Le
« Dictionnaire de l'Académie Française » définit la chasteté :
la vertu de celui qui est chaste, c'est-à-dire « qui garde une
honnête retenue dans les relations conjugales, et particulièrement
qui s'abstient des plaisirs d'un amour illicite. Le mot chasteté
signifie quelquefois une entière abstinence des plaisirs de l'amour
». Les libertaires n'acceptent pas la première définition
académique. Car ils s'imposent une seule retenue honnête, celle de
ne causer de douleur ni physique ni morale, et ne se refusent ni ne
refusent aucune des voluptés procurées par l'union conjugale ou
amoureuse. La chasteté sera donc envisagée ici comme une entière
abstinence des plaisirs de l'amour; davantage même, comme une
continence absolue, le renoncement à toute satisfaction de la zone
génitale, coït sous toutes ses formes et dans toutes les positions,
relations hétéro et homosexuelles, masturbation solitaire ou
géminée. Dans ces conditions, apparaît-elle possible, se
montre-t-elle souhaitable? Si on appelle instinct « une activité
définie héréditaire et non acquise par l'expérience personnelle,
un réflexe complexe mis en jeu par des excitants extérieurs qui
éveillent une potentialité héréditaire (Ch. Féré) », l'acte de
la reproduction répond bien à une telle sollicitation instinctive.
En effet le rut ou appétit sexuel se révèle pour la première fois
chez les animaux et l'homme en dehors de toute intervention
consciente de la volonté, sous l'influence de l'odorat, de la vue ou
du toucher, et en cristallisation du souvenir de voluptés non
perçues jusqu'alors par l'individu mais transmises par le sens
antérieur et atavique de l'espèce. Toutefois il constitue seulement
un « instinct secondaire » réalisant la préservation de l'espèce,
au fond indifférente aux procréateurs, et non un « instinct
primaire », comme celui de la nutrition, assurant au premier chef la
préservation de l'individu surtout anxieux de sa propre existence.
Il apparaît plus ou moins tard, rarement avant quinze ans, chez
l'homme; disparaît plus ou moins tôt, souvent à la cinquantaine;
présente de grandes variations personnelles, depuis l'absence totale
jusqu'à la prédominance exclusive. Certains vivent sans femmes;
d'autres vivent pour, par et de la femme. L'instinct d'amour ne
possède donc
pas
le caractère de nécessité inhérent à la faim et à la soif.
C'est dire que le coït n'est pas un besoin primordial; et la
continence n'entraîne de trouble ni physique ni intellectuel. Les
nombreux animaux domestiqués et tenus à l'attache ne souffrent
nullement de la privation génitale; ils restent aussi beaux, aussi
forts, aussi résistants que leurs congénères en liberté. Et si
quelques mâles manifestent, à l'époque du rut, une certaine
férocité, cela tient davantage au caractère de la race qu'à
l'inassouvissement d'un instinct. Beaucoup d'hommes vivent dans la
continence sans la moindre diminution de leur santé ou de leurs
aptitudes générales. La majorité des prêtres, des religieux, les
prisonniers au régime cellulaire supportent la chasteté avec
aisance et sans recours à la masturbation. Chez les personnes
accoutumées à un coït régulier, la cessation occasionne au début
une gêne, due surtout à une habitude non satisfaite; puis le temps
fait son oeuvre, les sens s'assoupissent, les désirs s'apaisent, la
vie s'écoule sans aucune révolte de l'organisme générateur.
L'éducation joue un grand rôle dans la question de l'amour humain.
Poètes et prosateurs le magnifient ou le vitupèrent. Les parents en
parlent ou s'en taisent, silence encore plus suggestif.
L'enthousiasme éveille l'attention. Le mystère excite la curiosité,
la lecture la nourrit et la précise. La surveillance occulte
surprend les secrets, l'imitation les réalise. Beaucoup y prennent
un goût très vif, qu'entretiennent l'habitude, les conversations,
la littérature, les spectacles érotiques. Puis l'amour-propre s'en
mêle; la puissance génésique devient un orgueil, la forte virilité
un enviable privilège, la suprématie sexuelle une principauté
admirée. C'est un chapitre sur lequel les mâles aiment à se vanter
et en font souvent plus avec la langue qu'avec le reste. L'amour
brûle, parce que hommes et femmes, vestales dévirginisés,
s'époumonent à souffler sur le feu sacré.
