Dans
ce problème d’ordre sociologique, nous nous trouvons en face de
deux thèses fondamentales, opposées. La première est la thèse
bourgeoise. Elle reconnaît l’existence de différentes classes au
sein de la société moderne, elle en reconnaît aussi les
antagonismes. Elle ne peut pas nier ces faits. C’est leur
explication qui est caractéristique. Pour les théoriciens
bourgeois, l’existence et l’antagonisme des classes, - de même
que l’inégalité des hommes par rapport aux capacités,
intelligence, etc., qui, disent-ils, en est la véritable cause -
sont des phénomènes normaux et, partant, immuables. Ce n’est pas
tout. D’après eux, l’existence, l’antagonisme et la lutte
aiguë des classes sont loin d’avoir l’importance qui leur est
attribuée par les doctrines socialistes, syndicalistes ou
anarchistes. A côté des intérêts de classe, il en existe,
disent-ils, bien d’autres, beaucoup plus importants, se plaçant
bien au-dessus des premiers, pouvant et devant les aplanir : tels les
intérêts nationaux, ceux de la société prise en son entier, ceux
des individus pris séparément, etc. De là, leurs considérations
d’ordre pratique, leurs conceptions politiques, leur justification
du système capitaliste. Les intérêts et les avantages des classes
possédantes sont, d’après eux, naturels et légitimes. La nature
même des sociétés humaines exige des organisateurs de la vie
nationale, sociale, économique. La classe bourgeoise est précisément
cette grande organisatrice. Il faut donc qu’elle subsiste et
qu’elle ait en sa possession les moyens nécessaires pour pouvoir
exercer ses fonctions qui sont de première importance. Il faut
qu’elle commande, qu’elle dirige, qu’elle gouverne. La classe
capitaliste est loin d’être celle des parasites. Au contraire,
elle travaille beaucoup : elle organise la vie des masses, elle
assure leur existence, l’ordre et le progrès de la société
entière dont elle est un élément indispensable. Elle manie les
capitaux, elle fait des dépenses, voir même des sacrifices... Elle
court des risques... Il est donc dans l’ordre des choses qu’elle
veuille être récompensée pour son action. Il faut que cette action
compliquée, difficile, chargée de responsabilités, soit dûment
rémunérée. Si les autres classes lui en veulent, tant pis pour
elles : c’est de la non compréhension, de l’égoïsme, de
l’envie, de la démagogie... Les intérêts de différentes classes
de la société peuvent être parfaitement réconciliés. Ceci ne
dépend que de leur bonne volonté. C’est l’État qui est appelé
au rôle de conciliateur, en se plaçant au-dessus des intérêts des
classes. C’est l’État qui doit atténuer et dissiper les
antagonismes surgissant entre elles. Plus l’État y réussit, plus
son existence et sa forme sont justifiées. Ce fut la démocratie
qui, au cours du dernier siècle, prétendait être le mieux
appropriée à remplir cette tâche. C’est le fascisme qui, de nos
jours, écartant la démocratie disqualifiée, se targue de la même
prétention. Telle est la thèse bourgeoise.
