lundi 11 juin 2018

CHASTETE III Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Le « Dictionnaire de l'Académie Française » définit la chasteté : la vertu de celui qui est chaste, c'est-à-dire « qui garde une honnête retenue dans les relations conjugales, et particulièrement qui s'abstient des plaisirs d'un amour illicite. Le mot chasteté signifie quelquefois une entière abstinence des plaisirs de l'amour ». Les libertaires n'acceptent pas la première définition académique. Car ils s'imposent une seule retenue honnête, celle de ne causer de douleur ni physique ni morale, et ne se refusent ni ne refusent aucune des voluptés procurées par l'union conjugale ou amoureuse. La chasteté sera donc envisagée ici comme une entière abstinence des plaisirs de l'amour; davantage même, comme une continence absolue, le renoncement à toute satisfaction de la zone génitale, coït sous toutes ses formes et dans toutes les positions, relations hétéro et homosexuelles, masturbation solitaire ou géminée. Dans ces conditions, apparaît-elle possible, se montre-t-elle souhaitable? Si on appelle instinct « une activité définie héréditaire et non acquise par l'expérience personnelle, un réflexe complexe mis en jeu par des excitants extérieurs qui éveillent une potentialité héréditaire (Ch. Féré) », l'acte de la reproduction répond bien à une telle sollicitation instinctive. En effet le rut ou appétit sexuel se révèle pour la première fois chez les animaux et l'homme en dehors de toute intervention consciente de la volonté, sous l'influence de l'odorat, de la vue ou du toucher, et en cristallisation du souvenir de voluptés non perçues jusqu'alors par l'individu mais transmises par le sens antérieur et atavique de l'espèce. Toutefois il constitue seulement un « instinct secondaire » réalisant la préservation de l'espèce, au fond indifférente aux procréateurs, et non un « instinct primaire », comme celui de la nutrition, assurant au premier chef la préservation de l'individu surtout anxieux de sa propre existence. Il apparaît plus ou moins tard, rarement avant quinze ans, chez l'homme; disparaît plus ou moins tôt, souvent à la cinquantaine; présente de grandes variations personnelles, depuis l'absence totale jusqu'à la prédominance exclusive. Certains vivent sans femmes; d'autres vivent pour, par et de la femme. L'instinct d'amour ne possède donc
pas le caractère de nécessité inhérent à la faim et à la soif. C'est dire que le coït n'est pas un besoin primordial; et la continence n'entraîne de trouble ni physique ni intellectuel. Les nombreux animaux domestiqués et tenus à l'attache ne souffrent nullement de la privation génitale; ils restent aussi beaux, aussi forts, aussi résistants que leurs congénères en liberté. Et si quelques mâles manifestent, à l'époque du rut, une certaine férocité, cela tient davantage au caractère de la race qu'à l'inassouvissement d'un instinct. Beaucoup d'hommes vivent dans la continence sans la moindre diminution de leur santé ou de leurs aptitudes générales. La majorité des prêtres, des religieux, les prisonniers au régime cellulaire supportent la chasteté avec aisance et sans recours à la masturbation. Chez les personnes accoutumées à un coït régulier, la cessation occasionne au début une gêne, due surtout à une habitude non satisfaite; puis le temps fait son oeuvre, les sens s'assoupissent, les désirs s'apaisent, la vie s'écoule sans aucune révolte de l'organisme générateur. L'éducation joue un grand rôle dans la question de l'amour humain. Poètes et prosateurs le magnifient ou le vitupèrent. Les parents en parlent ou s'en taisent, silence encore plus suggestif. L'enthousiasme éveille l'attention. Le mystère excite la curiosité, la lecture la nourrit et la précise. La surveillance occulte surprend les secrets, l'imitation les réalise. Beaucoup y prennent un goût très vif, qu'entretiennent l'habitude, les conversations, la littérature, les spectacles érotiques. Puis l'amour-propre s'en mêle; la puissance génésique devient un orgueil, la forte virilité un enviable privilège, la suprématie sexuelle une principauté admirée. C'est un chapitre sur lequel les mâles aiment à se vanter et en font souvent plus avec la langue qu'avec le reste. L'amour brûle, parce que hommes et femmes, vestales dévirginisés, s'époumonent à souffler sur le feu sacré.
