anarchistes, doit
pouvoir être résiliable.
L'un
des contractants, de même, peut se juger lésé ou réduit à une
situation défavorable, inférieure ou indigne de lui par rapport aux
autres contractants. Les cocontractants peuvent s'apercevoir, après
expérience, qu'ils ne sont pas qualifiés pour remplir les clauses
du contrat qu'ils ont conclu. Ou encore qu'ils se sont aventurés
au-delà de leurs aptitudes ou de leurs possibilités en se risquant
à établir le contrat qui les unit même temporairement. C'est
pourquoi une des conditions préalables à la conclusion du contrat
entre anarchistes postule, de la part des cocontractants, un examen
sérieux et préalable de leurs capacités et de leurs ressources.
Le
contrat doit donc pouvoir être résiliable, mais avec préavis, car
il est d'une élémentaire camaraderie qu'aucun des participants au
contrat ne subisse d'embarras, de retard, de peine ou de dommage
évitable, du fait de la rupture du contrat. Même en cas de brusque
rupture du contrat, il ne saurait être question, entre anarchistes,
sous prétexte d'en faire respecter les termes, de l'intervention
d'un tiers ou d'une autorité ou institution extérieure aux
cocontractants. Il ne saurait être non plus question de sanctions
disciplinaires ou pénales, sous quelque vocable qu'on les masque.
Rien de cela ne serait anarchiste. On peut cependant, en cas de
difficulté ou de litige en cours d'exécution du contrat, prévoir
le recours à un arbitre-expert, ― un technicien, par exemple ―
mais à la condition absolue qu'il soit, choisi par les deux parties
en désaccord et qu'il jouisse assez de leur confiance pour que sa
décision ne soit pas mise en discussion.
Tout
contrat impliquant obligation, sanction, intervention étatiste,
gouvernementale ou administrative extérieure aux cocontractants
n'est ni individualiste ni communiste (anarchiste), il n'y a pas à
ergoter là-dessus. C'est pourquoi le contrat conçu à la façon
dont nous l'entendons ― dont l'entendent les anarchistes de toutes
les tendances ― ne peut être passé qu'entre unités humaines
possédant un tempérament, une mentalité adéquats. Si cette
mentalité préalable fait défaut, il n'y a pas de contrat possible
entre anarchistes C'est pourquoi encore ― même admise cette
mentalité déterminée ― les
anarchistes
affirment que pour s'associer, il est urgent de se bien connaître,
de ne passer contrat que pour une période et une besogne aussi bien
déterminées qu'il est humainement prévisible. Il est donc entendu
théoriquement que le contrat se rompt dès qu'il lèse l'un des
cocontractants. Comme toutes les formules d'ailleurs, celle-ci
présente le défaut, quand on l'envisage dans ses applications
pratiques, de ne pas tenir compte des circonstances de vie et de
tempérament individuels. Pratiquement, l'on peut écrire que le
contrat entre camarades anarchistes cesse dès que l'entente qui a
présidé pour le conclure se retrouve pour le dissoudre.
En
effet, le contrat conclu entre anarchistes pour une fin quelconque
est sous entendu
n'avoir
pas été conclu à la légère. Son origine a été exempte des
restrictions mentales, des pensées de derrière la tête, des
dissimulations, des fraudes, de cette recherche d'un intérêt
sordide, qui stigmatisent les contrats en vigueur dans la société
actuelle. Les cocontractants se connaissent, ils ont pesé le pour et
le contre, réfléchi aux conséquences, examiné les points forts et
les points faibles de la situation, prévu les dangers et les périls,
supputé les joies et les avantages, déterminé les concessions
qu'ils auraient à se faire mutuellement. Ces remarques suffisent à
indiquer qu'un contrat loyal ne cesse pas uniquement par suite du
caprice, de la fantaisie, d'un mouvement d'humeur de l'un des
contractants. Sa rupture ne se fait pas sans réflexion, sans examen
sérieux des dommages ou des conséquences qui peuvent s'ensuivre.
