« A chacun de ces bouleversements de ma vie
j'avais finalement, c'est indéniable gagné quelque chose en
liberté, en esprit, en profondeur , mais aussi en solitude, en
détachement d'incompris, en refroidissement. Vue par le côté
bourgeois, ma vie, de crise en crise, avait été une descente
ininterrompue, un éloignement toujours plus béant du normal, du
permis, du quotidien. »
« Entre-temps, suivant un caprice soudain, je
m'étais associé au cortège funèbre et suivais le convoi au
cimetière, un cimetière moderne, cimenté , patenté, avec four
crématoire et autres perfectionnements. Mais notre mort, lui, ne fut
pas incinéré : son cercueil fut descendu dans une simple
fosse, et je regardai faire le pasteur et les autres vautours à
charogne, employés des pompes funèbres, qui cherchaient à prêter
à leurs agissements une apparence de grand deuil et de haute
solennité, tant et si bien qu'à force de simagrées, de singeries,
d'embarras, ils tombaient dans le ridicule ; je voyais flotter
autour d'eux l'uniforme noir du métier, je les voyais s'efforcer de
donner le ton à l'assemblée endeuillée et de la forcer à ployer
le genou devant la majesté de la mort. Peine perdue, nul ne pleurait
, le mort semblait n'avoir été nécessaire à personne. On ne se
laissait pas attendrir par les pieuses évocations , et quand le
pasteur, s'adressant à l'assistance, répétait « Mes chères
ouailles » , tous les silencieux
visages mercantiles de ces boutiquiers et de leurs
femmes se figeaient dans leur gravité, embarrassés, faussés,
animés de l'unique désir de voir s'achever cette désagréable
cérémonie. »
« De même qu'en cet instant je m'habille et sors,
que je vais voir le professeur et que j'échange avec lui des
gentillesses plus ou moins hypocrites, sans, au fond, le vouloir, de
même agissent et se meuvent et vivent la plupart des hommes d'heure
en heure et de jour en jour ; par nécessité, sans que leur
volonté y ait part, ils font des visites, mènent des entretiens,
passent au bureau leurs heures de travail d'une façon automatique,
forcée, involontaire ; tout cela aurait pu, au même titre,
être fait par des machines ou n'être pas du tout ; c'est bien
cette mécanique éternellement en mouvement qui les empêche, comme
moi, de critiquer leur vie, de sentir et de reconnaître sa fadeur et
sa stupidité, sa valeur problématique au rictus atroce, sa
tristesse et son vide désespéré. Oh ! Ils ont raison, les
hommes, infiniment raison de vivre dans cette façon, de jouer à
leurs petits jeux et de continuer leurs petites histoires, au lieu de
résister à la mécanique morose et fixer lugubrement le vide, comme
le fait ce déraciné de Harry. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire