samedi 16 juin 2018

Lignes N°55


Lignes N°55


Henri-Pierre Jeudy La ritournelle du vide

Quand un homme politique convoque un état mental collectif qui exhorte au changement pour « aller de l'avant », les options qu'il annonce tombent sous le cou^de l'évidence par anticipation. Cet art de la prolepse, pour sortir des blocages et se libérer des clivages, prétend rendre caduques les oppositions entre « droite » et « gauche » qui ne devraient plus être que des souvenirs mémorables de conflits historiques. Faire basculer les divergences des résidus idéologiques de l'opinion publique dans cet état mental du « ça va de soi » relève d'une stratégie politique qui consiste à masquer tout risque de totalitarisme derrière l'apparence d'une démocratisation constructive. Au dialogue de sourds qui caractérise les prises de bec traditionnelles entre la gauche et la droite succédera la ritournelle de Bourvil : « Qu'est ce que tu dis ? »

Une élégante manière de ne rien vouloir entendre qui permet d'agir à sa guise en masquant l'impératif du redressement économique. C'est dans cette assomption d'un « ça va de soi » - et d'une reconnaissance obligée du seul « bon sens » - que surgit la « ritournelle du dégagisme », avec ses tours de passe-passe et ses entrechats. Faire croire qu'on peut bouleverser le « paysage politique » serait la preuve d'une volonté bienfaitrice capable d'outrepasser la sempiternelle crise de la représentativité en la jetant aux oubliettes. L'intérêt collectif pour les affaires qui menacent l'intégrité morale de la République, n'ayant découvert qu'une mise en scène du « vide du pouvoir », s'est offert un trompe-l'oeil dont l'effet parodique est devenu amer. Le jeu de dupes n'a pas vraiment tourné vinaigre, il s'est perdu dans cet « abîme de perplexité » que provoque la mort de toute croyance politique. Seule finalité affichée qui demeure pérenne : la bonne santé du système capitaliste. Perspective pour le moins déconcertante qui se traduit par l'unique alternative de l'enrichissement des plus riches.

On raconte que lors de la visite en Chine du président du Brésil, Michel Temer, un entrepreneur chinois aurait salué celui-ci en lui disant : « welcome Mister Fora Temer. » Or « Fora » signifie « dégage » dans la langue brésilienne. Les manifestations que montrent les chaînes de télévision dans le monde ont rendu célèbre le mot « dégage ». Faut-il penser que cette injonction serait devenue si commune qu'elle puisse passer pour un prénom usuel ? Quand on connaît de plus les manœuvres incroyables qui ont permis en toute légitimité apparente à cet homme politique d'accéder au pouvoir suprême, on imagine bien que la meilleure manière de « rester en place » est de banaliser publiquement la vacuité de son exercice en se faisant appeler « dégage ». Il y a bien eu dans les temps passés « les rois fainéants »...Quand un dictateur « incarne » le pouvoir, le vide, il le fait autour de lui. Le fanfaron politique qui baigne dans l'escroquerie ne peut partir qu'à la cloche de bois.
Sur l'écran de la télévision, le visage de notre président de la République offre par intermittence une expression esthétique de vide absolu. Comme dans un jeu de renvoi en miroir, celle-ci semble être une réponse à la revendication du « dégagisme » qui appelle à remplacer le pouvoir par un vide même passager, un vide libérateur. Au souhait de « voir le vide », de « risquer le vide », cette image pour le moins spéculaire affiche plutôt une manière impérieuse « d'assumer le vide ». Ce regard abyssal nous dit : « Au fond du chaos, je suis encore là ». Ce qui ne manque pas de nous faire froid dans le dos comme si nous était annoncé que toutes les injustices avec lesquelles nous vivons, nous les vivons en suivant la marche salvatrice d'une reconnaissance inéluctable de leur nécessité. Puisque les mesures à prendre seront toujours affligeantes, autant considérer d'emblée que leur puissance de procrastination remplacera l'espoir de nos désirs d'utopie.

Il y eut l'hypothèse pour le moins scabreuse qu'un jour on ne trouverait plus personne pour « être au pouvoir »...ce qui présume qu'au royaume des affaires, il est préférable de ne point se mettre en avant. Le « pouvoir sur scène » ne s'incarne plus de la même façon, l'habilité requise relève d'un art particulier du simulacre, celui du « clown blanc », personnage sérieux et autoritaire, réalisant pleinement son rôle dans un duo comique. Le jeu de dupes auquel nous assistons, mis en scène par les média et les réseaux sociaux, consiste à montrer que le public pris à témoin – le peuple- n'est plus là que pour ricaner à la cantonade d'une suite sans fin de parodies institutionnelles. On s'imagine parfois que l'exercice du pouvoir peut-, grâce à ses rouages usuels, fonctionner sans leaders politiques, parce que personne n’est dupe du fait que les décisions essentielles viennent du monde invisible de la finance internationale. Faut-il penser que le « pouvoir étatique » en est déjà réduit à jouer la pantomime d'une cohorte de décisions qui ne lui appartiens plus ?

Avec le rôle de plus en plus important que jouent les réseaux sociaux, la croyance collective en la révélation incessante de ce qui est invisible, de ce qui « est caché », se fonde sur le pouvoir incantatoire de la délation. Toute analyse critique n'est destinées qu'à produire l'effet d'un contretemps face à la vitesse de contagion de la mise en accusation. Autrefois, le pouvoir « était sur scène », comme disaient certains anthropologues ; il se joue désormais dans les coulisses entre des protagonistes voués à n'être plus que des fantômes. Cette organisation d'une impuissance réciproque entre le « peuple » et les « gouvernants » abolit toute violence des contradictions en consacrant une résignation commune qui se cache elle-même derrière le misérabilisme de l'illusion intempestive des réseaux sociaux.

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