S’il
était une « Vérité », elle serait anarchiste ; et l’on
pourrait affirmer a priori que, ce qui nuit à l’État favorisant
l’anarchie, l’idéal, résiderait dans le célibat, c’est-à-dire
le défaut d’union légale ou non, entre l’homme et la femme.
Mais les libertaires n’admettent rien sans discussion et
confrontent sans cesse les faits avec les principes.
Dans
tous les temps et dans maints pays, les gouvernements ont sévi
contre le célibat et infligé des amendes aux réfractaires au joug
conjugal. Autrefois les Grecs et les Romains considéraient que
l’absence de famille et de progéniture portait atteinte au culte
des aïeux, menacé de s’éteindre faute de postérité déférente,
et à la prospérité de l’État, compromise par la diminution des
effectifs militaires et de la masse taillable et corvéable à merci.
Les
monarchies et républiques contemporaines, la France entre autres,
suivent la même ligne de conduite et frappent d’une peine
pécuniaire leurs ressortissants non mariés. Cependant les motifs ne
sont pas tout à fait les mêmes ; le culte des dieux lares, la
nécessité de perpétuer le foyer ancestral n’inquiètent guère
le législateur moderne, plus prosaïque, surtout soucieux de remplir
son coffre-fort et de pourvoir les casernes de chair à canon. L’État
n’exige ni encens, ni prières, mais de l’argent pour alimenter
ses privilèges et des soldats pour les défendre.
A
la réflexion, la loi contre le célibat se montre arbitraire et
particulièrement odieuse de nos jours. Car, maintenant, bien des
gens ne se marient pas par impossibilité de fait et non par aversion
pour le mariage ; ils voudraient, ne trouvent pas, ne peuvent pas.
Depuis que, dans une crise de stupide fureur anti-populaire, les
gouvernements ont volontairement déchaîné la guerre et fusillé
par millions leurs sujets mâles, beaucoup de femmes soupirent en
vain après une union légale. Les maîtres perçoivent un impôt sur
les défaillants à un hymen impossible, mais oublient hypocritement
d’autoriser la polygamie et de l’encourager par des exonérations
fiscales. Ils veulent des enfants légitimes ou illégitimes, mais
sans les payer.
Suivant
en apparence une autre voie que les puissances temporelles, le
christianisme, à son origine, marqua à ses adeptes son éloignement
pour le mariage où il voyait une atteinte dangereuse au culte
exclusif de Dieu. « Celui qui n’est point marié s’occupe des
choses du Seigneur, cherchant à plaire au Seigneur , mais celui qui
est marié s’occupe des choses du monde, cherchant à plaire à sa
femme (St-Paul, « lre Epître aux Corinthiens ») ». C’est que,
au début, la religion nouvelle était surtout une morale, une
discipline de perfectionnement intérieur, ne visait pas à la
domination matérielle, ne prévoyait ni finances ni armée. Malgré
les séductions de la vertu, les premiers catéchumènes ne purent se
résoudre à la continence ; les prêtres et évêques eux-mêmes
continuèrent à vivre en union légitime ou en concubinage jusqu’au
XIe siècle, où, par la force, le pape Grégoire VII imposa, le
célibat aux ecclésiastiques, en invoquant que « l’Église ne
peut se libérer de la domination des laïques si les clercs ne se
délivrent pas de leurs épouses ».
L’humble
christianisme primitif, devenu le catholicisme triomphant,
ambitionnait le pouvoir intégral, la primauté universelle. Afin de
l’obtenir, il décrétait la chasteté pour son clergé militant
auquel la pureté assurerait vigueur physique et force morale ; mais
il préconisait les conjonctions prolifiques pour les simples fidèles
dont la masse grandissante apporterait un copieux tribut. Et
aujourd’hui on voit les prêtres de toutes les confessions se faire
les complices des gouvernements meurtriers et pousser leurs ouailles
à repeupler à outrance les champs de bataille.
