[Préface à L’essence du travail intellectuel de Josef Dietzgen]
L'histoire de la philosophie
est l'histoire de la pensée bourgeoise ; on y voit la succession des modes de
pensée des classes dominantes. Cette pensée apparut dès que le communisme primitif
se fut transformé en une société comportant des antagonismes de classes ; grâce
à leur richesse, les membres de la classe possédante avaient alors le loisir et
aussi le goût de prêter attention aux productions de leur esprit. Son point de
départ se situe dans la Grèce classique ; mais elle trouva sa forme la plus
achevée et la plus affinée, lorsque, dans l'Europe capitaliste, la bourgeoisie
moderne devint la classe dominante et que les penseurs se mirent à exprimer les
idées de la bourgeoisie. Le trait caractéristique en est le dualisme,
l'opposition mal comprise de l'être et de la pensée, de la nature et de
l'esprit, conséquence de sa difficulté et de son incapacité à voir les choses
clairement et correctement. C'est la division de l'humanité en classes et
l'incompréhension de la production sociale, depuis qu'elle est devenue
production de marchandises, qui trouvent leur expression par ce biais.
Dans le communisme primitif,
les rapports de production étaient clairs et limpides ; on créait en commune
les valeurs d'usage et on en jouissait en commun ; les hommes dominaient la
production et, dans la mesure où le permettaient les forces naturelles qui
elles-mêmes les dominaient, ils étaient maîtres de leur destin. Là, les idées
devraient encore être simples et claires ; comme il n'y avait pas de conflit
entre les intérêts individuels et collectifs, il n'existait pas non plus
d'opposition profonde entre le bien et le mal. Ces communautés primitives
étaient seulement soumises aux forces naturelles supérieures, puissances
inconnues et mystérieuses, tantôt bienfaisantes et tantôt destructrices.
Avec l'apparition de la
production marchande, le tableau se transforme. L'humanité civilisée commence à
se sentir un peu plus libre du joug pesant et capricieux des forces naturelles
; mais alors surgissent d'autres démons, d'origine sociale. « Dès que les
producteurs cessèrent de consommer eux-mêmes leur produit et se mirent à
l'échanger, ils perdirent leur pouvoir sur lui. Ils ne surent plus ce qu'il en
advenait et il fut possible que ce produit servit éventuellement contre le
producteur, à son exploitation ou à son asservissement. » « Le produit domine
le producteur » (Engels). Dans la production marchande, ce n'est pas le but
visé par le producteur particulier qui est atteint mais ce à quoi les forces
productives travaillent derrière son dos. L'homme propose, mais une puissance
sociale supérieure dispose ; il n'est plus maître de son destin. Les rapports
de production sont compliqués et opaques ; certes, l'individu produit de façon
autonome, mais dans son travail individuel s'incorpore le processus social de
production, dont il est l'instrument inconscient. Les fruits du travail de
beaucoup sont consommés par un seul. La coopération sociale se cache derrière
la lutte concurrentielle intense entre producteurs. L'intérêt de l'individu est
en conflit avec celui de la société ; le bien, à savoir considérer l'intérêt
général, s'oppose au mal : sacrifier tout à son avantage personnel. Les
passions de l'homme aussi bien que ses dons intellectuels, une fois qu'ils ont
été libérés, développés, exercés, renforcés, affinés, sont devenus autant
d'armes aveugles qu'une puissance supérieure tourne contre leurs possesseurs.
Les impressions à partir
desquelles l'homme pensant constituait sa conception du monde étaient tout à
fait vagues, alors que, faisant partie de la classe possédante, il avait la
possibilité de soumettre ses idées à une étude personnelle minutieuse ; mais se
tenant à l'écart du processus du travail, leur source, il n'était pas à même
d'en pénétrer l'origine sociale. Ainsi devait-il finir par les considérer comme
des êtres spirituels autonomes ou par chercher leur origine dans une puissance
spirituelle surnaturelle. Cette pensée métaphysique dualiste a pris, au cours des
temps, les formes les plus différentes, et ceci en accord avec le développement
de la production, depuis l'économie esclavagiste antique jusqu'au capitalisme
moderne, en passant par le servage et la production marchande du Moyen Age. Ces
formes successives ont pris corps dans le développement de la philosophie
grecque, les diverses figures de la religion chrétienne et les systèmes
philosophiques modernes.
Il ne fait pourtant pas voir
dans ces systèmes et ces religions l'image qu'on en donne, à savoir de pures et
simples formulations - toujours défectueuses - de la vérité absolue ; mais en
eux s'inscrivent des étapes toujours plus avancées de la connaissance que
l'esprit humain a acquise sur le monde et sur lui-même. Le but de la pensée
philosophique était de trouver sa propre satisfaction dans le fait de
comprendre ; et là où la compréhension ne pouvait pas être obtenue entièrement
de façon naturelle, il restait encore une place pour le surnaturel,
l'inexplicable. Mais, grâce au travail opiniâtre des esprits les plus profonds,
le savoir ne cessait d'augmenter et le domaine de l'inexplicable de
s'amenuiser. Et cela principalement depuis que l'apparition du mode de
production capitaliste a suscité un progrès effréné dans l'étude de la nature ;
car ici, libéré de la recherche exaltée et sans espoir de la vérité absolue,
l'esprit humain avait l'occasion de connaître sa force en trouvant des vérités
partielles enchaînées les uns aux autres, par un travail simple, tranquille et
fructueux. Le besoin de déterminer la signification et la valeur de ces
nouvelles vérités donnèrent lieu aux problèmes de la théorie de la
connaissance. Les essais faits pour résoudre ces derniers sont une partie
intégrante des systèmes philosophiques les plus récents qui représentent un progrès
constant de l'épistémologie. Mais le caractère surnaturel de ces systèmes a
fait obstacle à l'accomplissement de cette tâche.
Poussé en avant par les
besoins techniques du capitalisme, le développement de la science de la nature
est devenu une marche triomphale de l'esprit humain ; la nature fut soumise
d'abord intellectuellement, par la découverte de ses lois, puis matériellement
dans la mesure où on soumettait les forces à présent connues à la volonté
humaine et où on les faisait servir au but le plus élevé : produire sans peine
nos moyens d'existence. Les ténèbres épaisses qui masquaient la nature de la
société humaine se dessinaient d'autant plus nettement (le capitalisme rend
toutes les oppositions plus nettes, comme les antagonismes de classes, mais
aussi plus simples et plus claires). Tandis que les sciences de la nature
pouvaient se passer de tout l'attirail du mystère, l'obscurité, où était
plongée l'origine de nos idées, offrait un sûr refuge, dans le domaine de
l'esprit.