En
réalité la génération ne constitue pas, de beaucoup, la fonction
la plus importante des organes sexuels. Le rôle physiologique du
testicule ou de l'ovaire est double. D'une part, une sécrétion
externe, spermatozoïdes ou ovules, se déverse au dehors par les
voies génitales, canal déférent, verge, ou trompe, utérus, vagin;
d'autre part une sécrétion interne, « hormones et hormazones »,
passe directement des cellules formatrices dans le sang. Or, la
simple observation prouve que la continence, c'est-à-dire le défaut
d'évacuation de la sécrétion externe par le coït, n'amène aucune
conséquence funeste pour l'individu. Les spermatozoïdes s'éliminent
par les urines ou sont absorbés par la circulation ; les ovules
sortent avec les menstrues ou disparaissent par la digestion
intra-cellulaire. Ni l'homme ni la femme n'en subissent la moindre
atteinte dans leur état physique et mental. L'expérimentation
renforce et précise cette constatation empirique. La section
chirurgicale des conduits de la semence, canal déférent ou trompe,
n'apporte aucune modification dans l'organisme des opérés; ceux-ci
conservent leur vigueur et leur intelligence, continuent à jouir de
l'intégrité des désirs et de la puissance génésiques mais sans
possibilité de reproduction. Bien plus, chez certains criptorchides
(individus dont les testicules ne sont pas descendus dans les
bourses), on constate l'absence complète des tubes séminifères,
producteurs du sperme, mais la présence des cellules
interstitielles, élaboratrices de la sécrétion interne; or, ces
sujets offrent un aspect normal, tous les caractères de la virilité
avec une stérilité absolue. Au contraire, lorsque les testicules
non descendus manquent à la fois de tubes séminifères et de
cellules interstitielles, les criptorchides, comme les castrés, «
ont l'apparence de femmes, sont gras, grands, ont la peau blanche et
douce, la voix grêle ; ils ont peu de force et sont en général,
malgré quelques exemples célèbres, d'intelligence médiocre...
Leur vitalité générale parait diminuée, ils vieillissent assez
vite, leur peau se ride très tôt, on observe de la canitie précoce.
(Guy-Laroche) ». La physiologie normale .et pathologique démontre
donc le peu d'importance, pour l'individu, de la sécrétion
spermatique. En résumé, le retard de son apparition, la précocité
de sa disparition, la possibilité de son absence, les extrêmes de
sa variabilité, l'innocuité de sa non-satisfaction, font de la
sexualité un instinct d'ordre secondaire, exalté par l'éducation,
servi par des organes dont la fonction primordiale est de contribuer
au développement général de l'individu et non d'assurer sa
reproduction.
Sans
inconvénients biologiques, sauf pour l'accessoire fonction de
reproduction, la chasteté comporte pour ses fervents
d'incontestables avantages. Tout d'abord elle les met d'une façon
presque certaine à l'abri des maladies vénériennes, c'est-à-dire
de l'une des trois grandes causes, avec l'alcoolisme et la
tuberculose, de la morbidité et de la mortalité précoces. La
garantie vaut bien le sacrifice de Vénus et de tous ses risques. Car
la blennorragie procure à ses victimes un présent et un avenir
plein de souffrances, et la syphilis annihile à peu près fatalement
l'être humain dans sa plus haute manifestation : l'intelligence. Si
le coït concourt à la préservation de l'espèce, la continence
favorise la conservation de I'individu en le maintenant en santé et
en force. Les éleveurs ont reconnu depuis longtemps que les animaux
reproducteurs attestent de médiocres qualités de travail ; aussi
sélectionnent-ils leur cheptel en deux catégories, l'une pour la
saillie, l'autre pour le labeur. Après avoir couvert sa femelle avec
frénésie, le lapin tombe inanimé et sans défense. L'araignée
dévore le mâle, sitôt la fécondation terminée. L'antique
allégorie de Samson et Dalila met en images l'influence déprimante
des rapports sexuels ; la contemporaine pratique des sports réalise
le vieil enseignement biblique. Personne en effet n'ignore que les
athlètes, les équipes à l'entraînement, les acrobates, les
chanteurs, les acteurs, en somme tous ceux
qui
fournissent un effort physique intense ou soutenu et désirent
sauvegarder leurs aptitudes professionnelles, tous ceux-là
s'abstiennent également d'alcool, de tabac et de femmes. Parce que
le fonctionnement sexuel des organes génitaux exige une excessive
dépense d'énergie, la chasteté s'impose aux gens soucieux de
maintenir intactes leur vigueur, endurance et précision musculaires.
Quoique
moins évidente et moins contrôlable, l'action déprimante du coït
se révèle tout aussi profonde sur le rendement cérébral. Si les
étalons font de mauvais chevaux de labour, les trousseurs de jupons
se montrent de médiocres travailleurs de l'esprit. Depuis Antoine et
Cléopâtre jusqu'à Louis XV et la Pompadour, l'histoire fourmille
d'exemples de la déchéance mentale causée par une activité
génésique exagérée. En contraste, l'expression proverbiale «
travail de bénédictin » signifie l'intensité du labeur
intellectuel chez les pratiquants de la chasteté. Les étudiants à
grisettes échouent souvent à leurs examens et les hommes à femmes
ne se distinguent jamais beaucoup dans les carrières scientifiques.
Cependant, dira-t-on, de grands amoureux devinrent de grands poètes,
l'amour exalta leur génie : Laure et Pétrarque, Dante et Béatrix!
Mais leurs amours furent souvent platoniques. Et d'ailleurs qui prend
au sérieux les versificateurs? On les aime, on les admire, on ne les
suit pas. Génitoires ou cerveau? La plupart des simples mortels
doivent se résigner au culte des uns ou de l'autre. Divins ceux qui
peuvent, à la fois et avec honneur, servir et la chair et l'esprit.
Dr
F. ELOSU.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire