"En dépit de sa fréquente honnêteté et malgré ses déclarations sincères, le leader est objectivement le défenseur acharné des intérêts aujourd’hui conjugués de la bourgeoisie nationale et des ex-compagnies coloniales. Son honnêteté, qui est une pure [161] disposition de l’âme, s’effrite d’ailleurs progressivement. Le contact avec les masses est tellement irréel que le leader en arrive à se convaincre qu’on en veut à son autorité et qu’on met en doute les services rendus à la patrie. Le leader juge durement l’ingratitude des masses et se range chaque jour un peu plus résolument dans le camp des exploiteurs. Il se transforme alors, en connaissance de cause, en complice de la jeune bourgeoisie qui s’ébroue dans la corruption et la jouissance. Les circuits économiques du jeune État s’enlisent irréversiblement dans la structure néo-colonialiste. L’économie nationale, autrefois protégée, est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les trimestres, les chefs d’État eux-mêmes ou les délégations gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux. L’ancienne puissance coloniale multiplie les exigences, accumule concessions et garanties, prenant de moins en moins de précautions pour masquer la sujétion dans laquelle elle tient le pouvoir national. Le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable et lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses dirigeants. Cette conscience est d’autant plus aiguë que la bourgeoisie est incapable de se constituer en classe. La répartition des richesses qu’elle organise n’est pas différenciée en secteurs multiples, n’est pas étagée, ne se hiérarchise pas par demi-tons. La nouvelle caste insulte et révolte d’autant plus que l’immense majorité, les neuf dixièmes de la population continuent à mourir de faim. L’enrichissement scandaleux, rapide, impitoyable de cette caste s’accompagne d’un réveil décisif du peuple, d’une prise de conscience prometteuse de lendemains violents. La caste bourgeoise, cette partie de la nation qui annexe à son profit la totalité des richesses du pays, par une sorte de logique, inattendue d’ailleurs, va porter sur les autres nègres ou les autres Arabes des jugements péjoratifs qui rappellent à plus d’un titre la doctrine raciste des anciens représentants de la puissance coloniale. C’est à la fois la misère du peuple, l’enrichissement désordonné de la caste bourgeoise, son [162] mépris étalé pour le reste de la nation qui vont durcir les réflexions et les attitudes. Mais les menaces qui éclosent vont entraîner le raffermissement de l’autorité et l’apparition de la dictature. Le leader, qui a derrière lui une vie de militant et de patriote dévoué, parce qu’il cautionne ’entreprise de cette caste et ferme les yeux sur l’insolence, la médiocrité et l’immoralité foncière de ces bourgeois, constitue un écran entre le peuple et la bourgeoisie rapace. Il contribue à freiner la prise de conscience du peuple. Il vient au secours de la caste, cache au peuple ses manœuvres devenant ainsi l’artisan le plus ardent du travail de mystification et d’engourdissement des masses. Chaque fois qu’il s’adresse au peuple il rappelle sa vie, qui fut souvent héroïque, les combats qu’il a menés au nom du peuple, les victoires qu’en son nom il a remportées, signifiant ainsi aux masses qu’elles doivent continuer à lui faire confiance. Les exemples foisonnent de patriotes africains qui ont introduit dans la lutte politique précautionneuse de leurs aînés un style décisif à caractère nationaliste. Ces hommes sont venus de la brousse. Ils ont dit, au grand scandale du dominateur et à la grande honte des nationaux de la capitale, qu’ils venaient de cette brousse et qu’ils parlaient au nom des nègres. Ces hommes, qui ont chanté la race, qui ont assumé tout le passé, l’abâtardissement et l’anthropophagie, se retrouvent aujourd’hui, hélas ! à la tête d’une équipe qui tourne le dos à la brousse et qui proclame que la vocation de son peuple est de suivre, de suivre encore et toujours. Le leader apaise le peuple. Des années après l’indépendance, incapable d’inviter le peuple à une œuvre concrète, incapable d’ouvrir réellement l’avenir au peuple, de lancer le peuple dans la voie de la construction de la nation, donc de sa propre construction, on voit le leader ressasser l’histoire de l’indépendance, rappeler l’union sacrée de la lutte de libération. Le leader, parce qu’il refuse de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer vers le passé et de s’enivrer de l’épopée qui a conduit à l’indépendance. Le leader – objectivement – stoppe le [163] peuple et s’acharne soit à l’expulser de l’histoire, soit à l’empêcher d’y prendre pied. Pendant la lutte de libération le leader réveillait le peuple et lui promettait une marche héroïque et radicale. Aujourd’hui, il multiplie les efforts pour l’endormir et trois ou quatre fois l’an lui demande de se souvenir de l’époque coloniale et de mesurer l’immense chemin parcouru."
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