Le capitalisme touche à sa fin
: le socialisme approche. On ne peut pas exprimer plus fortement toute
l'importance de cette transition pour l'histoire humaine que ne le font les
mots de Marx et Engels : « Ainsi s'achève la préhistoire de l'humanité ; ainsi
l'homme se sépare-t-il définitivement du règne animal. » Avec la régulation
social de la production, l'homme devient entièrement maître de son propre
destin. Aucune puissance sociale mystérieuse ne se met plus en travers de ses
desseins, pour compromettre leurs succès ; aucune puissance naturelle mystérieuse
ne le domine plus. Il n'est plus un esclave, mais un maître vis-à-vis de la
nature. Il en a étudié et découvert les effets et les a adaptés à son usage ;
c'est à présent seulement que la terre est sa propriété. A présent, l'histoire
antérieure, séculaire, de la civilisation apparaît comme une préparation
nécessaire au socialisme, comme une lente libération du joug de la nature,
comme une augmentation progressive de la productivité du travail jusqu'au
niveau où les moyens d'existence puissent être créés pour tous et presque sans
peine. Tel est donc aussi le mérite et la justification du capitalisme : après
tant de siècles de progrès lents et insensibles, il nous a appris à vaincre la
nature en un bref combat ; il a déchaîné les forces productives et, en fin de
compte, a transformé et dépouillé le processus du travail, au point que ce
dernier put être enfin saisi et compris par l'esprit humain, condition
indispensable pour le maîtriser.
Une révolution économique
aussi profonde, telle qu'on n'en a pas encore vue depuis la première apparition
de l'économie marchande, entraîne nécessairement une révolution tout aussi
profonde dans les esprits. Elle sonne le glas de la période bourgeoise - au
sens large du mot ; elle met fin également à la pensée bourgeoise. En même
temps disparaît l'aspect mystérieux des processus sociaux et aussi la
traduction en idées de cet aspect mystérieux. Le lent développement de la
pensée humaine depuis l'état d'ignorance jusqu'à une compréhension toujours
plus complète, atteint à présent son premier terme ; cela signifie la
conclusion, l'achèvement de la philosophie, ce qui représente aussi bien sa
mort et sa suppression en tant que philosophie. Elle est remplacée par la
science de l'esprit humain conçue comme science de la nature.
Une nouvelle organisation de
la production se reflète par avance dans l'esprit des hommes. La même science
qui nous apprend à connaître et à dompter les forces sociales, délivre aussi
notre esprit de leur fascination ; elle le met en mesure - et dès à présent -
de se libérer de la superstition traditionnelle et des idéologies qui étaient
auparavant la manière dont l'inconnu s'exprimait. Nous pouvons déjà nous
transporter par l'esprit dans l'époque qui s'approche de nous ; ainsi, dès à
présent, naissent en nous, même sous une forme imparfaite, des idées qui
deviendront alors dominantes ; ainsi sommes-nous en état, dès maintenant, de
l'emporter par la pensée sur la philosophie bourgeoise et de connaître
clairement et simplement l'essence de notre esprit. L'achèvement et la fin de
la philosophie n'ont pas à attendre le règne de la production socialiste. Le
nouveau type de connaissance ne tombe pas du ciel comme un météore ; il se
développe de façon d'abord incomplète et inaperçue, chez certains penseurs plus
sensibles que les autres au souffle des temps à venir. Il se propage avec les
progrès de la science sociale et sa pratique, le mouvement ouvrier socialiste,
simultanément et de la même manière, gagnant du terrain pas à pas, dans une
lutte incessante contre les anciennes idées de la tradition auxquelles les
classes dirigeantes se raccrochent. Cette lutte est l'aspect intellectuel qui
accompagne la lutte sociale des classes.
Le nouveau mode de recherche
propre aux sciences de la nature se pratiquait déjà depuis quelques siècles
avant que la théorie intervînt ; ce fut d'abord pour s'étonner que l'homme osât
prévoir des phénomènes et définir leurs connexions avec une telle assurance.
Notre expérience se limite à la perception, répétée un petit nombre de fois, de
la régularité de certains événements ou de leur rencontre fortuite ; or, nous
attribuons aux lois de la nature, dans lesquelles s'exprime le rapport causal
des phénomènes, un caractère universel et nécessaire, qui dépasse de loin notre
expérience. Pour l'Anglais Hume, le problème de la causalité consistait à
chercher une explication à un tel procédé ; mais comme à ses yeux l'expérience
était la seule source de la connaissance, il ne put trouver aucune réponse
satisfaisante.
Kant, qui fut le premier à
faire un pas important vers la solution, avait été formé à l'école du
rationalisme, qui régnait à l'époque en Allemagne et n'était qu'un prolongement
de la scolastique médiévale, adapté aux progrès du savoir. Partant de la thèse
: ce qui est logique dans la pensée doit être réel dans le monde, les
rationalistes établissaient, à l'aide de la seule déduction, des vérités
universelles concernant Dieu, l'infini et l'immortalité. Influencé par Hume,
Kant fit une critique du rationalisme et devint ainsi le réformateur de la
philosophie.
A la question : comment est-il
possible que nous ayons des connaissances valables universellement, dont nous
soyons sûrs de façon inconditionnée (apodictique), comme par exemple les
théorèmes mathématiques ou le principe : tout changement à une cause, Kant
répondait : l'expérience et la connaissance sont conditionnées aussi bien par
l'organisation interne de notre esprit que par les impressions reçues du
dehors. Le premier élément doit nécessairement être contenu dans toute
connaissance et dans toute expérience ; aussi, tout ce qui dépend de cette
partie de la connaissance, intellectuelle et générale, est tout à fait certain
et indépendant des impressions sensibles particulières. Les formes pures de
l'intuition, l'espace et le temps, sont communes à toute expérience, en sont
des composantes nécessaires et inséparables par la pensée, tandis que les
diverses expériences, pour pouvoir former ensemble une connaissance, doivent
être liées par les concepts purs de l'entendement, les catégories, dont la
causalité fait partie, entre autres.