En réalité la génération ne constitue pas, de beaucoup, la fonction la plus importante des organes sexuels. Le rôle physiologique du testicule ou de l'ovaire est double. D'une part, une sécrétion externe, spermatozoïdes ou ovules, se déverse au dehors par les voies génitales, canal déférent, verge, ou trompe, utérus, vagin; d'autre part une sécrétion interne, « hormones et hormazones », passe directement des cellules formatrices dans le sang. Or, la simple observation prouve que la continence, c'est-à-dire le défaut d'évacuation de la sécrétion externe par le coït, n'amène aucune conséquence funeste pour l'individu. Les spermatozoïdes s'éliminent par les urines ou sont absorbés par la circulation ; les ovules sortent avec les menstrues ou disparaissent par la digestion intra-cellulaire. Ni l'homme ni la femme n'en subissent la moindre atteinte dans leur état physique et mental. L'expérimentation renforce et précise cette constatation empirique. La section chirurgicale des conduits de la semence, canal déférent ou trompe, n'apporte aucune modification dans l'organisme des opérés; ceux-ci conservent leur vigueur et leur intelligence, continuent à jouir de l'intégrité des désirs et de la puissance génésiques mais sans possibilité de reproduction. Bien plus, chez certains criptorchides (individus dont les testicules ne sont pas descendus dans les bourses), on constate l'absence complète des tubes séminifères, producteurs du sperme, mais la présence des cellules interstitielles, élaboratrices de la sécrétion interne; or, ces sujets offrent un aspect normal, tous les caractères de la virilité avec une stérilité absolue. Au contraire, lorsque les testicules non descendus manquent à la fois de tubes séminifères et de cellules interstitielles, les criptorchides, comme les castrés, « ont l'apparence de femmes, sont gras, grands, ont la peau blanche et douce, la voix grêle ; ils ont peu de force et sont en général, malgré quelques exemples célèbres, d'intelligence médiocre... Leur vitalité générale parait diminuée, ils vieillissent assez vite, leur peau se ride très tôt, on observe de la canitie précoce. (Guy-Laroche) ». La physiologie normale .et pathologique démontre donc le peu d'importance, pour l'individu, de la sécrétion spermatique. En résumé, le retard de son apparition, la précocité de sa disparition, la possibilité de son absence, les extrêmes de sa variabilité, l'innocuité de sa non-satisfaction, font de la sexualité un instinct d'ordre secondaire, exalté par l'éducation, servi par des organes dont la fonction primordiale est de contribuer au développement général de l'individu et non d'assurer sa reproduction.
Sans inconvénients biologiques, sauf pour l'accessoire fonction de reproduction, la chasteté comporte pour ses fervents d'incontestables avantages. Tout d'abord elle les met d'une façon presque certaine à l'abri des maladies vénériennes, c'est-à-dire de l'une des trois grandes causes, avec l'alcoolisme et la tuberculose, de la morbidité et de la mortalité précoces. La garantie vaut bien le sacrifice de Vénus et de tous ses risques. Car la blennorragie procure à ses victimes un présent et un avenir plein de souffrances, et la syphilis annihile à peu près fatalement l'être humain dans sa plus haute manifestation : l'intelligence. Si le coït concourt à la préservation de l'espèce, la continence favorise la conservation de I'individu en le maintenant en santé et en force. Les éleveurs ont reconnu depuis longtemps que les animaux reproducteurs attestent de médiocres qualités de travail ; aussi sélectionnent-ils leur cheptel en deux catégories, l'une pour la saillie, l'autre pour le labeur. Après avoir couvert sa femelle avec frénésie, le lapin tombe inanimé et sans défense. L'araignée dévore le mâle, sitôt la fécondation terminée. L'antique allégorie de Samson et Dalila met en images l'influence déprimante des rapports sexuels ; la contemporaine pratique des sports réalise le vieil enseignement biblique. Personne en effet n'ignore que les athlètes, les équipes à l'entraînement, les acrobates, les chanteurs, les acteurs, en somme tous ceux
qui fournissent un effort physique intense ou soutenu et désirent sauvegarder leurs aptitudes professionnelles, tous ceux-là s'abstiennent également d'alcool, de tabac et de femmes. Parce que le fonctionnement sexuel des organes génitaux exige une excessive dépense d'énergie, la chasteté s'impose aux gens soucieux de maintenir intactes leur vigueur, endurance et précision musculaires.

Quoique moins évidente et moins contrôlable, l'action déprimante du coït se révèle tout aussi profonde sur le rendement cérébral. Si les étalons font de mauvais chevaux de labour, les trousseurs de jupons se montrent de médiocres travailleurs de l'esprit. Depuis Antoine et Cléopâtre jusqu'à Louis XV et la Pompadour, l'histoire fourmille d'exemples de la déchéance mentale causée par une activité génésique exagérée. En contraste, l'expression proverbiale « travail de bénédictin » signifie l'intensité du labeur intellectuel chez les pratiquants de la chasteté. Les étudiants à grisettes échouent souvent à leurs examens et les hommes à femmes ne se distinguent jamais beaucoup dans les carrières scientifiques. Cependant, dira-t-on, de grands amoureux devinrent de grands poètes, l'amour exalta leur génie : Laure et Pétrarque, Dante et Béatrix! Mais leurs amours furent souvent platoniques. Et d'ailleurs qui prend au sérieux les versificateurs? On les aime, on les admire, on ne les suit pas. Génitoires ou cerveau? La plupart des simples mortels doivent se résigner au culte des uns ou de l'autre. Divins ceux qui peuvent, à la fois et avec honneur, servir et la chair et l'esprit.


Dr F. ELOSU.

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