Le
préjugé de la chasteté vaut la peine qu'on l'analyse au point de
vue de l'appui qu'il apporte à la conception étatiste et
autoritaire du milieu social actuel. J'appelle la chasteté «
préjugé » parce qu'en se plaçant au point de vue de la raison et
de l'hygiène biologique, il est absurde qu'un homme ou une femme
impose silence au fonctionnement d'une partie de son organisme,
renonce aux plaisirs ou aux joies que ce fonctionnement peut
procurer, refoule des besoins qui sont les plus naturels parmi les
naturels. En se plaçant à ce point de vue, l'on peut hardiment
affirmer que la pratique de la chasteté, l'observation de
l'abstinence sexuelle est une anormalité, un expédient contre
nature.
Dans
une revue anglaise, disparue maintenant, The Free Review, une
femme : Hope Clare, a décrit, dans les termes saisissants que voici,
les conséquences de la chasteté sur la santé générale de
l'élément féminin de l'humanité :
«
Journellement, les preuves nous sont fournies des maux physiques
qu'engendre une virginité longue ou constante. Le manque d'usage
affaiblit, dérange tout organe. Seuls les constituants pervertis des
civilisations décadentes s'interdisent l'exercice des fonctions
sexuelles... Les primitifs sont, à cet égard, bien plus sages que
les civilisés. La nature, c'est entendu, punit avec la même
rigidité et l'abus et l'abstinence. Mais est-elle aussi impartiale
en réalité? Un dissolu peut poursuivre une longue carrière de
débauche
sans que sa santé s'en ressente beaucoup; mais la vierge ne s'en
tire pas aussi facilement. L'hystérie, la forme la plus commune de
maladie chronique, est le résultat presque inévitable du célibat
absolu; on la retrouve bien plus fréquemment chez la femme que chez
l'homme; et les spécialistes les plus experts sont en majorité
d'accord pour reconnaître que neuf fois sur dix la continence est la
cause première de cette affection. La menstruation, qui joue un rôle
tellement important dans la vie de la femme, ne s'accomplit pas sans
troubles chez les vierges. Bien souvent elle s'accompagne de
souffrances et il n'est pas rare qu'elle fasse défaut. L'altération
profonde de la santé qui sévit chez de nombreuses femmes
célibataires n'a pas d'autres raisons et il s'ensuit de très graves
inflammations des organes de la reproduction. L'état de célibat est
un état morbide : il prédispose le corps à la maladie et à la
souffrance. L'anémie, la chlorose sont des résultats fréquents de
la virginité continue. Chaque jour, dans les rues, vous croisez les
victimes de cette violation de la nature, reconnaissables à leurs
visages pâles ou au teint jaune terreux, à leurs yeux éteints, à
leurs regards sans chaleur, à leur pas lourd, sans souplesse. Elles
ressemblent à des fleurs qui se flétrissent prématurément faute
d'un soleil vivifiant, mais qui s'épanouiraient et prospèreraient
si elles étaient transportées à temps dans une atmosphère
d'amour... »
Ces
lignes justifient pleinement le qualificatif de « préjugé »
appliqué à la chasteté et le tableau qu'elle brosse à sa
contrepartie chez les rares hommes qu'on rencontre chastes. Le
préjugé de la chasteté peut être examiné aussi bien au point de
vue religieux qu'au point de vue civil. Les religions - de
l'antiquité consacraient au culte de leurs dieux un certain nombre
de prêtres et de prêtresses qui faisaient voeu de n'entretenir de
relations sexuelles avec qui que ce soit, et la violation de ce voeu
était
puni
de sanctions le plus souvent atroces. Il est évident que
l'importance occupée par la vie amoureuse dans l'existence des
hommes les éloigne des « devoirs » rendre à la Divinité, elle
leur crée des obligations, elle leur procure des distractions qui
portent préjudice au culte que les entités religieuses sont censées
exiger de leurs créatures. Le naturel porte toujours tort au
spirituel, le physique au métaphysique. C'est pourquoi les mystiques
considèrent les gestes sexuels et l'amour en général comme
contenant en soi un élément d'impureté, comme un « péché » -
comme le péché par excellence : il fait descendre, il établit le
ciel sur la terre, le divin dans l'humain. C'est surtout dans le
christianisme que cette idée atteint son apogée : l'amour sexuel,
charnel, c'est le péché et à ce titre il est désagréable à la
sainteté de la Divinité. D'ailleurs le fondateur, supposé ou réel,
du Christianisme, est un célibataire, du moins on nous le présente
comme tel. L'apôtre St Paul, le grand propagandiste chrétien, admet
bien, en dernier
ressort,
qu'il vaut mieux céder à l'impulsion sexuelle que de « brûler »,
c'est à- dire se marier, mais aux yeux de Dieu le célibat, l'état
de virginité est ce qu'il y a, de mieux. Comme il faut bien concéder
à « l'oeuvre de chair », ne serait-ce que pour assurer la
continuité de l'espèce, on ne l'autorise qu' « en mariage
seulement » et le mariage devient alors un sacrement, l'union, de
deux corps et de deux âmes en même temps, une union basée sur des
vœux perpétuels de fidélité sexuelle, bénie par le représentant
terrestre de la Divinité, dont l'unique but est la procréation et
par voie de conséquence la famille, un milieu où la progéniture
grandit dans la crainte du Seigneur et le respect de ses
commandements.