A
la fin de sa pièce « L’Ennemi du Peuple », Ibsen, conclut : «
L’homme vraiment puissant est l’homme seul ». Il signifiait par
là que société, parents, amis, influencent et diminuent la
personnalité de l’individu, l’entravent dans son développement
propre ; la vie sociale et familiale oblige à des concessions
constantes, souvent si étendues qu’elles entraînent le caractère
le plus droit à s’exprimer et à agir contre son sentiment, contre
sa volonté. Le grand dramaturge voyait juste ; chaque jour permet de
vérifier comment le souci de ménager l’opinion publique, la
crainte de nuire aux intérêts des siens, le désir d’éviter de
la douleur aux êtres aimés, amènent le militant le mieux doué à
de puériles capitulations, à de tristes renoncements, à de
funestes défaillances, parfois à l’avilissement et la trahison.
L’homme réellement libre, l’homme véritablement fort, c’est
l’homme
seul.
Mais à quoi lui servirait sa liberté s’il ne pouvait l’aliéner
au service des esclaves incapables de se libérer seuls ? Quel usage
ferait-i1 de sa puissance, s’il ne l’exerçait pour le bonheur de
ceux à qui leur faiblesse ne permet pas de vivre seuls ? Au contact
de la société, dans la famille, ce surhomme devient un être
humain, simplement. Que le plus pur des anarchistes lui jette la
première pierre, s’il l’ose ! Il n’y a pas sur un arbre deux
feuilles pareilles, ni dans le monde deux personnes identiques. Pure
chimère que la recherche d’un autre soi-même pensant et agissant
dans une étroite communion, sous une impulsion analogue. Néanmoins
cette recherche devient passionnante parce qu’elle conduit à
d’étonnantes découvertes. En un perpétuel et stérile
narcissisme, l’homme se poursuit en vain dans le regard de ses
semblables ; il saisit dans le miroir des yeux une vivante et
singulière lueur et non un pâle reflet, une fière solitude et non
une banale sujétion. Nul ne rencontre l’âme-soeur, ni la femme
faite à son image. Chaque être reste seul, éternellement. Unir
deux solitudes, c’est créer de la douleur, et aussi des joies. La
souffrance, plus que l’amour, anime l’esprit, élève la pensée,
exalte le poète ; ou plutôt l’amour est souffrance. Et l’homme
ne peut échapper à l’amour Comment le solitaire, l’anarchiste
aura-t-il l’amour ? Tout dans la nature, végétaux et animaux, se
pare pour la recherche sexuelle, fleurit, embaume, roucoule, fait la
roue, courtise. La véritable possession ne réside pas en un viol,,
mais en un choix, parfois rapide, parfois différé, toujours
consenti. Il y a consentement, il y a union : passagère, temporaire,
durable ou définitive. L’amour n’existe pas sans union.
Peut-être dans la vie des troupeaux, la fécondation se fait-elle
d’autorité, sans dilection ? Apparence ; l’union devient
plurale, persiste sous la superficielle passivité. D’ailleurs le
libertaire se targue de ne pas vivre selon le monde grégaire. Ni
chef, ni sujet. En amour, il ne prend, ni n’impose ; n’achète,
ni ne se vend ; ne débauche, ni ne se prostitue. Il demande et il
s’offre. Il ne fornique pas, il aime. Aimer c’est unir deux
corps, deux tendresses, deux souffles, deux existences. Union d’un
jour, union d’un ,an, union à vie ? Nul ne sait dès l’abord
combien resteront unis ceux qui se sont joints une fois ; ni si leurs
affinités et leurs dissemblances ne les sépareront pas, ou si elles
les fixeront. Pour échapper à l’étreinte de deux bras blancs, à
l’emprise d’un regard énigmatique et charmeur, pour s’assurer
un destin libre de toute contrainte morale et affermi contre la
moindre compromission, l’anarchiste, le militant, l’apôtre se
dévouera au célibat absolu, à la continence complète. Il ne
connaîtra ni épouse, ni compagne, ni camarade, ni passante, nulle
femme. Ses nuits seront sans caresses, ses jours sans abandons. Il
ira beau, puissant, sublime, mais seul. Bien peu changeront la
faiblesse de leur union contre la force de cette solitude.
Dr
ELOSU.
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