dimanche 3 juin 2018

Hermann Hesse Le Loup des Steppes




« A chacun de ces bouleversements de ma vie j'avais finalement, c'est indéniable gagné quelque chose en liberté, en esprit, en profondeur , mais aussi en solitude, en détachement d'incompris, en refroidissement. Vue par le côté bourgeois, ma vie, de crise en crise, avait été une descente ininterrompue, un éloignement toujours plus béant du normal, du permis, du quotidien. »

« Entre-temps, suivant un caprice soudain, je m'étais associé au cortège funèbre et suivais le convoi au cimetière, un cimetière moderne, cimenté , patenté, avec four crématoire et autres perfectionnements. Mais notre mort, lui, ne fut pas incinéré : son cercueil fut descendu dans une simple fosse, et je regardai faire le pasteur et les autres vautours à charogne, employés des pompes funèbres, qui cherchaient à prêter à leurs agissements une apparence de grand deuil et de haute solennité, tant et si bien qu'à force de simagrées, de singeries, d'embarras, ils tombaient dans le ridicule ; je voyais flotter autour d'eux l'uniforme noir du métier, je les voyais s'efforcer de donner le ton à l'assemblée endeuillée et de la forcer à ployer le genou devant la majesté de la mort. Peine perdue, nul ne pleurait , le mort semblait n'avoir été nécessaire à personne. On ne se laissait pas attendrir par les pieuses évocations , et quand le pasteur, s'adressant à l'assistance, répétait « Mes chères ouailles » , tous les silencieux
visages mercantiles de ces boutiquiers et de leurs femmes se figeaient dans leur gravité, embarrassés, faussés, animés de l'unique désir de voir s'achever cette désagréable cérémonie. »

« De même qu'en cet instant je m'habille et sors, que je vais voir le professeur et que j'échange avec lui des gentillesses plus ou moins hypocrites, sans, au fond, le vouloir, de même agissent et se meuvent et vivent la plupart des hommes d'heure en heure et de jour en jour ; par nécessité, sans que leur volonté y ait part, ils font des visites, mènent des entretiens, passent au bureau leurs heures de travail d'une façon automatique, forcée, involontaire ; tout cela aurait pu, au même titre, être fait par des machines ou n'être pas du tout ; c'est bien cette mécanique éternellement en mouvement qui les empêche, comme moi, de critiquer leur vie, de sentir et de reconnaître sa fadeur et sa stupidité, sa valeur problématique au rictus atroce, sa tristesse et son vide désespéré. Oh ! Ils ont raison, les hommes, infiniment raison de vivre dans cette façon, de jouer à leurs petits jeux et de continuer leurs petites histoires, au lieu de résister à la mécanique morose et fixer lugubrement le vide, comme le fait ce déraciné de Harry. »



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