Kant explique, à présent, la
nécessité et la validité universelle des formes pures de l'intuition et des
concepts purs de l'entendement par le fait qu'ils proviennent de l'organisation
de notre esprit. Le monde s'offre à nos sens sous forme d'une série de
phénomènes dans l'espace et le temps ; en présence de notre entendement, ces
phénomènes deviennent des choses, qui sont rassemblées en un tout de la nature,
selon la causalité, par le biais des lois naturelles. Les formes de l'intuition
et les concepts de l'entendement n'ont aucune valeur pour les choses, telles
qu'elles sont en soi ; à leur sujet, nous ne savons rien ; nous ne pouvons pas
nous les représenter ni les penser.
Les résultats de cette
recherche, qui sont, à nos yeux, la partie la plus valable de la philosophie de
Kant, en tant que première contribution importante à une théorie scientifique
de la connaissance, avaient à ses yeux une signification différente : il y
voyait principalement le moyen de répondre à ces autres questions : quelle est
la valeur d'un savoir qui dépasse l'expérience ? Pouvons-nous obtenir des
vérités par une simple déduction faite à l'aide de concepts dépassant le
sensible ? En répondant négativement, sa critique ruinait le rationalisme. Nous
ne pouvons pas franchir les limites de l'expérience ; seule cette dernière nous
permet d'accéder à la science. Toutes les connaissances que l'on cherchait à
avoir sur l'infini et l'illimité, sur les idées de la raison pure, l'âme, le
monde et Dieu ne sont que de pures illusions ; les contradictions, dans
lesquelles l'esprit se fourvoie, quand il applique les catégories à un tel
domaine, en dehors de l'expérience, apparaissent à travers la lutte stérile qui
oppose les systèmes philosophiques. La métaphysique, en tant que science, est
impossible.
Par-là se trouvaient récusés
non seulement le rationalisme, mais aussi le matérialisme bourgeois, qui était
en honneur chez les philosophes des lumières, en France. Ce qui était réfuté,
ce n'étaient pas seulement les affirmations mais aussi les négations touchant à
l'infini et au supra-sensible ; ainsi, ce domaine était laissé vacant pour la
croyance, pour la conviction immédiate. Dieu, la liberté et l'immortalité se
trouvaient exclus de la certitude propre aux vérités naturelles tirées de
l'expérience ; mais leur certitude n'en était pas moins solide ; simplement,
elle était d'une autre espèce, subjective, c'était une conviction personnelle
et nécessaire. Ainsi la liberté de la volonté n'était pas une connaissance
issue de l'expérience, car celle-ci ne nous enseigne jamais rien d'autre que
l'assujettissement et la soumission aux lois de la nature ; par contre, c'était
une conviction nécessaire de tout individu, qui la ressent sous la forme de
l'impératif catégorique : « Tu dois », qui possède en lui le sentiment du
devoir et sait qu'il peut agir conformément à celui-ci ; de cette façon, elle
s'affirmait inconditionnellement, sans avoir besoin de preuve empirique.
L'immortalité de l'âme et l'existence d'un Dieu en résultaient avec une
certitude du même type ; bref, elle rendait certaines toutes les idées qui dans
la critique de la raison pure étaient restées problématiques. Du même coup,
elle éclairait la façon dont la théorie de la connaissance avait été introduite
; nulle part dans le monde des phénomènes, il n'y avait de place pour la
liberté, car tout y était déterminé selon la stricte causalité, comme l'exige
la constitution de notre esprit. C'est pourquoi il fallait lui trouver une
place ailleurs et les choses en soi, qui n'étaient encore qu'un mot creux et
vide de sens, recevaient à présent une signification plus haute. Elles
échappaient à l'espace, au temps et aux catégories, elles étaient libres ; dans
une certaine mesure, elles formaient un second monde, le monde des noumènes qui
résidait derrière le monde de phénomènes, et qui levait la contradiction entre
la nécessité causale de la nature et la conviction personnelle d'être libre.
De telles conceptions
correspondaient parfaitement à l'état de la science et du développement
économique de l'époque. Le domaine de la nature tout entier était du seul
ressort de la méthode inductive et de la science, qui, rigoureusement
matérialiste, se fonde uniquement sur l'expérience et la perception, introduit
partout des rapports de stricte causalité et rejette toute intervention
surnaturelle. Mais, bien qu'elle fût exclue définitivement des sciences de la
nature, on ne pouvait pas encore se passer de la croyance ; l'ignorance où l'on
était de l'origine de la volonté humaine laissait la place à une doctrine
morale surnaturelle. Les tentatives des matérialistes pour éliminer le
supra-sensible dans ce domaine aussi étaient autant d'échecs ; les temps
n'étaient pas encore mûrs pour une éthique naturelle et matérialiste ; car la science
ne pouvait pas encore démontrer comme une vérité indubitable et fondée sur
l'expérience, l'origine terrestre des normes morales et des idées en général.
Si la philosophie de Kant
apparaît, dès à présent, comme l'expression authentique de la pensée bourgeoise,
ce trait est encore plus nettement accusé par le fait que la liberté est au
centre du système et le domine entièrement. Pour développer les forces
productives, le capitalisme ascendant avait besoin de la liberté des
producteurs de marchandises, de la liberté de concurrence, de la liberté
d'exploiter sans réserve. Affranchis de tous liens et de toutes limitations,
les hommes devaient pouvoir entrer en compétition avec leurs concitoyens libres
et égaux, selon leurs propres capacités, sans entrave d'aucune sorte. Ainsi la
liberté devint le cri de ralliement de la jeune bourgeoisie de l'époque,
ambitieuse et luttant pour le pouvoir ; et la théorie kantienne de la raison
pratique fut l'écho de la Révolution française dont le mouvement se déclenchait.
Mais la liberté n'étaient pas illimitée ; elle était liée à la loi morale ;
elle ne devait pas être utilisée pour la recherche du bonheur, mais pour agir
conformément à la loi morale, pour accomplir son devoir. Ce n'est pas l'intérêt
de l'individu qui devait l'emporter, pour que la société bourgeoise fût
possible ; bien supérieur était le salut de la classe tout entière, et les
règles de cette dernière, prises comme règles morales, allaient par-delà la
recherche du bonheur. Mais, pour cette raison, elles ne pouvaient pas être
pleinement suivies et chacun se voyait obligé de les enfreindre à chaque
instant au profit de son intérêt personnel ; la loi morale ne pouvait
subsister, en tant que telle, que si elle n'était jamais accomplie. C'est
pourquoi elle était en dehors de l'expérience.
