« L'intolérance et le fanatisme constituent
l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont
inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur
terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent chez tous les
hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les soulève. Les
Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les
catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la
même source ».
« Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des
superstitions d'un autre âge que la raison a définitivement
chassées. Dans sa lutte éternelle contre la raison, le sentiment
n'a jamais été vaincu. Les foules ne veulent plus entendre les mots
de divinité et de religion, au nom desquelles elles ont été
pendant si longtemps asservies ; mais elles n'ont jamais autant
possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais les vieilles
divinités ne firent s'élever autant de statues et d'autels. »
« Aussi est-ce une bien inutile banalité de
répéter qu'il faut une religion aux foules, puisque toutes les
croyances politiques, divines et sociales ne s'établissent chez
elles qu'à la condition de revêtir toujours la forme religieuse,
qui les met à l'abri de la discussion. L'athéisme , s'il était
possible de le faire accepter aux foules, aurait toute l'ardeur
intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes
extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la
petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse ».
« Les bouleversements analogues à ceux que je
viens de citer ne sont possibles que lorsque l'âme des foules les
fait surgir. Les plus absolus despotes ne pourraient pas les
déchaîner. Quand les historiens nous racontent que la Saint
Barthélemy fut l’œuvre d'un roi, ils montrent qu'ils ignorent la
psychologie des foules tout autant que celle des rois. De semblables
manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des foules. Le pouvoir
le plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère plus loin
que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne sont pas les
rois qui firent ni la Saint Barthélemy, ni les guerres de religion,
pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui firent
la terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours l'âme
des foules, et jamais la puissance des rois ».
« Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils
sont en foule, ce sont les traditions ; et, comme je l'ai répété
bien des fois, ils n'en changent facilement que les noms, les formes
extérieures.
Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans
traditions, il n'y a ni âme nationale, ni civilisations possibles.
Aussi les deux grandes occupations de l'homme depuis qu'il existe
ont-elles été de se créer un réseau de traditions, puis de tâcher
de les détruire lorsque leurs effets bienfaisants se sont usés.
Sans les traditions, pas de civilisations ; sans la destruction
de ces traditions, pas de progrès. La difficulté est de trouver un
juste équilibre entre la stabilité et la variabilité ; et
cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé des coutumes
se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de générations,
il ne peut plus changer et devient , comme la Chine, incapable de
perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent rien, car il
arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se
ressoudent, et que le passé reprend sans changement son empire, ou
que les fragments restent dispersés, et alors l'anarchie succède
bientôt la décadence ».
« Aucun exemple ne montre mieux la puissance des
traditions sur l'âme des foules. Ce n'est pas dans les temples
qu'habitent les idoles les plus redoutables, ni dans les palais des
tyrans les plus despotiques ; ceux-ci peuvent être brisés en
un instant ; mais les maîtres invisibles qui règnent dans nos
âmes échappent à tout effort de révolte, et ne cèdent qu'à la
lente usure des siècles ».
« Ce qui constitue le premier danger de cette
éducation – très justement qualifiée de latine – c'est qu'elle
repose sur cette erreur psychologique fondamentale, que c'est
apprenant par cœur des manuels qu'on développe l'intelligence. Dès
lors on a tâché d'en apprendre le plus possible ; et, de
l'école primaire au doctorat ou à l'agrégation, le jeune homme ne
fait qu'apprendre par cœur des livres, sans que son jugement et son
initiative ne soient jamais exercés. L'instruction, pour lui, c'est
réciter et obéir. « Apprendre des leçons, savoir par cœur
une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà,
écrit un ancien ministre de l'instruction publique, M Jules Simon,
une plaisante éducation où tout effort est un acte de foi devant
l'infaillibilité du maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et
nous rendre impuissants. »
Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se
borner à plaindre les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant
de choses nécessaires à apprendre à l'école primaire, on préfère
enseigner la généalogie des fils de Clotaire, les luttes de la
Neustrie et de l'Austrasie, ou des classifications zoologiques ;
mais elle présente un danger beaucoup plus sérieux. Elle donne à
celui qui l'a reçue un dégoût violent de la condition où il est
né et l'intense désir d'en sortir. L'ouvrier ne veut plus rester
ouvrier., le paysan ne veut plus être paysan et le dernier des
bourgeois ne voit pour ses fils d'autre carrière possible que les
fonctions salariées par l’État. Au lieu de préparer les hommes
pour la vie, l’école ne les prépare qu'à des fonctions publiques
où l'on preut réussir sans avoir à se diriger ni à manifester
aucune lueur d'initiative. Au bas de l'échelle, elle créé ces
armées de prolétaires mécontents de leur sort et toujours prêts à
la révolte. ; en haut, notre bourgeoisie frivole, à la fois
sceptique et crédule, ayant une confiance superstitieuse dans
l'état-providence, que cependant elle fronde sans cesse, s'en
prenant toujours au gouvernement de ses propres fautes et incapable
de rien entreprendre sans l’intervention de l'autorité.
L’État qui fabrique à coups de manuels tous ces
diplômés , ne peut en utiliser qu'un petit nombre et laisse
forcément sans emploi les autres. Il lui faut donc se résigner à
nourrir les premiers et à avoir pour ennemis les seconds. Du haut en
bas de la pyramide sociale, du simple commis au professeur et au
préfet, la masse immense des diplômés assiège aujourd'hui les
carrières ».
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