Ce
mot a deux sens philosophiques bien différents. Il désigne cette
connaissance ou ce sentiment de ma propre existence qui accompagne
tous mes états intérieurs ou peut-être seulement mes changements
d’état. Il désigne aussi le jugement secret qui approuve certains
de mes projets et de mes actions mais en blâme d’autres. Au
premier sens, le mot appartient à la psychologie. Au second, il
appartient à l’éthique, sagesse ou morale.
Conscience
Psychologique ou Conscience de Soi. - Encore que les sophistes aient
opéré en philosophie la première révolution critique,
c’est-à-dire le premier effort pour tourner notre attention non
plus vers le monde extérieur, mais vers le monde interne ; encore
que Socrate, le plus grand des sophistes, recommandât de se
connaître soi-même : on ne trouve jamais, dans ce qui nous reste
des sophistes et des socratiques, un mot qui se puisse traduire par
conscience. (Pourtant, le verbe d’où se tirera le substantif
correspondant se rencontre au moins dans Xénophon.) Platon ne
distingue pas la conscience des autres opérations de l’esprit ; il
ne connaît aucune forme commune aux faits intérieurs. Là où nous
disons conscience, il énumère : raison, science, mémoire et
opinion juste. Comme nous disions qu’on ne jouit pas d’un plaisir
sans en avoir conscience, Platon, au Philèbe, exige, pour qu’il y
ait plaisir, que les quatre caractères sus nommés accompagnent la
cause de la jouissance. Aristote, quoiqu’il en fasse une manière
de théorie tâtonnante, n’a pas non plus de mot pour désigner la
conscience psychologique. Les stoïciens sont les premiers à donner
nom et unité au sens intérieur ; ils l’appellent synédèse, et
ce mot est composé exactement comme notre mot conscience.
Le
problème de la conscience psychologique de ses « données
immédiates » et de ses limites est fort difficile. Je n’ai pas la
prétention de le résoudre, ici ni ailleurs. Trois grandes thèses
s’y combattent. Pour certains spiritualistes (Leibniz, Maine de
Biran, Ravaisson, Bergson), la conscience atteint en nous l’être
un, identique, cause de ses propres actions. Elle nous donne du réel,
de l’absolu, du vital. Grâce à elle, la psychologie, si elle sait
devenir assez profonde, assez large et assez hardie, englobe la
métaphysique et l’illumine.
Pour
l’école critique, la conscience est une forme ; elle ne révèle
pas l’être réel que je suis ; elle dit seulement comment je
m’apparais, comment je ne puis pas ne pas m’apparaître. Toutes
les idées que les spiritualistes prétendent dégager de cette
apparence inévitable, idées de cause, d’unité, d’identité, ne
sont que les formes à priori qui rendent possible cette apparence,
et rien ne nous permet d’affirmer que quelque chose répond à ces
idées dans la réalité. Les empiriques (Stuart Mill, Alexandre
Bain, Herbert Spencer, Th. Ribot, etc.) voient dans la conscience, la
caractéristique des faits psychologiques, lesquels sont probablement
des faits physiologiques d’une certaine intensité. La science de
l’esprit n’est que la science des faits accompagnés de
conscience et des lois selon lesquelles ils s’associent. Comme
toutes les autres sciences, elle reste confinée au pays des
phénomènes, ne saurait nous projeter dans le royaume de la
substance, de l’absolu et du vital. La conscience n’existe que
dans le changement ; sa forme la plus simple est l’oscillation
entre deux états. Toute conscience reste donc relative, et par
suite, toute pensée. D’ailleurs, la conscience, qui a évolué,
nous présente aujourd’hui comme primitifs et irréductibles des
phénomènes dérivés et très complexes. Quant aux phénomènes
inconscients, sur quoi Leibniz attira le premier l’attention, la
plupart des empiriques les classent comme physiologiques, non comme
psychologiques. Ils n’y voient, avec Stuart Mill, que «
modifications inconscientes des nerfs ». J’indique rapidement mon
opinion, qui sans doute, importe peu au lecteur. La thèse empirique
et la thèse critique me paraissent contenir, l’une et l’autre,
de beaux éléments de vérité. La thèse empirique est supérieure
comme hypothèse de travail. La thèse critique me satisfait
davantage, les jours ambitieux et imprudents, où je m’amuse dès
maintenant à une explication totale qui sera peut-être toujours
prématurée. Je sollicite, d’ailleurs, l’une ou l’autre assez
pour l’accorder à ma psychologie pluraliste (voir ce mot),
c’est-à-dire à ma persuasion ou à ma rêverie que ma substance
intérieure est, comme la matière de mon corps, une colonie d’êtres
innombrables.