Dans la doctrine morale de
Kant s'annonçait la contradiction interne de la société bourgeoise, qui
constitue le moteur du développement économique toujours en progrès. C'est
cette contradiction qui est à la base de l'opposition entre la vertu et le
bonheur, entre la liberté et la sujétion, entre la croyance et la science,
entre le phénomène et la chose en soi. Elle est la raison essentielle de toutes
les contradictions et du dualisme si fortement marqué de la philosophie kantienne.
Ces oppositions étaient les éléments qui devaient mener le système à sa ruine
et à sa perte, aussitôt que les contradictions latentes dans la production
bourgeoise paraîtraient au grand jour, c'est-à-dire immédiatement après la
victoire politique de la bourgeoisie. Il ne put être définitivement renversé
que lorsqu'on découvrit l'origine terrestre de la morale ; alors seulement, ces
oppositions purent être comprises et dépassées comme des oppositions relatives,
donc apparentes ; alors seulement, une éthique matérialiste, une science de la
morale put chasser la croyance de ses derniers retranchements. Cela ne fut
possible que par la découverte des classes sociales et de l'essence de la
production capitaliste, ce qui fut l'œuvre initiatrice de Karl Marx.
La pratique du capitalisme en
plein essor au milieu du XIXe siècle était un défi manifeste qui appelait une
critique prolétarienne de la théorie kantienne de la raison pratique. La
liberté morale bourgeoise apparaissait comme liberté d'exploiter pour la bourgeoisie,
comme esclavage pour les travailleurs ; la défense de la dignité humaine se
concrétisait par la misère et l'abrutissement du prolétaire et l'état légal
n'était pas autre chose que l'état de classe de la bourgeoisie. Il se révélait
que la morale sublime de Kant, au lieu d'être le principe de la conduite
éternelle de l'homme en général, n'était que l'expression des intérêts de
classe limités de la bourgeoisie. Cette critique était le premier élément de la
théorie générale qui, une fois constituée, prouva toujours davantage son
bien-fondé à travers les événements historiques nouveaux et permit à son tour
d'éclairer parfaitement ces événements. Les classes sociales, différenciées
selon leur rôle dans le processus de production, avaient de ce fait des intérêts
divergents et opposés et chacune devait considérer comme bon et sacré ce qui
était conforme à son intérêt. Ces intérêts de classe généraux, contrairement
aux intérêts particuliers des individus, se montraient au grand jour sous la
forme élevée d'aspirations morales et, comme ces intérêts étaient ressentis
universellement, tous les membres de la classe savaient les reconnaître ; une
classe dominante pouvait ainsi, pendant une certaine période, tant que le
besoin s'en faisait sentir pour le mode de production où elle jouait le rôle
principal, imposer le respect et la reconnaissance de ses intérêts de classe
comme étant l'intérêt général, et donc aussi sa morale à une classe dominée et
assujettie. Parce qu'on ignorait l'essence et la signification du processus
matériel de production, on ne pouvait pas découvrir l'origine de ces
aspirations ; on ne les tirait pas de l'expérience ; elles étaient ressenties
immédiatement, intuitivement ; c'est pourquoi on leur attribuait une origine
surnaturelle et une validité éternelle.
Comme pour les normes de la
morale, on comprenait aussi, à présent, le rapport étroit des autres
manifestations de l'esprit humain (religion, art, science, philosophie) avec
l'essence réelle et matérielle de la société. L'esprit humain, dans toutes ses
manifestations, se trouve conditionné par le reste de l'univers ; il n'est plus
qu'une partie de la nature et la science de l'esprit devient une science
naturelle. Les impressions du monde extérieur déterminent l'expérience, les
besoins de l'homme déterminent sa volonté, les besoins généraux la volonté
morale ; ainsi, à travers le processus social du travail, l'homme intervient de
façon active dans le monde qui l'entoure.
Par-là, les principes
fondamentaux de la philosophie se trouvent bouleversés. Attendu qu'à présent,
l'esprit humain est devenu une chose naturelle comme les autres, qu'il est en
interaction avec le reste de l'univers et lui est attaché par un lien de
causalité en vertu de lois en grande partie connues, il s'insère entièrement dans
le monde des phénomènes de Kant. Il n'y a plus lieu de parler de noumènes ; ils
n'ont plus d'existence. La philosophie se réduit à la théorie de l'expérience,
à la science de l'esprit humain. Il fallait ici développer davantage ce que
Kant avait inauguré. Kant avait toujours opposé nettement l'esprit et la nature
; l'idée que cette séparation n'était que provisoire, destinée seulement à
favoriser la recherche, et qu'il n'y avait aucune différence absolue entre le
spirituel et le matériel, permit de faire avancer la connaissance de la pensée.
Mais seul en était capable un penseur qui avait complètement assimilé la
théorie social-démocrate ; en accomplissant cette tâche par son livre L'essence
du travail intellectuel humain, dont la première édition parut en 1869 et dont
la seconde paraît aujourd'hui, Josef Dietzgen s'est acquis le titre de
philosophe du prolétariat. Mais cela ne fut possible qu'avec le concours du
mode de pensée dialectique que Hegel avait développé ; c'est pourquoi
l'évolution des systèmes philosophiques idéalistes de Kant à Hegel apparaît de
nos jours comme le mouvement initiateur et précurseur de la conception
prolétarienne du monde.
La philosophie de Kant devait
bientôt succomber à son dualisme. Elle avait montré qu'il n'y a de certitude
que dans le domaine du fini, de l'expérience, et que l'esprit s'égare dans des
contradictions dès qu'il veut s'aventurer au-delà. En tant que raison, il
cherche la vérité absolue, mais il ne peut l'atteindre ; il tâtonne dans
l'obscurité, et la critique peut bien lui expliquer la raison de cette
obscurité, mais non lui indiquer son chemin. La dialectique n'est ici que pure
résignation. Il trouve bien par un autre moyen, à partir de sa conscience
morale, une certitude au sujet de ce qui dépasse l'expérience, mais cela reste
un savoir immédiat, une croyance, radicalement séparée de la connaissance
intellectuelle. Surmonter cette séparation tranchée, cette opposition non
résolue, telle fut la tâche du mouvement philosophique qui, se rattachant
directement à Kant, trouva son terme chez Hegel. Le résultat fut l'idée que la
contradiction est la véritable nature de toutes choses ; mais cette
contradiction ne peut pas rester immobile et sans suite ; elle doit être
résolue et dépassée. C'est pourquoi le monde ne peut pas être compris comme un
être immobile, mais uniquement comme processus, activité, changement ; le
processus consiste à égaliser, à chaque fois, les termes opposés sous une forme
supérieure et la contradiction apparaît alors comme le levier d'une évolution
ultérieure. Ce que réalise cet auto-développement dialectique, dans ces
systèmes idéalistes, ce n'est pas le monde matériel, mais l'élément spirituel,
l'idée. Chez Hegel, cette conception prend la forme d'un système universel,
l'auto-développement de l'Absolu, qui est l'Esprit (Dieu) ; d'abord être
indistinct, il développe en lui-même des concepts logiques ; puis il produit
hors de lui son contraire, où il se présente sous une forme autre,
extériorisée, à savoir la nature ; au sein de cette dernière se développent
toutes les formes particulières, toujours selon la voie des oppositions qui
apparaissent et sont résolues sous une forme supérieure. Finalement, sous la
forme de l'esprit humain, il parvient à la conscience de soi, qui, de la même
façon, se développe d'étape en étape supérieure, jusqu'à atteindre, au terme de
son développement, la connaissance de soi-même, le savoir immédiat de l'Absolu.