Cependant,
lorsque l'un des contractants a formulé sa volonté formelle de
rompre le contrat, aucun anarchiste ne saurait s'y opposer.
Cela ne veut pas dire que les autres cocontractants n'objecteront pas
à cette rupture. Il se peut en effet, au moment où le contractant
mécontent demande la rupture de l'association, que les autres
associés se trouvent dans des dispositions d'esprit et de sentiment
absolument semblables à celles qui les ont poussés à conclure le
contrat. Un anarchiste peut donc objecter à la rupture, demander à
réfléchir, faire valoir certaines raisons, invoquer certaines
considérations, d'un ordre tout particulier quand il s'agit du
domaine du sentiment, considérations que comprennent ceux qui vivent
intensément la vie sentimentale. Un anarchiste pourra résister plus
ou moins longtemps à la rupture d'un contrat, s'il possède la
conviction profonde que son camarade agit sous l'empire d'une
influence pernicieuse. Il n'est rien là qui frise l'inconséquence.
Selon son tempérament, il pourra souffrir, se lamenter même et qui
donc lui reprocherait d'être autre chose qu'une équation
géométrique ? C'est seulement s'il s'opposait catégoriquement, par
la violence, sur un plan quelconque, à la dissolution exigée par
son cocontractant que, au point de vue anarchiste, il cesserait
d'être conséquent, dans le sens profond et pratique du mot.
À
moins de motifs exceptionnels, d'un cas de force majeure,
l'anarchiste qui impose la rupture du contrat irréfléchiment, à
brûle-pourpoint me paraît un inconséquent et un camarade de
mauvais aloi. Un compagnon anarchiste loyal ne profite de sa faculté
de « rompre le contrat à sa guise » qu'après avoir obtenu
l'adhésion sincère de son ou de ses contractants. On regardera
pratiquement à deux fois ― sinon davantage ― avant de rompre une
entente, manquer à des promesses, briser des conventions faites de
bonne foi et qui sous réciproque.
Il
est impossible de faire passer la rupture imposée ou exigée à tout
bout-de champ, sans rime ni raison, infligeant de la souffrance
inutile, comme un geste de camaraderie. Qu'est-ce donc que la
camaraderie, sinon un contrat tacite conclu entre êtres qu'unissent
certaines affinités intellectuelles ou sentimentales ou de gestes,
afin de se rendre la vie plus agréable, plus plaisante, plus
joyeuse, plus profitable, plus utile à vivre?
On
a demandé souvent quelle serait la différence entre l'humanité
actuelle et une humanité anarchiste ou à tournure d'esprit
anarchisante. Certes, topographiquement parlant, je l'ignore ; je
suis hors d'état de fournir la nomenclature exacte des hameaux, des
villages, des villes, des rues de chaque ville, des ruisseaux, des
torrents, des chemins vicinaux. Mais je suis assuré d'une chose,
c'est que le contrat social, le contrat d'association humaine n'y
sera pas imposé, ni politiquement ni autrement ; pas plus par une
caste que par une classe sociale. Dans les sociétés actuelles,
l'unité humaine est placée en face d'un contrat social imposé ;
dans toute humanité saturée, imprégnée d'esprit anarchiste, il
n'existera que des contrats proposés. C'est-à-dire qu'un milieu
anarchiste, une humanité anarchisante ne tolère pas, ne saurait
tolérer qu'il y ait une clause ou un article d'un accord ou d'un
contrat qui n'ait été pesé et discuté avant d'être souscrit par
les cocontractants. Dans un milieu ou une humanité du type
anarchiste, il n'existe pas de contrat unilatéral, c'est-à-dire
obligeant quiconque à remplir un engagement qu'il n'a pas accepté
personnellement et à bon escient ; aucune majorité économique,
politique, religieuse ou autre, aucun ensemble social ― quel qu'il
soit ― n'y peut contraindre une minorité ou une seule unité
humaine à se conformer, contre son gré, à ses décisions ou à ses
arrêts.
―
E. ARMAND.
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