Lignes N°55
Henri-Pierre Jeudy La ritournelle du vide
Quand un homme
politique convoque un état mental collectif qui exhorte au
changement pour « aller de l'avant », les options qu'il
annonce tombent sous le cou^de l'évidence par anticipation. Cet art
de la prolepse, pour sortir des blocages et se libérer des clivages,
prétend rendre caduques les oppositions entre « droite »
et « gauche » qui ne devraient plus être que des
souvenirs mémorables de conflits historiques. Faire basculer les
divergences des résidus idéologiques de l'opinion publique dans cet
état mental du « ça va de soi » relève d'une stratégie
politique qui consiste à masquer tout risque de totalitarisme
derrière l'apparence d'une démocratisation constructive. Au
dialogue de sourds qui caractérise les prises de bec traditionnelles
entre la gauche et la droite succédera la ritournelle de Bourvil :
« Qu'est ce que tu dis ? »
Une élégante manière
de ne rien vouloir entendre qui permet d'agir à sa guise en masquant
l'impératif du redressement économique. C'est dans cette assomption
d'un « ça va de soi » - et d'une reconnaissance obligée
du seul « bon sens » - que surgit la « ritournelle
du dégagisme », avec ses tours de passe-passe et ses
entrechats. Faire croire qu'on peut bouleverser le « paysage
politique » serait la preuve d'une volonté bienfaitrice
capable d'outrepasser la sempiternelle crise de la représentativité
en la jetant aux oubliettes. L'intérêt collectif pour les affaires
qui menacent l'intégrité morale de la République, n'ayant
découvert qu'une mise en scène du « vide du pouvoir »,
s'est offert un trompe-l'oeil dont l'effet parodique est devenu amer.
Le jeu de dupes n'a pas vraiment tourné vinaigre, il s'est perdu
dans cet « abîme de perplexité » que provoque la mort
de toute croyance politique. Seule finalité affichée qui demeure
pérenne : la bonne santé du système capitaliste. Perspective
pour le moins déconcertante qui se traduit par l'unique alternative
de l'enrichissement des plus riches.
On raconte que lors de
la visite en Chine du président du Brésil, Michel Temer, un
entrepreneur chinois aurait salué celui-ci en lui disant :
« welcome Mister Fora Temer. » Or « Fora »
signifie « dégage » dans la langue brésilienne. Les
manifestations que montrent les chaînes de télévision dans le
monde ont rendu célèbre le mot « dégage ». Faut-il
penser que cette injonction serait devenue si commune qu'elle puisse
passer pour un prénom usuel ? Quand on connaît de plus les
manœuvres incroyables qui ont permis en toute légitimité apparente
à cet homme politique d'accéder au pouvoir suprême, on imagine
bien que la meilleure manière de « rester en place » est
de banaliser publiquement la vacuité de son exercice en se faisant
appeler « dégage ». Il y a bien eu dans les temps passés
« les rois fainéants »...Quand un dictateur « incarne »
le pouvoir, le vide, il le fait autour de lui. Le fanfaron politique
qui baigne dans l'escroquerie ne peut partir qu'à la cloche de bois.
Sur l'écran de la
télévision, le visage de notre président de la République offre
par intermittence une expression esthétique de vide absolu. Comme
dans un jeu de renvoi en miroir, celle-ci semble être une réponse à
la revendication du « dégagisme » qui appelle à
remplacer le pouvoir par un vide même passager, un vide libérateur.
Au souhait de « voir le vide », de « risquer le
vide », cette image pour le moins spéculaire affiche plutôt
une manière impérieuse « d'assumer le vide ». Ce regard
abyssal nous dit : « Au fond du chaos, je suis encore
là ». Ce qui ne manque pas de nous faire froid dans le dos
comme si nous était annoncé que toutes les injustices avec
lesquelles nous vivons, nous les vivons en suivant la marche
salvatrice d'une reconnaissance inéluctable de leur nécessité.
Puisque les mesures à prendre seront toujours affligeantes, autant
considérer d'emblée que leur puissance de procrastination
remplacera l'espoir de nos désirs d'utopie.
Il y eut l'hypothèse
pour le moins scabreuse qu'un jour on ne trouverait plus personne
pour « être au pouvoir »...ce qui présume qu'au royaume
des affaires, il est préférable de ne point se mettre en avant. Le
« pouvoir sur scène » ne s'incarne plus de la même
façon, l'habilité requise relève d'un art particulier du
simulacre, celui du « clown blanc », personnage sérieux
et autoritaire, réalisant pleinement son rôle dans un duo comique.
Le jeu de dupes auquel nous assistons, mis en scène par les média
et les réseaux sociaux,
consiste à montrer que le public pris à témoin – le peuple-
n'est plus là que pour ricaner à la cantonade d'une suite sans fin
de parodies institutionnelles. On s'imagine parfois que l'exercice du
pouvoir peut-, grâce à ses rouages usuels, fonctionner sans leaders
politiques, parce que personne n’est dupe du fait que les décisions
essentielles viennent du monde invisible de la finance
internationale. Faut-il penser que le « pouvoir étatique »
en est déjà réduit à jouer la pantomime d'une cohorte de
décisions qui ne lui appartiens plus ?
Avec le rôle de plus
en plus important que jouent les réseaux sociaux, la croyance
collective en la révélation incessante de ce qui est invisible, de
ce qui « est caché », se fonde sur le pouvoir
incantatoire de la délation. Toute analyse critique n'est destinées
qu'à produire l'effet d'un contretemps face à la vitesse de
contagion de la mise en accusation. Autrefois, le pouvoir « était
sur scène », comme disaient certains anthropologues ; il
se joue désormais dans les coulisses entre des protagonistes voués
à n'être plus que des fantômes. Cette organisation d'une
impuissance réciproque entre le « peuple » et les
« gouvernants » abolit toute violence des contradictions
en consacrant une résignation commune qui se cache elle-même
derrière le misérabilisme de l'illusion intempestive des réseaux
sociaux.
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