C'est ce qui se produit inconsciemment dans la religion. La religion, qui
devait se contenter, en tant que croyance, d'une place modeste chez Kant, se
présente ici avec assurance comme la connaissance la plus élevée, supérieure à
tout autre savoir, comme la connaissance immédiate de la vérité absolue (Dieu).
Dans la philosophie, cela s'accomplit consciemment ; et au développement
logique de l'esprit humain correspond l'évolution historique, laquelle trouve
son terme et son but final dans la philosophie hégélienne elle-même.
Ainsi toutes les sciences et
toutes les parties de l'univers sont-elles réunies dans un tout harmonieux par
ce système magistral ; néanmoins, la dialectique révolutionnaire, la théorie du
développement, pour laquelle toute chose finie est transitoire, gardent encore
un caractère conservateur, puisqu'en accédant à la vérité absolue, on fixe un but
à toute l'évolution ultérieure. Tout ce qui était connu à l'époque trouvait sa
place dans ce système, à tel ou tel moment du développement dialectique ; ici,
beaucoup d'anciennes conceptions des sciences de la nature, qui se sont ensuite
révélées inexactes, apparaissent comme des vérités nécessaires, reposant non
sur l'expérience mais sur la déduction. Parce qu'elle donnait l'impression de
rendre inutile la recherche empirique comme source des vérités particulières,
la philosophie de Hegel ne trouva pas beaucoup de crédit auprès des hommes de
science ; en ce domaine, elle a été beaucoup moins féconde qu'elle n'aurait pu
l'être, si, derrière cette fausse apparence, on avait mieux compris sa
véritable signification ; la liaison harmonieuse qu'elle établit entre des
résultats et des disciplines très éloignés les uns des autres.
Son influence sur les sciences
abstraites fut plus grande ; par-là, elle procura à son auteur une place
centrale exceptionnelle dans le monde intellectuel de l'époque. D'un côté, la
conception de l'histoire comme développement et progrès, où tout état antérieur
imparfait conservait une rationalité naturelle en tant que phase préparatoire
nécessaire aux états ultérieurs, était une acquisition importante pour la
science ; d'un autre côté, les développements sur la philosophie du droit et de
la religion étaient en opposition directe avec les besoins et les idées de
l'époque. Dans la philosophie du droit, l'esprit est considérée au moment où il
entre dans la réalité sous forme d'esprit humain, avec pour attribut principal
une volonté libre et consciente. C'est d'abord l'individu qui trouve sa liberté
incarnée dans sa propriété ; il entre en conflit avec d'autres individus
identiques ; leur libre arbitre se traduit dans les déterminations morales.
Dans la mesure où tous les individus sont réunis en une totalité, l'opposition
est dépassée par les unités sociales qui sont la famille, la société bourgeoise
et l'Etat. Ici, les déterminations morales passent de la réalité intérieure à
la réalité extérieure ; en tant qu'expression d'une volonté plus haute, plus
générale, collective, elles prennent place parmi les règles morales
universellement reconnues, parmi les lois naturelles de la société bourgeoise
et les lois autoritaires de l'Etat. Dans ce dernier, dont la forme supérieure
est la monarchie, l'esprit se voit porter, sous la forme de l'idée de l'Etat, au
plus haut niveau de réalité objective.
Le caractère réactionnaire de
la philosophie de Hegel ne réside pas seulement dans cette glorification de
l'Etat et de la royauté, qui fit d'elle, après la Restauration, la philosophie
officielle de la Prusse. Elle était par essence un pur produit de la réaction,
qui représentait, à l'époque, le seul progrès possible après la Révolution. La
réaction fut la première critique sociale et pratique de la société bourgeoise.
Quand celle-ci fut installée solidement et que l'on commença à en voir les
imperfections, ce qui était bon relativement dans l'ancien régime apparut sous
un jour meilleur. La bourgeoisie était effrayée par les conséquences de sa
révolution, reconnaissant sa limite dans le prolétariat ; ayant atteint son
objectif de classe, elle donna un coup d'arrêt à la révolution et voulut bien
accepter pour maîtres l'état féodal et la royauté, dont elle utilisa la
protection, pourvu qu'ils se fissent les serviteurs de ses intérêts. Les forces
de la féodalité qui avaient été auparavant terrassées par le poids de leurs
péchés et la supériorité absolue du nouvel ordre social redressèrent la tête
quand cette critique qui n'était que trop bien fondée leur en donna l'occasion.
Cependant, elles ne purent contenir la Révolution que dans la mesure où elles
en reconnaissaient les limites ; elles furent à même de dominer à nouveau la
bourgeoisie, en se soumettant à cette dernière dès que cela s'imposait ; elles
ne pouvaient plus régner contre mais seulement pour le capitalisme dont la
carence se manifestait par cette domination. La théorie de la restauration
devait donc consister principalement dans une critique radicale de la
philosophie révolutionnaire bourgeoise ; mais celle-ci ne put pas être rejetée
comme fausse absolument. Il fallait reconnaître sa vérité en tant que critique
de l'ordre ancien, mais on mettait en relief l'inexactitude d'une opposition
tranchée entre les erreurs de l'ordre ancien et la vérité du nouveau. La
justesse de cette théorie était elle-même relative, limitée, comme élément
précurseur d'une vérité plus haute, puisqu'elle reconnaissait le même caractère
de vérité temporelle et limitée à l'ordre dont elle avait triomphé. Ainsi les
oppositions se changeaient en moments du développement de la vérité absolue ;
ainsi la dialectique devenait le contenu essentiel et la méthode de la
philosophie post-kantienne ; ainsi c'était précisément les théoriciens de la
réaction qui orientaient la philosophie dans de nouvelles voies et pouvaient
passer pour les précurseurs du socialisme. Mettre en doute et critiquer toutes
les traditions, en mettant prudemment à l'abri la foi menacée, telle avait été
la direction de pensée de la bourgeoisie révolutionnaire ; accepter crédulement
la vérité absolue, la foi orgueilleuse, qui se glorifie elle-même, était celle
de la bourgeoisie réactionnaire. La philosophie de Hegel correspond sur le plan
théorique à la pratique de Metternich et de la Sainte-Alliance.