Elle
est vigoureusement combattue par la conception de la lutte des
classes par excellence : la conception marxiste. Sa formule, établie
par Marx lui-même, porte que toutes les luttes ayant eu lieu au
sein des sociétés humaines au cours de l’histoire, étaient, au
fond, des luttes de classes. Plus encore. Le marxisme considère la
lutte des classes comme l’unique élément réel, déterminant, de
toutes les manifestations de la vie humaine. D’après lui,
l’intérêt de classe se trouve invariablement à la base de toutes
ces manifestations. Non seulement la vie sociale, économique,
politique, juridique des sociétés humaines est déterminée par cet
élément primordial, mais aussi tous les phénomènes de la vie
spirituelle et intellectuelle : les luttes religieuses, les conflits
nationaux, les sciences, les arts, la littérature, etc., etc., ne
sont, pour les marxistes, que des expressions et applications
différentes des instincts, des intérêts, des aspirations ou des
mouvements de telles ou telles autres classes de la société. Il
n’existe pas d’intérêts « nationaux », ni de la « société
entière », ni des individus pris séparément » : il n’existe,
au fond, que des intérêts de différentes classes, en lutte entre
elles. Le reste n’est que parure, un trompe-l’oeil pouvant égarer
les profanes. Les origines des classes sont à chercher dans les
lointains progrès de la technique et de la productivité du travail,
lesquels, ayant porté un coup mortel à la primitive communauté des
clans, amenèrent à un surplus de produits, à l’inégalité et,
partant, à la division en classes, les unes se partageant le surplus
des produits, ou plus-value, les autres en étant privées. L’aspect
des classes, et aussi celui de leurs luttes, varient au cours de
l’histoire ; mais le fond de ces luttes reste toujours le même :
les classes accaparant la plusvalue, cherchent à la conserver à
tout jamais et à tout prix, à subjuguer et à dominer celles qui en
sont privées, tandis que ces dernières s’efforcent à secouer le
joug, à se libérer, à supprimer la plus-value et, finalement, les
classes elles-mêmes. La domination d’une classe donnée de la
société est toujours plus ou moins passagère. Elle correspond à
une époque historique déterminée, à un certain état de
développement des « forces productives ». L’antagonisme et la
lutte des classes découlent des « rapports de production » donnés.
Donc,
les classes de la société ne sont pas immuables. Ainsi, à notre
ère, la classe féodale a dû céder sa place à celle de la
bourgeoisie. L’évolution ultérieure amena à la naissance d’une
nouvelle classe, celle des prolétaires, dont les intérêts sont
opposés à ceux de la bourgeoisie, et qui est en lutte contre cette
dernière. Conformément à la doctrine marxiste, la classe
prolétarienne est appelée à renverser la bourgeoisie, à
s’émanciper et à rétablir une société sans domination ni lutte
de classes. A cette conception théorique des marxistes, répondent
leurs considérations d’ordre pratique, leurs thèses politiques,
toute leur stratégie de la lutte de classes. D’après eux, la
bourgeoisie qui, à un certain moment de l’histoire, a bien joué
un rôle progressif, le perd, à son tour, au fur et à mesure du
développement économique ultérieur, et finit par devenir une force
régressive. Actuellement, elle est en décadence. Aujourd’hui,
c’est une classe parasitaire. L’état présent de l’évolution
économique exige une autre forme d’organisation sociale et demande
d’autres organisateurs. Cette nouvelle forme d’organisation est «
l’État prolétarien ». Cet organisateur, c’est la classe
prolétarienne. La classe capitaliste disparaîtra à la manière de
la classe féodale. L’État n’est nullement un conciliateur placé
au dessus des classes. Bien au contraire, il est l’instrument le
plus qualifié entre les mains des classes possédantes. C’est à
l’aide de l’État - indépendamment de sa forme - que la
bourgeoisie opprime et exploite la classe prolétarienne. L’État
n’est, donc, qu’un instrument de domination de classe. Afin de
supprimer cette domination, de vaincre la bourgeoisie, le prolétariat
doit briser l’État bourgeois et organiser l’État prolétarien.
Le prolétariat n’ayant aucun intérêt à exploiter qui que ce
soit, l’État servira entre ses mains, non pas comme instrument
d’exploitation, mais uniquement comme moyen de dominer la
bourgeoisie résistante, de la vaincre définitivement, de la
supprimer et de mener à bien la tâche de la réorganisation
complète de la société moderne : la suppression des classes et de
la domination de classe, le rétablissement d’une organisation
sociale libre et égalitaire. Telle est la thèse marxiste.