La
conception civile du mariage est une traduction laïque de l'idée
que s'en fait la société religieuse. L'officier d'état-civil fait
tout simplement fonction de prêtre laïque. Jusqu'à ce que le
magistrat ait sanctionné les rapports sexuels, le citoyen ou le
sujet de l'un et l'autre sexe doit théoriquement demeurer chaste.
S'il se conduit autrement, il est en butte à la déconsidération du
milieu social, spécialement en ce qui concerne l'élément féminin.
L'Etat a un très grand intérêt en effet à ce que les relations
sexuelles aient pour corollaire l'établisse
l'image
réduite de la société autoritaire. Autorisés par les lois à cet
effet, les parents imposent aux êtres qu'ils ont mis au monde sans
les consulter, un contrat dont il leur est interdit de discuter les
termes et qui contient en germe tout le contrat social; c'est dans la
famille que l'enfant apprend à obéir sans discuter, sans critiquer,
qu'il est mis dans la nécessité de se contenter de réponses
évasives quand il demande une explication ou de pas de réponse du
tout ; c'est dans la famille qu'on inculque à l'enfant l'intérêt
qu'il y a pour lui à être bon écolier, bon soldat, bon ouvrier,
bon citoyen. Quand il quitte la famille, le crâne bourré, pour en
fonder une nouvelle, il possède toutes les aptitudes voulues pour
être dominé, ou dominer, être exploité, ou exploiter, c'est à
dire jouer son rôle de souteneur de l'Etat. Or, la chasteté où la
femme a été maintenue, où elle s'est maintenue elle-même la
prédispose admirablement à jouer son rôle de bonne mère de
famille, de bonne éducatrice, de bonne citoyenne. Ayant refoulé
pendant un certain temps, pendant toujours peut-être, les impulsions
légitimes de son organisme sexuel, son besoin de recevoir et de
donner des caresses, elle est dans l'état voulu - mère ou
éducatrice - pour enseigner à ceux sur lesquels elle exerce son
influence qu'il y a des contraintes auxquelles il faut se soumettre
sans murmurer, même quand elles violent les appétits les plus
naturels, même quand elles portent tort à la santé individuelle.
Dès lors que l'observation de ce qui est naturel risque de miner, de
mettre en péril I'artificiel, c'est au naturel qu'il faut renoncer
et à l'artificiel qu'il faut s'assujettir. Voilà à quoi aboutit la
pratique de la chasteté chez la femme, une fois devenue éducatrice.
La
chasteté enfin, pour se maintenir, sacrifie toute une portion de
l'humanité féminine. Nous disons bien « pour se maintenir » car
là où l'élément masculin ne sent plus peser sur lui la contrainte
des lois ou des conventions, il donne libre cours à ses instincts et
sans aucune réserve, la preuve nous en est fournie par la façon de
se comporter du soldat en campagne ou de l'homme moyen dans certains
cataclysmes physiques ou politiques. Quoi qu'il en soit, le fait est
qu'il existe une catégorie de femmes qui s'étend de la fille
richement entretenue à la péripatéticienne de nos voies
publiques,
en passant par la pensionnaire des maisons closes, dont la profession
consiste à louer leurs organes sexuels contre rétribution variable
selon la hiérarchie qu'elles occupent dans leur profession. Nous
avons écrit ci-dessus que ces femmes étaient des « sacrifiées »
et elles le sont bien - d'abord par la déconsidération dont elles
sont l'objet de la part du milieu social où elles évoluent -
ensuite à cause des réglementations policières auxquelles leur
personne et leur commerce sont astreints - enfin parce que les femmes
chastes ne leur savent aucun gré de protéger leur chasteté. C'est
parce que l'exercice de la prostitution est tenu en si haut
discrédit, c'est parce que les prostituées sont montrées du doigt
comme un élément social indésirable, que la chasteté a fini par
passer à l'état de vertu civique. En entretenant dans le milieu
social ce point de vue de la prostitution, en lui assimilant plus ou
moins les relations sexuelles non légalisées, l'Etat est parvenu à
donner au mariage une valeur exceptionnelle, que le divorce ne
détruit pas, puisqu'il exige, lui aussi, l'intervention du
magistrat. Il découle de soi que là où a disparu le préjugé de
la chasteté, à l'individuel comme au collectif, les autres préjugés
anti-naturels sur lesquels reposent les conventions sociales ne
tardent pas à être battus en brèche. La prostitution recule
également; le milieu social n'éprouvant plus le besoin de consacrer
une partie plus ou moins grande de sa population à permettre à une
autre partie de ses constituants de vivre d'une existence anormale.
E.
ARMAND.
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