La pratique de l'Etat policier
prussien qui incarnait les défauts du capitalisme sans ses avantages, donc la
réaction à son plus haut degré, entraîna l'effondrement de la philosophie de
Hegel ; cela se produisit dès que le capitalisme, qui s'était puissamment
renforcé entre-temps, commença à s'insurger pratiquement contre les formes dans
lesquelles la réaction voulait le comprimer. Dans sa critique de la religion,
Feuerbach abandonna les hauteurs de l'abstraction fantastique pour revenir à
l'homme charnel ; Marx démontra que la réalité de la société bourgeoise
consistait dans l'opposition de classes qu'elle renfermait et qui définissait
son caractère à la fois imparfait et transitoire ; et il découvrit dans le
développement de la production matérielle l'évolution historique véritable.
L''esprit absolu qui s'était incarné dans le régime despotique du Vormarz se
révélait être, à présent, l'esprit bourgeois limité, que la société bourgeoise
fait passer pour le but de l'évolution historique. Le principe de Hegel : est
fini tout ce qui doit se supprimer soi-même, fit ses preuves sur sa propre
philosophie, dès qu'on en saisit la finitude et la limitation. On en rejeta la
forme conservatrice, mais on en garda le contenu révolutionnaire, la pensée
dialectique ; elle trouva son dépassement dans le matérialisme dialectique,
selon lequel la vérité absolue se réalise seulement dans le progrès indéfini de
la société et de la connaissance scientifique.
Ainsi, la philosophie de Hegel
n'était pas entièrement rejetée comme fausse ; elle était simplement reconnue
pour ce qu'elle était, une vérité relative et limitée. Les destinées de
l'esprit absolu dans son auto-développement ne sont que la description
fantastique du processus que l'esprit humain réel accomplit en apprenant à
connaître le monde et en y intervenant de façon active. Au lieu d'être le mode
de développement de l'Idée absolue, la dialectique devient, à présent, la seule
méthode de pensée correcte que l'esprit humain réel doit appliquer à la
connaissance du monde réel et à la compréhension du développement social.
L'importance considérable de la philosophie de Hegel, même pour notre époque
actuelle, réside en ceci : une fois dépouillée de tout son côté excessif, elle
constitue la meilleure description de l'esprit humain et de son mode de
travail, la pensée, laissant loin derrière elle les premières contributions
laborieuses de Kant à la théorie de la connaissance.
Mais elle n'a plus de droit à
faire valoir en ce domaine, depuis que Dietzgen a crée les principes
fondamentaux d'une théorie de la connaissance dialectique et matérialiste.
Dietzgen démontra que la pensée dialectique, dont les œuvres de Marx et
d'Engels sont des exemples monumentaux, est indispensable pour la théorie de la
connaissance ; seul ce mode de penser lui permit de conduire cette dernière à
son premier terme et à son achèvement provisoire.
Quand on désigne les
conceptions que Dietzgen a placées dans cet ouvrage, comme étant sa
philosophie, on en dit trop, car elles n'ont pas la prétention de former un
nouveau système philosophique, mais aussi on en dit trop peu, car elles
seraient alors périssables comme les autres systèmes. Le mérite de Dietzgen
consiste à avoir fait de la philosophie une science de la nature, comme Marx
l'avait fait pour l'histoire. De cette façon, l'instrument de la pensée humaine
est débarrassé de l'élément fantastique : il est considéré comme une partie de
la nature et son être particulier, concret, qui se transforme et se développe
au cours de l'histoire, doit être connu toujours plus profondément au moyen de
l'expérience. L'œuvre de Dietzgen se donne elle-même comme une réalisation
finie et provisoire de cet objectif ; en tant que telle, elle devra être
améliorée et perfectionnée par les acquisitions ultérieures de la recherche.
Son œuvre est radicalement différente des philosophies antérieures et leur est
supérieure, précisément parce qu'elle a moins d'ambition ; elle se présente
comme l'acquis de la philosophie, auquel tous les grands penseurs ont
contribué, mais considéré, examiné, rassemblé et reproduit par l'esprit pondéré
d'un socialiste. En même temps, elle communique ce caractère de vérité
imparfaite aux systèmes précédents, qui n'apparaissent plus comme des
spéculations arbitrairement changeantes, mais comme des étapes de la connaissance
progressant selon une relation naturelle et contenant toujours plus de vérité,
toujours moins d'erreur. Hegel avait déjà adopté ce point de vue tellement
supérieur aux autres ; chez lui, cependant, le développement trouvait une fin
auto-contradictoire dans son propre système. Chez Dietzgen également, la
dernière forme se reconnaît elle-même comme la plus élevée ; le pas décisif
qu'elle représente dans l'histoire de la pensée consiste en ce qu'elle est la
première à réaliser cette conception scientifique. L'idée nouvelle selon
laquelle l'esprit de l'homme est un être naturel comme les autres constitue un
progrès essentiel dans la connaissance de l'esprit humain, qui la place au
premier rang de cette histoire ; et un tel progrès ne peut pas être annulé, car
il signifie le désabusement d'une illusion plusieurs fois séculaire. Du fait
que cette conception ne se donne pas pour la vérité absolue, mais pour une
vérité limitée, inachevée, elle ne peut pas s'effondrer, comme se sont
effondrés les systèmes philosophiques précédents. Elle constitue le
prolongement scientifique de la philosophie antérieure, comme l'astronomie fut
le prolongement de l'astrologie et des fantaisies pythagoriciennes et la chimie
le prolongement de l'alchimie. Elle occupe la même place que les anciennes
philosophies et a ceci de commun avec elles, outre le fait qu'elle traite de la
théorie de la connaissance, de nous fournir les principes fondamentaux d'une
conception systématique de l'univers.