Il
faut ajouter que la doctrine socialiste en général comprend
d’autres courants d’idée opposés en quelque sorte à la théorie
strictement marxiste. Tout en se basant sur les principes
fondamentaux de la lutte des classes exploitées, ces courants
s’opposent, néanmoins, à réduire tout le processus historique à
ce facteur unique. Ils conçoivent l’histoire humaine d’une façon
beaucoup plus large. Ils admettent la grande importance d’autres
facteurs historiques, en dehors de celui de la lutte des classes. Ils
tiennent compte d’autres forces et éléments de l’évolution
humaine. Et ce qui importe surtout, ils comprennent la notion même
de la lutte des classes d’une façon beaucoup plus ample que les
marxistes. Ils apprécient autrement le rôle de la classe paysanne,
de celle des intellectuels exploités. C’est pourquoi, ils ont
aussi une notion différente de la « dictature du prolétariat »
(après sa victoire sur la classe capitaliste) et de l’ « État
prolétarien ». C’est pour la même raison que les partisans de
ces courants parlent des « classes exploitées et opprimées », des
« classes travailleuses » plutôt que de la « classe des
prolétaires », « classe ouvrière ». Du reste, ces courants sont
en désaccord avec le marxisme « orthodoxe », non seulement par
rapport à la théorie de la lutte des classes, mais aussi sur
d’autres points, d’ordre philosophique et sociologique : ils font
plus grand cas des mouvements psychologiques, éthiques et autres,
formulant des objections à la doctrine du « matérialisme
historique ». Ajoutons encore que les conceptions marxistes - et
aussi socialistes en général - ne sont pas d’accord sur la façon
dont les classes exploitées doivent mener leur lutte, les unes (le
socialisme « réformiste » de la droite, le « menchevisme »)
préconisant la conquête graduelle et lente du pouvoir politique
dans l’État bourgeois, les autres (le socialisme «
révolutionnaire » de gauche, le bolchevisme) insistant sur la
méthode brusque et violente. (Voir aussi : Antiétatisme,
Bolchevisme, Menchevisme, Collectivisme, Socialisme, Marxisme,
Réformisme, Parti Communiste. )
*
* *
Vis-à-vis
des doctrines exposées ci-dessus, quel est le point de vue
anarchiste ? Constatons, tout d’abord, que la notion classe (notion
sociologique) n’est pas encore définie scientifiquement. Comme on
le sait, le manuscrit du troisième volume du « Capital » (de Marx)
s’arrête précisément au commencement de l’analyse de cette
notion. Et quant aux autres ouvrages de ce penseur (et d’Engels),
le mot « classe » y est employé dans des sens assez différents,
étant souvent confondu avec des notions telles que « caste », «
corps », « profession ». De sorte que l’on y chercherait en
vain, non seulement une définition scientifique, mais même une
notion plus ou moins précise de la classe sociale. Les autres
auteurs sociaux - qu’ils soient bourgeois, socialistes ou autres
(A. Smith, Voltaire, Guizot, Turgot, Mignet, Saint Simon,
Considérant, Louis Blanc, Spencer, Proudhon, Ch. Gide, Kropotkine,
Jules Guesde, Jaurès, Kautsky, Lénine, pour ne citer que les plus
connus), - emploient tous le mot classe dans des sens divers et
imprécis. Un jeune sociologue russe, P. Sorokine, qui a commencé,
en 1920, la publication (en russe) d’un ouvrage capital de 8
volumes (« Système de sociologie »), essaye de donner, dans le
deuxième volume (le dernier paru tant que je sache), une définition
précise de la classe sociale. Cette définition est étroitement
liée à toute son édification sociologique, très personnelle. Elle
ne pourrait être comprise sans qu’on tînt compte de toute cette
édification ; elle devrait, en outre, avant d’être généralement
admise, subir l’examen et la critique...
C’est
en partie pour cause de cette imprécision de la notion fondamentale
qu’existent les désaccords et les divergences d’opinions dans
les problèmes s’y rapportant. Plusieurs écrivains bourgeois
critiquent sévèrement ce manque de clarté. Ils se moquent de tous
ceux qui parlent de la « classe », de la « lutte des classes »,
de « la conscience de classe », etc., sans savoir exactement ce que
c’est qu’une classe. Ces bourgeois ont tort. D’abord, parce
qu’eux-mêmes opèrent avec nombre de notions indéfinies (il
suffit de noter celle de Droit), ce qui ne les empêche nullement
d’en faire usage, théoriquement et pratiquement. Ensuite, parce
que, - comme c’est presque toujours le cas dans le domaine social
-, tout en n’étant pas encore définies scientifiquement, les
notions classe, lutte des classes, etc., sont suffisamment nettes
intuitivement et répondent à des phénomènes historiques et
sociaux indéniables, connus. On comprend, généralement, sous le
mot de classe, un groupe social caractérisé par certaines
propriétés se rapportant à l’avoir, à la profession et à
l’étendue des droits dont il dispose. La différence énorme entre
les groupes ayant à eux tout l’avoir, tous les droits et tous les
avantages au point de vue profession (jusqu’à l’avantage de n’en
exercer aucune) et ceux qui, n’ayant ni avoir ni droits, n’ont
pour eux qu’un travail meurtrier, exploité par les premiers, est
un fait historiquement certain et démontré.
