dimanche 17 juin 2018

Gustave le Bon Psychologie des foules


« L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source ».

« Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un autre âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte éternelle contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au nom desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies ; mais elles n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et d'autels. »

« Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion. L'athéisme , s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse ».

« Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus absolus despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens nous racontent que la Saint Barthélemy fut l’œuvre d'un roi, ils montrent qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que celle des rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des foules. Le pouvoir le plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne sont pas les rois qui firent ni la Saint Barthélemy, ni les guerres de religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui firent la terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours l'âme des foules, et jamais la puissance des rois ».

« Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils sont en foule, ce sont les traditions ; et, comme je l'ai répété bien des fois, ils n'en changent facilement que les noms, les formes extérieures.
Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans traditions, il n'y a ni âme nationale, ni civilisations possibles. Aussi les deux grandes occupations de l'homme depuis qu'il existe ont-elles été de se créer un réseau de traditions, puis de tâcher de les détruire lorsque leurs effets bienfaisants se sont usés. Sans les traditions, pas de civilisations ; sans la destruction de ces traditions, pas de progrès. La difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la variabilité ; et cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé des coutumes se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de générations, il ne peut plus changer et devient , comme la Chine, incapable de perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent rien, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se ressoudent, et que le passé reprend sans changement son empire, ou que les fragments restent dispersés, et alors l'anarchie succède bientôt la décadence ».

« Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l'âme des foules. Ce n'est pas dans les temples qu'habitent les idoles les plus redoutables, ni dans les palais des tyrans les plus despotiques ; ceux-ci peuvent être brisés en un instant ; mais les maîtres invisibles qui règnent dans nos âmes échappent à tout effort de révolte, et ne cèdent qu'à la lente usure des siècles ».

« Ce qui constitue le premier danger de cette éducation – très justement qualifiée de latine – c'est qu'elle repose sur cette erreur psychologique fondamentale, que c'est apprenant par cœur des manuels qu'on développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en apprendre le plus possible ; et, de l'école primaire au doctorat ou à l'agrégation, le jeune homme ne fait qu'apprendre par cœur des livres, sans que son jugement et son initiative ne soient jamais exercés. L'instruction, pour lui, c'est réciter et obéir. « Apprendre des leçons, savoir par cœur une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà, écrit un ancien ministre de l'instruction publique, M Jules Simon, une plaisante éducation où tout effort est un acte de foi devant l'infaillibilité du maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et nous rendre impuissants. »
Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à plaindre les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant de choses nécessaires à apprendre à l'école primaire, on préfère enseigner la généalogie des fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de l'Austrasie, ou des classifications zoologiques ; mais elle présente un danger beaucoup plus sérieux. Elle donne à celui qui l'a reçue un dégoût violent de la condition où il est né et l'intense désir d'en sortir. L'ouvrier ne veut plus rester ouvrier., le paysan ne veut plus être paysan et le dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre carrière possible que les fonctions salariées par l’État. Au lieu de préparer les hommes pour la vie, l’école ne les prépare qu'à des fonctions publiques où l'on preut réussir sans avoir à se diriger ni à manifester aucune lueur d'initiative. Au bas de l'échelle, elle créé ces armées de prolétaires mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte. ; en haut, notre bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, ayant une confiance superstitieuse dans l'état-providence, que cependant elle fronde sans cesse, s'en prenant toujours au gouvernement de ses propres fautes et incapable de rien entreprendre sans l’intervention de l'autorité.
L’État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés , ne peut en utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres. Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés assiège aujourd'hui les carrières ».

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