En tant qu'elle est socialiste
ou prolétarienne, la conception moderne du monde s'oppose d'une manière
tranchée à la conception bourgeoisie ; l'essentiel de son contenu nous a été
donné par Marx et Engels, Dietzgen développe ici les principes de sa théorie de
la connaissance, son caractère véritable nous est indiqué par les termes ;
matérialiste et dialectique. Son contenu est le matérialisme historique, la
théorie du développement de la société, telle qu'elle a été exposée à grands
traits dans Le Manifeste communiste, développée en détail dans un grand nombre
d'ouvrages et démontrée mieux encore par une multitude de faits. D'une part,
elle nous donne la certitude scientifique que la misère et l'imperfection de la
société actuelle, considérées comme naturelles et inévitables par les
conceptions bourgeoises, ne sont qu'un état transitoire et que l'homme, dans un
avenir proche, s'affranchira de la servitude de ses besoins matériels par la
régulation de la production sociale. D'autre part, cette science de l'homme et
de la société constitue, avec les résultats les plus assurés des sciences de la
nature, un tout, une science globale de l'univers, qui rend superflues toutes
les superstitions et par là renferme en elle la libération théorique, la
libération de l'esprit. Que cette science parvienne à ne laisser en dehors
d'elle que l'illusion, à former une conception du monde satisfaisante et
harmonieuse, nous en trouvons la garantie dans les principes de la théorie de
la connaissance que Dietzgen nous présente. A cet égard, cette dernière fournit
une base solide à notre conception du monde.
Sa première caractéristique
est d'être matérialiste ; par opposition aux systèmes idéalistes de l'âge d'or
de la philosophie allemande, qui voyaient dans le spirituel le fondement de
tout être, cette théorie part de l'être matériel concret. Non qu'elle considère
la matière comme le principe fondamental ; au contraire, elle s'oppose
nettement au matérialisme vulgaire de la bourgeoisie ; elle entend par matière
tout ce qui est réel, donc ce qui est une donnée pour la pensée, y compris les
idées et les chimères. Son principe est l'unité de tous ces êtres concrets ;
ainsi elle donne à l'esprit humain une place équivalente à toutes les autres
parties de l'être ; elle montre que l'esprit est lié à toutes les autres choses
aussi étroitement que celles-ci le sont entre elles, du fait qu'il existe
seulement comme une partie d'un seul et même univers et que tous ses contenus
ne sont que les effets d'autres choses. Par-là, elle constitue la base
théorique du matérialisme historique ; le principe : « la conscience de l'homme
est déterminée par son existence sociale », pouvait encore passer pour une
simple généralisation d'un grand nombre de données historiques, contestable et
imparfaite comme toute théorie scientifique et devant être améliorée par des
expériences ultérieures ; mais, à présent, la complète dépendance de l'esprit
par rapport au reste du monde devient un principe nécessaire de la pensée,
incontestable et immuable, tout comme la causalité. Cela signifie, en même
temps, l'élimination de toute croyance aux miracles ; après avoir été exclus de
la nature depuis longtemps déjà, les miracles sont désormais chassés du domaine
de l'esprit.
L'action éclairante de cette
philosophie prolétarienne consiste en ce qu'elle réfute toute superstition,
démontre l'absurdité de tout culte, quel qu'il soit. Parce qu’ils ne
disposaient que de la connaissance de la nature, au sens le plus étroit, et que
l'essence de l'esprit humain restait pour eux quelque chose de mystérieux, les
philosophes bourgeois des lumières avaient dû s'arrêter en chemin : seule, la
connaissance socialiste fut capable de mener à bien la critique radicale et la
réfutation de la superstition chrétienne, qui consistait précisément dans la
croyance en un esprit surnaturel. Par ses explications dialectiques sur
l'esprit et la matière, le fini et l'infini, Dieu et le monde, Dietzgen a
entièrement élucidé l'élément confus et mystérieux qui jusqu'ici obscurcissait
ces concepts, et réfuté définitivement toutes les croyances supra-sensibles. Cette
critique est tout autant dirigée contre les valeurs bourgeoises : la liberté,
le bien, l'esprit, la force, qui ne sont rien d'autre que des images
fantastiques correspondant à des concepts abstraits d'extension limitée.
Une telle conception ne fut
possible que parce qu'elle établissait, en même temps, comme théorie de la
connaissance, le rapport entre le monde qui nous entoure et l'image que notre
esprit se fait de lui ; à cet égard, Dietzgen fut celui qui acheva l'œuvre
commencée par Hume et par Kant. Prises comme théorie de la connaissance, les
idées qu'il développe ne furent pas seulement la base philosophique du
matérialisme historique mais aussi bien celle de toutes les autres sciences. La
critique détaillée à laquelle il soumit certains écrits scientifiques de
savants réputés montre que Dietzgen avait pleinement conscience de l'importance
de son ouvrage en ce sens ; mais, comme il fallait s'y attendre, la voix d'un
ouvrier socialiste ne parvint pas jusqu'aux amphithéâtres universitaires. Ce
n'est que beaucoup plus tard que des conceptions analogues firent leur
apparition parmi des esprits scientifiques ; et c'est seulement aujourd'hui
que, chez les théoriciens les plus éminents des sciences de la nature, s'est
développé l'idée qu'expliquer ne signifie pas autre chose que décrire les
processus de la nature de la manière la plus simple et la plus complète
possible.
On voit clairement, dans la
théorie de la connaissance, que la pensée dialectique est un moyen
indispensable pour mettre en pleine lumière la nature du savoir. L'esprit est
la faculté de l'unité ; à partir de la réalité concrète, qui est toujours
changeante, perpétuel mouvement, fleuve sans contours, il forme des concepts
abstraits qui sont, par nature, rigides, immobiles, définis, immuables. De là
résulte cette contradiction : les concepts doivent constamment s'adapter aux
aspects nouveaux de la réalité, sans en être totalement capables ; ils doivent
représenter le vivant au moyen de ce qui est mort, l'illimité au moyen de ce
qui a des limites, et ils sont eux-mêmes finis en renfermant, malgré tout, la
nature de l'infini. Cette contradiction est comprise et résolue, dès qu'on
saisit la nature de la faculté de connaître qui est à la fois pourvoir
d'unifier et de distinguer, qui est une partie limitée du tout et, en même
temps, embrasse toutes choses, et dès qu'on a compris, par voie de conséquence,
la nature de l'univers. L'univers est l'unité d'une multiplicité infinie ; par-là,
il rassemble en lui toutes les oppositions, qu'il rend relatives et aplanit ;
il n'y a pas en lui d'oppositions absolues ; mais c'est l'esprit qui, étant
aussi pouvoir de distinguer, les y introduit. La solution pratique des
contradictions réside dans la pratique de la recherche scientifique, avec ses
bouleversements et ses progrès illimités : à chaque instant, celle-ci
transforme, rejette, remplace, améliore, unifie et décompose à nouveau les
concepts ; elle recherche, dans le même temps, une unité toujours plus grande
et une différenciation toujours plus étendue.