L’anomalie
de ce fait, à tous les points de vue et, partant, la nécessité
historique d’un redressement social, sont des vérités acquises à
tout homme sensé. La résistance des classes avantagées à ce
redressement, pourtant historiquement nécessaire, est un fait
indéniable. La lutte des classes désavantagées et exploitées,
intéressées à ce redressement, contre les classes privilégiées
et exploiteuses, est un fait qui joue un rôle de plus en plus
prépondérant dans les événements sociaux des siècles derniers.
Cette lutte remplit de son fracas toute l’histoire moderne. Ce sont
ses succès qui, conjointement avec les conquêtes techniques de
notre époque, marquent le pas du progrès humain. Il n’y a que les
aveugles pour ne pas le voir.
Comme
nous l’avons déjà dit, le manque de précision dans tout ce qui
se rapporte à la notion « classe », divise entre eux les
socialistes en général et aussi les marxistes. C’est la même
imprécision qui explique, en partie, les désaccords entre les
socialistes et les anarchistes. C’est elle encore qui désunit
quelque peu les anarchistes eux-mêmes.
Arrêtons-nous,
d’abord, sur ce dernier point.
Les
intérêts normaux caractérisant et guidant les hommes vivant à
notre époque, sont surtout de trois sortes : intérêts de classe,
intérêts largement humanitaires et intérêts individuels. Un
problème qui préoccupe beaucoup les milieux libertaires, est
celui-ci : la conception anarchiste, est-elle une doctrine de classe,
une conception humanitaire ou bien une théorie individuelle ? Il
existe des courants anarchistes qui y répondent comme suit : 1° la
conception anarchiste est largement et strictement humanitaire. Elle
n’a rien à voir avec la doctrine de classe ou de lutte des
classes. Elle doit, par conséquent, éliminer tout ce qui s’y
rapporte, cette dernière étant une doctrine rigoureusement
marxiste. L’anarchisme ne doit se préoccuper que des problèmes et
des intérêts concernant l’humanité comme telle, sans distinction
de classes. La lutte des classes n’est pas de son domaine ;
2°
l’anarchisme est une conception rigoureusement individuelle.
L’individu est l’unique réalité. La solution des problèmes le
concernant résoudra le reste. Classes, humanité, voir même
société, ne sont que des abstractions, des fictions dont un vrai
anarchiste n’a pas à s’occuper. Nous dépasserions le cadre de
cette étude, si nous voulions pousser ici à fond la critique de ces
points de vue. (Voir pour cela : Communisme, Individu,
Individualisme, Société, Syndicalisme, Révolution , etc.)
Bornons-nous à dire qu’une doctrine qui ne tiendrait pas compte du
fait social saillant de l’histoire humaine durant des dizaines de
siècles : la lutte des classes ou mieux la lutte des classes
exploitées pour leur émancipation comme force progressive de nos
jours, une telle doctrine serait, précisément, une abstraction, une
fiction qui ne saurait
avoir
aucune valeur, ni sociale, ni humanitaire, ni individuelle. Elle ne
saurait être qu’une doctrine d’aveugles ne pouvant jamais nous
démontrer de quelle façon l’humanité entière ou les individus
qui la composent, auraient pu arriver su maximum de bonheur possible
sur la terre, en dehors de la lutte salutaire des millions et des
millions d’opprimés.