Conscience
Ethique. - On dit plus souvent « conscience morale ». Mais mon
immoralisme de sagesse, qui conserve et individualise le sens
éthique, ne me permet pas de parler selon la coutume. (Voir les mots
Ethique, Morale, Sagesse). Dans sa signification éthique, le mot
conscience a contre lui d’avoir été ignoré de tous les anciens,
d’être une création du christianisme. A condition de le désarmer
de tout venin autoritaire, il est pourtant commode pour désigner
l’ensemble de ce que Socrate appelait « les lois non écrites » ;
pour rappeler aussi, avec cette doctrine des sophistes que « l’homme
est la mesure de toutes choses », cette formule d’Aristote que «
l’homme bon est la règle et la mesure du bien ».
Par
une analyse heureuse, les docteurs du moyen-âge reconnaissent dans
la conscience éthique un élément intellectuel (distinction du bien
et du mal) et un élément sentimental (penchant vers le bien, recul
devant le mal), qu’ils nommentsyndérèse.
Ne
consultez ni le Littré, ni le Larousse. Ici, comme en quelques
autres occasions, ces excellents dictionnaires vous jetteraient dans
l’erreur. Ils ne connaissent qu’un sens tardif et dérivé ; ils
font de syndérèse un synonyme bien inutile deremords. Et ils
donnent une étymologie absurde. La francisation du mot date du XVIe
siècle. C’est pourquoi on le fait venir du grec syntézésis et on
lui fait porter la marque de la prononciation des Grecs modernes,
qui, après la lettre correspondante à n, donnent au t le son de
notre d. Dans tout le moyen-âge, on le rencontre, pour la première
fois, dans Saint Jérôme (mort en 420). Il est probable que le mot
bizarre est dû à une erreur de copiste : Jérôme, transformant en
faculté éthique la conscience psychologique, avait sans doute écrit
le mot stoïcien synédèse. A cause de son origine religieuse, le
mot conscience conserve souvent un sens autoritaire. Quand la
troisième République rendit laïque le personnel de son
enseignement et feignit d’en laïciser la couleur superficielle,
elle fit un acte de foi un peu mystique en la conscience morale,
proclama le bien et le devoir comme des évidences universelles et
qui se suffisent. On purgea la morale de ses ridicules sanctions
infernales ou paradisiaques, non de son caractère obligatoire. Sous
l’influence conjuguée du Cousinisme et du Kantisme, on fit de
l’obligation le centre de la moralité et on prêcha « la religion
du devoir ». Un des meilleurs théoriciens de la doctrine : C.-A.
Vallier, écrivait en 1822, dans l’Intention Morale, ces paroles
austères : « La loi morale ne se révèle qu’à ses adorateur »
; elle veut être crue sans preuve. Elle est parce qu’elle est ou
plutôt parce que nous voulons qu’elle soit. » Plusieurs sentaient
que ce chemin conduisait vers plus de liberté qu’ils ne voulaient
et tentaient de donner à la morale quelque fondement métaphysique.
Fondement ruineux dès qu’une dogmatique n’est plus imposée. Les
meilleurs de ceux qui essayent ces tentatives désespérées,
Frédéric Rauch, par exemple, ou M. Lévy- Bruhl, les désavoueront
plus tard. La conscience individuelle, sans avoir subi aucune
déformation éducative, permettrait-elle la construction d’une
morale universelle ? D’une, non, mais de plusieurs. Parce que, même
sans aucun enseignement, elle est déformée et contient
d’innombrables éléments sociaux et grégaires. Bête de troupeau,
le chien Nietzsche pour qui elle exige l’intensité de la vie et la
domination sur les moutons. Pour l’anthroposociologie des
états-majors et des nationalistes intégraux, elle sacrifie
l’humanité à une nation et fait l’apologie de la guerre. La
stupide conscience de l’Américain moyen chante haine du nègre et
la gloire du dollar. Pour Adam Smith, la conscience n’est que
sympathie ; pour Schopenhauer ou pour Tolstoï, n’est-elle pas un
autre nom de la pitié ? Mais chez Herbert Spencer, elle devient un
hymne en l’honneur du Progrès, c’est-à-dire l’Hétérogénéité
Croissante. Les siècles nous ont fait une conscience bien
contradictoire. Que chacun fasse l’effort d’éliminer tout ce
qu’il porte de grégaire et de se découvrir lui-même. Mais qu’il
ne se flatte pas de pouvoir ensuite déchiffrer les
autres.
Il est d’une prudence élémentaire de se refuser à déterminer le
contenu pur de la conscience éthique, reconnaître qu’elle peut
varier avec les individus, que chacun
est
la mesure de sa vérité et que je ne puis éclairer et diriger que
moi-même. Je reviens volontiers à l’éthique stoïcienne, mais en
l’amendant pour lui donner une forme. Etre multiple, l’homme est
déchirement et douleur s’il ne sait se faire harmonie et bonheur.
