dimanche 9 mai 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Extinction    par Susanna Lindberg


"l'extinction est-il un mot du pouvoir? Ou au contraire un mot de perte de pouvoir, d'impuissance devant l'inéluctable? S'il me parait capital, je ne le vois pas aujourd'hui investi de la force d'émouvoir les puissants ou les foules, seuls quelques rebelles sévères et fragiles portent ce mot sur l'étendard de leur rébellion: extinction rébellion.

L'extinction n'est pas la mort. La mort est quelque chose que chaque individu finit par rencontrer, avec calme et dignité ou avec terreur et vaine révolte. Elle ravit l'individu à sa famille et à sa communauté qui restent marquées par le deuil. En éteignant une vie, la mort confirme la continuation de la vie.

L'extinction n'est pas le meurtre multiplié en extermination de toute une communauté, destruction méthodique, impitoyable, criminelle de masse. Mais aucune extermination voulue par des humains n'est intégrale, quelqu'un s'échappe toujours, et quand bien même ce quelqu'un périrait, les Erinyes de la culpabilité continueraient de persécuter les coupables pendant des siècles. Les exterminations liées au colonialisme, au totalitarisme, au nazisme sont à jamais impardonnables.

L'extinction est une chose beaucoup plus discrète, imperceptible, d'une lenteur qui évoquerait presque la douceur. L'extinction est la disparition définitive de toute une espèce ( ou race), la cessation progressive et sans éclat d'une forme de vie, le départ un à un de tous ses membres jusqu'au dernier. Au terme de l'extinction, personne ne reste pour porter le deuil de ses congénères, personne ne demande réparation car aucun crime identifiable n'a eu lieu. L'extinction n'est pas le meurtre d'un vivant ou d'un groupe que l'on pourrait comprendre en termes de droit, elle est l'étouffement progressif du monde où un type de vie est possible. Comme il est difficile de désigner les coupables de l'extinction, il est difficile de l'articuler en termes de droit et de politique.

Qui se soucie de l'extinction? Les Dieux, peut-être, s'il y en avait. On trouve une ancienne réflexion sur le risque d'extinction des espèces animales dans le mythe d'Epiméthée et de Prométhée. Platon rapporte dans Protagoras comment, après que les Dieux ont façonné les espèces mortelles d'un mélange de terre et de feu, ils chargèrent Epiméthée et Prométhée de pouvoir chacune des espèces de qualités appropriées. Epiméthée fit le partage en attribuant aux uns la force, et ainsi de suite, en sorte que chaque espèce reçût quelque protection destinée à prévenir la disparition des races. Epiméthée ayant oublié l'homme, Prométhée remédia à la faiblesse de l'homme en volant aux dieux le feu et les techniques pour que l'homme puisse se défendre contre les bêtes - avec l'efficacité qu'on sait.

Dans ce récit, l'extinction des espèces, chez qui le feu de la vie venait tout juste de s'enflammer, est un mal évident aux yeux des dieux qui jouissent de la beauté de leur création. En revanche, les hommes, espèce animale parmi d'autres, n'y pensent guère, ils ont simplement peur d'être tués et mangés par les bêtes. La peur de la mort violente sera toujours le moteur de l'imagination politique des humains. Leur imagination religieuse sera nourrie aussi de l'idée de la destruction quasi totale de l'humanité par le déluge - mais le déluge n'éteint pas l'humanité, il la purifie au contraire et permet à un couple pieux de recommencer l'histoire en racontant le récit du mal et du pardon.

L'extinction est autre chose que la catastrophe cathartique du déluge parce qu'elle détruit jusqu'au dernier membre d'une espèce. Aucun témoin ne reste, personne ne remerciera quelque dieu pour son sauvetage. L'extinction est un mot d'impuissance parce qu'il est aussi l'extinction des voix, le début du silence.

Mais nous, ne sommes-nous pas les témoins de l'extinction de tant et tant d'espèces vivantes? Nous savons grâce à la science que les ammonites et les dinosaures se sont éteints bien avant l'apparition de notre espèce, et que l'extinction des machaïrodontes, des mammouths et des hommes de Néandertal coïncide avec la propagation d'homo sapiens. Nous sommes les témoins directs de l'extinction du lion européen, du bouquetin d'Espagne ou du rhinocéros noir de l'Afrique de Est, éteints hier; demain peut-être, di tigre du Bengale ( moins de 4500 individus), du panda géant (1750 individus), ou du cacatoès à huppe géant (1000 individus à l'état sauvage). Nous n'ignorons pas que l'extinction est un opérateur de l'évolution qui a existé aussi longtemps que la vie sur Terre, mais nous sommes pourtant mal à l'aise pour connaitre notre responsabilité dans toutes ces disparitions.

Notre rôle n'est pas anecdotique. L'état des lieux systématique des connaissances scientifiques actuelles vient d'être publié en 2019, dans le rapport de la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Selon son "'résumé à l'intention des décideurs", environ 25% des espèces animales et végétales connues sont menacées à cause de l'activité humaine. Des 5,9 millions espèces terrestres recensées environ 500000 sont condamnées à l'extinction par perte d'habitat, et des 8 millions d'espèces connues en général, environ 1 million est en danger d'extinction d'ici à quelques décennies si rien n'est fait. Le taux d'extinction global est des dizaines voire des centaines de fois plus rapide qu'en moyenne pendant les 10 millions d'années passées. Les raisons principales de cette extinction de masse sont l'utilisation de la terre ( 85% des zones humides et la moitié des récifs de corail ont disparu, de plus en plus de forêts et de terrains agricoles sont fragilisés), le changement climatique, la pollution ( en particulier la pollution plastique marine) et l'introduction des espèces invasives. Derrière ces phénomènes se trouve la croissance exponentielle de la population humaine ( elle a encore doublé en 50 ans) accompagnée de la croissance économique ( elle a quadruplé en 50 ans) et la croissance commerciale ( elle a décuplé en 50 ans). Dans ces circonstances, une croissance plus durable serait parait-il encore possible, pais pas en suivant les trajectoires actuelles.

Ces chiffres étourdissants sont des mots de la science. D'aucuns les résument de manière plus percutante en parlant de la sixième extinction qui est anthropogène et parallèle à l'anthropocène. A juger par leurs répercussions concrètes aujourd'hui, ces mots ne sont pas des mots du pouvoir, tout juste des cris de rébellion qui rappellent que, bien que les humains ne soient nullement en voie de disparition aujourd'hui, leur survie sera compromise demain si rien n'est fait contre l'extinction des autres espèces.

L'extinction nomme la perte de puissances ignées de la vie, de la voix, de l'espoir. Reste à trouver le pouvoir de ce mot d'impouvoir.

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