Hâtons-nous
de dire que ces deux courants forment dans les rangs du mouvement
anarchiste international une infime minorité. L’énorme majorité
des anarchistes - ceux surtout qui se nomment anarchistes communistes
- résolvent le problème posé d’une tout autre façon. Ils
déclarent que l’anarchisme est justement, essentiellement la
conception susceptible de concilier, de satisfaire, aussi bien
théoriquement que pratiquement, les trois sortes d’intérêts
paraissant contradictoires : ceux des classes exploitées,
travailleuses, ceux de l’humanité et ceux de l’individu. Ces
anarchistes affirment qu’il n’y a pas lieu d’opposer ces trois
sortes d’intérêts, mais qu’il faut, au contraire, s’efforcer
de les rapprocher, de les souder. Malheureusement, le manque de
précision dont nous avons parlé, ne permet pas encore de résoudre
ce problème avec le fini voulu. L’une des tâches les plus
pressantes de l’anarchisme est celle d’apporter à la synthèse
de ces trois éléments : lutte des classes, mouvement humanitaire et
principe individuel, le plus de précision possible. Ce serait le
moyen le plus sûr de mettre un terme à la dispersion des
anarchistes, d’activer leur unification. Or, cette tâche exige
préalablement la définition plus exacte des notions : « classe »
et « lutte des classes ». Ce n’est que par cette voie qu’on
pourra arriver à une formule plus nette et plus complète, qui
réconciliera définitivement, dans une motion harmonieuse et
entière, les trois éléments en question, et précisera leur rôle
respectif : la lutte des classes comme méthode ; l’organisation
sociale humanitaire comme résultat de la victoire et de
l’émancipation des classes opprimées, et aussi comme base
matérielle de tout progrès social et individuel ; la liberté,
l’épanouissement illimité de l’individualité, comme le grand
but de toute l’évolution sociale.
Naturellement,
une tâche de ce genre ne pourrait être entreprise que dans un
ouvrage spécialement consacré à ce sujet. Ici, il nous reste à
constater que la majorité écrasante des anarchistes font leur le
principe de la lutte des classes et reconnaissent la lutte
révolutionnaire des classes exploitées contre les classes
exploiteuses comme l’unique voie de progrès social à notre
époque.
La
question surgit alors : « Qu’est-ce qui sépare, dans ce domaine,
les anarchistes des socialistes en général et des marxistes ? » Ce
qui les sépare, ce sont, d’abord, quelques considérations d’ordre
théorique. Ce sont, ensuite et surtout, des considérations d’ordre
pratique qui découlent des bases générales profondément
différentes des deux conceptions : socialiste et anarchiste, c’est,
notamment, la façon dont l’une et l’autre conçoivent les
formes, la tactique, la stratégie de la lutte des classes
travailleuses.
En
ce qui concerne le côté théorique ou, plutôt, historique du
problème, la conception anarchiste se rapproche de celles des
socialistes anti-marxistes dont il a été question plus haut.
D’accord avec ces socialistes, les anarchistes s’opposent à
réduire tout le processus historique à l’unique facteur de la
lutte des classes. Ils conçoivent l’histoire humaine d’une façon
beaucoup plus large. Ils admettent la grande importance d’autres
facteurs historiques, etc. Ils forment des objections à la doctrine
du soi-disant « matérialisme historique », etc. (Voir plus haut la
caractéristique des courants socialistes opposés au marxisme «
orthodoxe »). Une réserve est, toutefois, nécessaire : tandis que
les socialistes (et aussi les marxistes entre eux) sont en désaccord
par rapport à la voie réformiste ou révolutionnaire de la lutte
sociale, les anarchistes sont tous partisans de la conception
révolutionnaire, à l’exception, peut-être, de la tendance dite
tolstoïenne qui conçoit la révolution d’une façon toute
spéciale.
Ajoutons
que les opinions des anarchistes sur les origines et le développement
des classes ainsi que sur le rôle passé « progressif » de la
bourgeoisie, diffèrent de la conception marxiste. (Voir, surtout,
État où le problème d’origine et du développement des classes
est traité plus à fond.)
