vendredi 28 mai 2021

Lignes N°63 collection dirigée par Michel Surya

 Horreur virale, merveille du lointain     par Frédéric Neyrat


"C'est donc d'abord et avant tout ce qui apparait comme négatif qui est l'objet d'une expulsion, d'une éradication; mais cette éradication fait retour sur le réel - au sens où le psychanalyste Jacques Lacan disait que ce qui n'a pas été symbolisé revient dans le réel comme symptôme, au sens donc où les sociétés de l'économie ne parviennent pas à symboliser le négatif, qu'elles appellent cela " anarchiste", "gauchiste", "ultragauche", "terroriste", "islamiste", ou "virus". Or c'est là où la pensée de Baudrillard peut nous être utile. Il nous dit en quelque sorte que nous nous trompons quand à la résignation de l'horreur. Nous prenons pour maléfique ce qui est un effet de nos actions, au lien d'en cerner la cause: nous expulsons le négatif car nous croyons que ce qui nie, que ce qui refuse politiquement, que ce qui semble nuisible dans le monde animal, que ce qui est de l'ordre du sauvage non-réglé, est dangereux; mais nous ne comprenons pas que ce qui est parfois encore plus dangereux que le danger est de vouloir se débarrasser du danger à tout prix, au prix de nous nier nous-mêmes.

Ainsi nous voulons la sécurité, et il est bien normal de vouloir se protéger. Mais plus le curseur politique augmente le degré de sécurité, et plus nous perdons en liberté - la liberté devenant alors ce qui est négatif, ce qui doit être expulsé, mais en prison, ou mis en quarantaine. Or plus nous nous débarrassons de la liberté, ce fardeau encombrant, plus nous produisons des êtres à l'identique, des êtres mécaniques, socialisé par Facebook, ce faux livre électronique de visages sans éclat. Or la capacité à inventer, à changer en profondeur, à faire émerger ce qui n'existe pas, dépend de notre liberté, c'est-à-dire de notre capacité à échapper au cours des choses, échapper au destin mythologique des sociétés de l'économie. Car la liberté, auront dit Kant aussi bien qu'Arendt, est la "spontanéité" d'un être qui commence une nouvelle ligne d'existence - une nouvelle manière de parler et d'agir, un nouveau monde. L'horreur, c'est quand rien ne semble capable d'interrompre la répétition de l'horreur; et la liberté est notre seule chance d'envisager la possibilité de l'interruption, la possibilité de ce qui semble impossible."


"Ne croyons pas un instant que le covid-19 ait fait le travail politique que l'on aurait dû faire: toutes ces images de parkings vides, de nature " qui reprend ses droits", de baisse de la pollution, ne sont en rien des promesses de changement politiques, elles sont des images de type " spectaculaire", pour reprendre le concept de Guy Debord, elles sont artificielles, fondées sur notre absence d'actes; mais cette absence d'actes reste entière, elle est même soulignée par l'action du coronavirus, c'est lui qui porte la couronne (corona), qui règne sur nos inerties. Au lieu de chanter les possibles auxquels ouvre la situation produite par le covid-19, nous devrions tout au contraire insister sur l'impossible qu'il met à nu, sur l'extrême nécessité à laquelle nous devrions souscrire - l'extrême nécessité d'un changement à hauteur de l'impossible."


Citons Baudelaire: 

"Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère?

-Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

-[...]Ta patrie?

-J'ignore sous quelle latitude elle est située.

[...]L'or?

-Je le hais comme vous haïssez Dieu.

-Eh! Qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?

-J'aime les nuages...les nuages qui passent...Là-bas...Là-bas...les merveilleux nuages!"


Charles Baudelaire "l'étranger".

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