Il veut être heureux ; il ne se découvre, aux profondeurs, nul
autre but qui lui attribue une vocation différente, confond des
moyens, efficaces ou non, avec la fin véritable. Or, le bonheur ne
se trouve que dans l’accord avec soimême. Ma conscience, c’est
mon besoin d’harmonie ; la voix de ma conscience, c’est
l’avertissement devant ce qui empêchera ou troublera mon harmonie.
Je suis intelligence, coeur et instinct. Il faut que j’arrive a
mettre d’accord tout cela. Quand tout cela se précipite vers un
geste ou recule devant un geste, ma conscience est ce oui ou ce non
unanime de mon être. Lorsque tout cela n’est pas d’accord, ma
conscience et son incertitude sont la recherche tâtonnante de mon
harmonie. Parfois - rarement - elle exige un sacrifice. En cas
d’absolue nécessité, je fait couper, pour sauver ma vie, mon bras
gangrené. Pour sauver mon harmonie essentielle, il m’arrive de
rejeter un de mes instincts. Plus souvent je réussis à l’apaiser
par une satisfaction de rêve ou à le diriger et l’utiliser. Comme
disent les psychanalistes, je le platonise ou je le sublime. Jamais
je ne puis sacrifier ni ma raison ni mon coeur. Je meurs également
si on me coupe la tête ou si on m’arrache le muscle cardiaque. De
même je ne conserve une vie éthique qu’autant que je protège ma
raison et ma sensibilité humaine. Pour les protéger et les mettre
d’accord, je n’ai guère qu’à les découvrir. Dans leur
pureté, ils sont toujours en harmonie comme deux nécessités de ma
vie, comme deux conspirateurs pour ma vie. Leur lutte apparente est
faite de confusion. Tant que je prends ma logique pour ma raison ou
les traditions pour mon coeur, je suis un pauvre être divisé avec
lui-même. Dès que j’atteins la vérité de mon coeur et de ma
raison, je connais ma profonde volonté et ma joyeuse harmonie. Mais
le choeur émouvant que forment mon sentiment et mon intelligence
chante des conseils, non des ordres. Je repousse en riant l’idée
que l’impératif éthique puisse avoir une autorité particulière.
Nulle obligation. Mais l’impossibilité d’être heureux sans
écouter ma conscience. Quelque chose d’analogue à l’impossibilité
de sourire à la phrase que j’écris, tant que je ne lui ai pas
donné rythme et clarté.
D’après
Kant et ses suiveurs, l’obligation fait partie de la définition
même de la morale. Partout ailleurs, il y a impératif hypothétique
: « Fais ceci, si tu veux cela ». Ici il y aurait impératif
catégorique : « Fais ceci », sans condition. Si Kant avait raison,
le sage verrait là un motif de plus de révolte et d’immoralisme.
Mais Kant se trompe. L’Impératif éthique n’est pas catégorique
en fait puisqu’on lui désobéit. Et il est hypothétique comme
tous les impératifs humains. « Si tu ne veux pas que je te fasse
fusiller », sous-entend le colon qui me donne un ordre. Ainsi son
ordre est un conseil, que peut-être un conseil intérieur affrontera
et me fera mépriser. Le conseil prend l’apparence d’un ordre
quand on suppose que je veux réaliser l’hypothèse sur quoi il
s’appuie. Tout comme les anciens rois de France, mon médecin
rédige des ordonnances : il suppose légitimement que je veux guérir
et vaniteusement que j’ai confiance en lui. Un professeur de danse
ou de billard profère ses règles aussi apodictiquement que Kant ou
mon curé : ma présence chez eux les autorise à sous-entendre mon
vouloir.
Pour
l’être noble qui a soif de vérité, de beauté créée, de beauté
vécue, trois impératifs deviennent, par son vouloir et sa
constance, catégoriques. Il a épousé sans divorce possible les
trois hypothèses. Il est prêt à sacrifier les fins moins
intéressantes à la science, à l’art au rythme libre de sa
conduite. Mais la nécessité intérieure de savoir, de créer ou de
se réaliser n’a une force triomphante que chez un petit nombre.
Pour les populaces d’en haut ou d’en bas, sont autrement
impératives, non point seulement les nécessités biologiques, mais
les fantaisies chatouilleuses ou enivrantes du plaisir, de la
richesse, de la vanité. La conscience est aussi facile à étouffer
que le goût délicat ou l’amour du vrai. Pour défendre en nous ce
centre libre, ne nous laissons « bourrer le crâne » ni par autrui
ni même par la logique ; ne nous laissons bourrer le coeur ni par
!es instincts ni surtout par les traditions.
HAN
RYNER.
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