Mais
ce qui est surtout typique pour la différence entre les conceptions
socialiste et anarchiste par rapport à la lutte des classes, c’est
le côté pratique de la question. Tandis que les socialistes de
toutes tendances conçoivent la lutte des classes comme une lutte
politique, ce qui les amène logiquement à la formation d’un parti
politique appelé à conquérir le pouvoir politique et à organiser,
à l’aide de ce pouvoir, le nouvel « État prolétarien » -
organisme essentiellement politique et autoritaire exerçant la «
dictature du prolétariat », - les anarchistes affirment que la
lutte des classes est, positivement, une lutte apolitique,
essentiellement sociale, n’ayant rien de commun ni avec les partis
ou le pouvoir politique, ni avec l’État, l’autorité, la
dictature, etc.
Les
anarchistes affirment que la voie politique (parti, pouvoir, État,
autorité, dictature), que la lutte politique (comprise dans ce sens)
sont contraires à la lutte des classes. (Voir : Politique) Ils
prétendent que cette dernière est déformée, mutilée, meurtrie et
réduite à l’impuissance complète par les moyens politiques. Ils
citent le cas du bolchevisme en Russie dont l’épopée confirme, à
leurs yeux, leur point de vue. Ils déclarent que la lutte des
classes, que toute action de classe désirant aboutir à une victoire
réelle, doit être menée par les intéressés - les classes
travailleuses elles-mêmes - s’organisant et agissant eux-mêmes,
directement, sur le terrain strictement social, économique et de
classe, sans recours aucun aux partis politiques ni à leurs
programmes politiques de pouvoir, d’État, de dictature, etc. Ils
pensent que la Révolution vraiment victorieuse, sera celle qui ne
sera politique que négativement : c’est-à-dire, qui tuera toute
politique, tous partis politiques, tout programme politique, tout
pouvoir, toute autorité, tout État, toute dictature, et qui, au
point de vue positif, s’efforcera à établir la société nouvelle
sur des bases apolitiques, sociales, économiques.
Logiquement,
l’anarchisme nie : le parti politique, le pouvoir politique,
l’État, l’Autorité, la dictature. Il considère le soi-disant «
État prolétarien » ou la fameuse « dictature du prolétariat »
comme des non-sens, estimant que tout État et toute dictature ne
peuvent être que des institutions essentiellement bourgeoises
exploiteuses, et que tout moyen politique est également un procédé
bourgeois. C’est pourquoi, les anarchistes prétendent que leur
conception, leur idéologie, sont les seules qui, réellement,
s’appuient sur la véritable lutte des classes comme le levier
immédiat de la salutaire Révolution sociale.
*
* *
La
différence des conceptions fondamentales mène, logiquement, à
celle de toutes les notions dérivées. Pour les socialistes, la
conscience de classe consiste en ce que l’exploité se rende
parfaitement compte de ce qu’il appartient à la grande famille, à
la classe des travailleurs dont les intérêts sont opposés à ceux
de la classe bourgeoise ; qu’il soit, par conséquent, conscient de
la grande tâche sociale de sa classe ; qu’il prenne part
activement à la lutte menée par sa classe ; qu’il soit prêt à
sacrifier, à tout instant, ses intérêts personnels à ceux de sa
classe, etc. ; et, surtout, qu’il adhère au « parti politique de
sa classe », qu’il « soit conscient de la nécessité des
méthodes politiques, qu’il reconnaisse les principes de là
conquête du pouvoir politique, de l’établissement de l’ « État
prolétarien » et de la « dictature du prolétariat ».
Étant
d’accord sur tous les autres points, les anarchistes rejettent,
naturellement, le dernier. Ils affirment juste le contraire. Pour
eux, tout exploité se rangeant à la doctrine politique, manque de
conscience de classe : il est trompé ; il perd le véritable terrain
de la lutte des classes ; il n’en a pas la juste notion. Pour eux,
la vraie conscience de classe implique la condamnation des moyens et
des buts politiques. Ils considèrent la confusion de la « classe »
avec le « parti politique » comme un manque de conscience de
classe.