Grâce à cette théorie de la
connaissance, le matérialisme dialectique apporte aussi une solution aux
prétendues énigmes de l'univers. Non qu'il résolve toutes les énigmes - il dit
expressément que cette solution ne peut être que l'œuvre du progrès indéfini de
la science, mais il le résout en ce sens qu'il leur enlève leur caractère
mystérieux et qu'il les transforme en tâches pratiques à la solution desquelles
nous parvenons par une progression indéfinie. La pensée bourgeoise ne peut pas
donner une réponse aux énigmes de l'univers ; quelques années après la parution
de cet ouvrage, la science de la nature reconnaissait cette incapacité, dans
l'Ignorabimus de Dubois-Reymond. En résolvant l'énigme de la nature de l'esprit
humain, la philosophie du prolétariat obtient la certitude qu'il n'existe pas,
de façon générale, d'énigmes insolubles.
A la fin de son ouvrage,
Dietzgen nous livre également les principes fondamentaux de notre éthique
nouvelle. Elle part du point de vue que les idées du bien et du mal trouvent leur
origine dans les besoins humains et qu'on appelle véritablement moral ce qui
est généralement conforme à son but ; il devient aussitôt évident que la nature
des théories morales civilisées est de traduire les intérêts de classes. En
même temps, la justification et la rationalité de ces doctrines morales
temporaires se trouvent affirmées, puisqu'elles sont nécessairement issues, à
chaque fois, des besoins de la société. Le lien entre l'homme et la nature est
assuré par le processus du travail social qui est indispensable pour la
satisfaction des besoins. Tant que ces liens furent des chaînes, l'homme était
enchaîné à une morale obscure et surnaturelle ; une fois le processus du
travail connu, maîtrisé et consciemment réglé, ces chaînes doivent tomber et la
morale être remplacée par la reconnaissance rationnelle de tous les besoins
sans exception.
Les écrits philosophiques de
Dietzgen ne semblent pas avoir exercé, jusqu'à présent, une influence
considérable sur le mouvement socialiste ; ils ont sans doute trouvé quantité
d'admirateurs silencieux qu'ils ont beaucoup aidés à clarifier leurs propres
vues, mais leur signification pour la théorie de notre mouvement n'a pas été
comprise. Cela n'est d'ailleurs pas étonnant. Même les écrits économiques de
Marx, dont l'importance était beaucoup plus immédiatement visible, n'ont pas
rencontré une grande compréhension dans les dix premières années qui suivirent
leur parution. Le mouvement s'est développé spontanément et c'est uniquement
grâce à la lucidité de certains dirigeants que la théorie marxiste put exercer,
à l'époque, une influence essentielle et féconde sur le mouvement ouvrier ;
aussi, il n'y a pas lieu de s'étonner si la philosophie du prolétariat, qui
reste derrière l'économie du point de vue de l'utilité immédiate, ne s'est pas
attiré une plus grande attention. C'est seulement après l'abrogation de la loi
sur les socialistes que la compréhension de l'économie et de la politique se
développa dans la classe ouvrière allemande, qui tenait la première place sur le
plan théorique dans le mouvement international ; et même des thèses issues de
la théorie marxiste furent adoptées comme principes fondamentaux du parti. Mais,
pour la plupart de ses porte-parole, c'était encore beaucoup plus la
formulation résumée de convictions pratiques nécessaires que l'émanation d'une
science connue et comprise à fond. Sans aucun doute, il faut tenir compte de la
grande extension du parti et de son activité qui réclamait toutes les forces pour
l'organisation et la direction ; c'est pourquoi tous les jeunes intellectuels
se lancèrent dans le travail pratique, laissant de côté l'étude théorique.
Cette négligence a été payée par les désaccords théoriques de ces dernières
années.
La décrépitude du capitalisme
apparaît si bien, dès à présent, à travers le déclin des partis bourgeois, que
la simple pratique du mouvement socialiste attire dans ses rangs ceux qui ont
l'esprit indépendant et un sentiment de justice. Mais ce passage ne
s'accompagne pas alors de l'assimilation, par une étude sérieuse, de tout le
contenu de la conception prolétarienne du monde ; on la remplace par la
critique de la science socialiste du point de vue bourgeois. On mesure le
marxisme aux normes d'une épistémologie bourgeoise inachevée et les néo[1]kantiens,
ignorant complètement l'acquis de tout un siècle de philosophie, essaient de
rattacher le socialisme à la morale kantienne. On parle même de se réconcilier
avec le christianisme et de renier le matérialisme.
Ce mode de penser bourgeois,
qui s'oppose au marxisme en tant qu'antidialectique et anti-matérialiste, nous
le trouvons aujourd'hui réalisé dans le révisionnisme ; alliant une conception
bourgeoise du monde avec des convictions anticapitalistes, il prend la place de
l'ancien anarchisme et, comme lui, il incarne très souvent les tendances
petites-bourgeoises dans la lutte contre le capitalisme. Pour remédier à une
telle situation, il serait tout à fait nécessaire que l'on s'occupât bien
davantage de la théorie et en particulier des œuvres philosophiques de
Dietzgen.
Marx a découvert la nature du
processus matériel de la production et a établi son importance décisive comme
moteur de l'évolution sociale. Mais il n'a pas expliqué en détail, à partir de
l'essence de l'esprit humain, l'origine du rôle qu'il joue dans ce processus
matériel. Avec la force traditionnelle de la pensée bourgeoise, cette
limitation est une des raisons principales pour lesquelles ses théories ont été
comprises de façon si imparfaite et si déformée. A présent, Dietzgen comble
cette lacune, puisqu'il a pris justement l'essence de l'esprit pour objet de sa
recherche. C'est pourquoi l'étude approfondie des écrits philosophiques de
Dietzgen est un outil essentiel et indispensable pour comprendre les œuvres
fondamentales de Marx et Engels. Les travaux de Dietzgen nous montrent que le
prolétariat détient une arme puissante non seulement dans sa théorie
économique, mais aussi dans sa philosophie. Apprenons à nous en servir.
Leyde, décembre 1902
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