Les
socialistes et les anarchistes sont d’accord sur ce que la justice
de nos jours est une justice de classe habilement masquée par les
serviteurs des classes possédantes. Mais : tandis que les uns
s’apprêtent à lui substituer la « justice » organisée par
l’État dit « ouvrier », les autres, estimant que tout État sera
fatalement bourgeois et qu’un « État ouvrier » est une illusion
ou une tromperie, en concluent, logiquement, que cette nouvelle «
justice » ne serait autre chose que la justice des nouveaux
privilégiés, encore plus habilement masquée et dirigée contre les
éternels exploités. La « justice » fameuse, exercée de nos jours
dans l’État soviétiste, leur donne entièrement raison. Ils
estiment, donc, que la véritable justice humaine aura lieu, après
la Grande Révolution, en dehors de tout État et dans des formes
n’ayant rien de commun avec les procédés politiques, étatistes,
juridiques. Les uns et les autres - les socialistes et les
anarchistes - savent bien que l’armée moderne est une armée de
classe appelée à défendre la classe possédante. Mais, tandis que
les socialistes prévoient, après la révolution, une nouvelle armée
d’État(«Armée Rouge » en Russie) qui, d’après eux, devra
défendre les travailleurs, les anarchistes affirment que toute armée
d’État défendra les privilégiés contre les travailleurs. Ils
conçoivent la défense de la révolution dans des formes non
étatistes, par les forces organisées des travailleurs, établies
sur d’autres bases que celles d’une armée d’État.
Nous
pourrions multiplier les exemples de ce genre, en parlant de
l’éducation de classe, de l’enseignement de classe, de lascience
de classe, et ainsi de suite. Après tout ce qui précède, nous le
tenons pour superflu.
*
* *
Une
objection est faite assez souvent aux anarchistes, surtout par les «
communistes » autoritaires. Si ce ne sont ni le parti politique, ni
le pouvoir politique, ni l’État ouvrier, ni la dictature du
prolétariat qui guideront l’action, la lutte de la classe
ouvrière, la révolution sociale, qui assureront leur succès, leur
victoire et la solidité de celle-ci, qui sera-ce alors ? Quelles
seront les forces, les éléments et les organisations qui mèneront
au succès complet, toute cette lutte formidable, et compliquée des
classes exploitées et opprimées ? La réponse des anarchistes ne
serait point difficile, surtout aujourd’hui. Les forces et les
éléments ? Mais ce seront, naturellement, les classes exploitées
et opprimées elles-mêmes.
Les
organisations ?... Il y a une quarantaine d’années, les
anarchistes y répondaient : la lutte des classes et son point
culminant et final : la Révolution, devant être l’oeuvre de ces
classes mêmes, celles-ci trouveront sûrement les formes de lutte
appropriées et créeront certainement leurs organisations qui
répondront aux besoins de l’heure. Aujourd’hui, cette prévision
s’est déjà, en partie, réalisée. La réponse peut, donc, être
plus précise encore : des travailleurs ont créé dans tous les pays
leurs organisations de lutte et de combat : les syndicats
révolutionnaires. Tout en n’étant pas sans défauts - comme, du
reste, toutes les institutions humaines, à notre époque surtout, -
et sans qu’on songe à réduire à elles seules toute l’action,
toute la conduite de la lutte et de la révolution, les organisations
syndicales sont les prototypes des organisations de classe appelées
à prendre sur elles quelques tâches fondamentales de cette lutte et
de cette révolution.
C’est
le syndicalisme révolutionnaire qui, en dépit de ses quelques
faiblesses naturelles, excusables et peu importantes, en dépit aussi
de son recul momentané à la suite de la guerre et de ses
conséquences, donne aux partis politiques une réponse concrète.
Elle est celle-ci. Ce ne seront ni les partis politiques, ni les
groupements anarchistes qui mèneront la lutte de classe, l’action
ouvrière, toute la formidable révolution à la victoire et au
succès complet : ce seront les masses elles-mêmes, les millions et
les millions de travailleurs des villes et des champs rassemblés
dans leurs organisations sociales de classe, et non de politique -
syndicats et autres – qui s’en chargeront (voir Syndicalisme ).
Les
anarchistes sont en grande majorité d’accord avec cette réponse.
La vie, l’histoire, l’avenir prochain décideront.
-
Voline
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