a)
LOIS NATURELLES L'établissement des lois
naturelles par l'homme représente une évolution remarquable de l'intelligence
humaine se libérant de l'explication mystique primitive pour se rapprocher de
l'explication déterministe basée sur l'observation et l'expérience. Par lois
naturelles nous devons entendre la connaissance exacte des rapports invariables
et précis se succédant dans un ordre inéluctable entre les différents aspects
des choses impressionnant notre subjectivité. Cet ordre et cette invariabilité
étant niés par certains philosophes, il est nécessaire de savoir comment on
peut affirmer ou nier l'existence de ces lois et en quoi consiste la
connaissance proprement dite. Connaître quelque chose c'est se faire de ce
quelque chose une représentation, une image ou une série d'images dans l'espace
et dans le temps. Toute image dans l'espace et dans le temps repose sur une
sensation ou plutôt sur un ensemble de sensations, lesquelles, simultanées ou
successives, ont précisément pour résultat de créer en nous les idées d'étendue
et de mouvement. Otons de notre sensibilité toutes les sensations et notre
connaissance sera nulle. Si donc nous entendons par connaissance toutes
sensations perçues par la conscience et si nous ne pouvons supposer, ni
imaginer une autre sorte de connaissance, nous sommes bien obligés d'admettre
que l'affirmation ou la négation des lois naturelles repose sur le sens
particulier que nous donnons au mot connaître qui peut tantôt signifier les
représentations sensuelles, tantôt indiquer une représentation psychique de
l'objectif hors de toute sensation. Ce qui constitue la recherche stérile de la
chose en soi, sorte de casse-tête et de passe-temps métaphysique issus de
l'ignorance et du verbalisme pur. En effet la recherche de la chose en soi peut
se comprendre, soit comme la représentation ultime des choses hors de l'étendue
et de la divisibilité, hors des rythmes et des vibrations, c'est-à-dire hors de
l'espace et du temps qui sont des données essentiellement sensibles, et on se
demande ce qu'une telle représentation peut signifier pour l'intelligence
humaine ; soit comme une représentation sensuelle, une attribution des
modalités synthétiques de l'objectif sensuel à l'extra-sensuel analytique et
insaisissable. Ces deux conceptions aboutissent à deux absurdités manifestes.
La première vient de l'impossibilité de sortir de soi-même et de séparer de nos
représentations l'élément sensuel ou image, ce qui reviendrait à faire de
l'imagination sans image. La deuxième vient de cette proposition qui suppose
que le tout est semblable à la partie, les corps synthétiques égaux à leurs
éléments analytiques ; ce qui égale l'affirmation que chaque cellule du corps
humain ressemble à un homme. Si nous voulons alors comprendre la nature de
notre connaissance sensuelle et ce que l'on peut entendre par réalité et même
par explication, nous devons chercher tout d'abord ce qu'est la vie elle-même,
car la vie précède toute connaissance et toute explication. L'observation d'un
œuf vivant nous montre ce germe formé d'éléments chimiques connus empruntés au
milieu, soumis aux mêmes phénomènes physico[1]chimiques que tous les autres corps, mais
réagissant selon les caractéristiques de toute matière vivante qui est
l'assimilation et l'accroissement. Chaque cellule vivante possède sa formule
chimique et son ou ses rythmes, ses résonances, lesquelles conquièrent,
lorsqu'elles le peuvent, les autres substances susceptibles de vibrer selon
leurs propres modalités et, modifiées à leur tour par cette assimilation, se
trouvent en équilibre avec les autres phénomènes physico-chimiques du milieu
ambiant. Ce milieu n'étant nullement homogène mais, au contraire, hétérogène,
présente des conditions d'existence très variables, parfois opposées au
fonctionnement vital et à sa durée. Nous voyons qu'entre la substance vivante
et le milieu il y a une étroite dépendance puisque l'être vivant est formé de
la substance et de l'énergie de ce milieu, qu'il en subit tous les phénomènes
et se comporte comme un transformateur de substance et d'énergie. Nous pouvons
admettre même que les sensations viennent uniquement de l'influence du milieu
sur l'être vivant et que les sens correspondent à une réaction spéciale de la
substance vivante déterminée par un état particulier du milieu objectif. Nos
sens ont donc été créés par le milieu et leur diversité indique la diversité
des phénomènes objectifs. Les variations du milieu influent donc inévitablement
sur l'être vivant, accélérant son rythme, le ralentissant ou le détruisant.
Tout être vivant actuel est le descendant d'ancêtres dont les réactions ont été
favorables à leur conservation, à côté de maintes autres réactions fatales à
d'autres espèces ou individus. La sélection est donc le résultat final de ces
rythmes qui se heurtent, s'harmonisent ou se détruisent, ne laissant
précisément subsister que ceux dont les successives modifications ont rendu la
coexistence possible. Il ne faut pas entendre autrement l'adaptation sous peine
de tomber dans un finalisme spiritualiste et mystique. Tout être vivant lutte
donc sans arrêt et, lorsqu'il ne meurt pas immédiatement, conserve les traces,
les souvenirs de ses luttes ou de ses victoires. Ces souvenirs représentent les
variations du milieu et les réactions particulières du survivant. Chaque
variation du milieu, bonne ou mauvaise, ne se présente jamais brutalement mais
avec une intensité et une durée variables, de telle sorte que les souvenirs
antérieurs, liés les uns aux autres et mis en action par les phénomènes
objectifs, déclenchent l'action compatible avec la conservation de la vie.
Comme celle-ci est la résultante précisément de cette double action du milieu
sur l'individu et de l’individu sur le milieu, créant une suite ininterrompue
d'équilibres et de déséquilibres, nous voyons qu'il est absolument nécessaire,
pour que les réactions de l'être vivant soient favorables à sa conservation,
que les variations du milieu correspondent à des variations connues
antérieurement ou peu différentes. Toute variation, même nouvelle, contient
donc une part de connu réaction pouvant être en équilibre ou en déséquilibre
plus ou moins néfaste avec la part d'inconnu ; il peut en résulter une
modification avantageuse ou nuisible, mais si toutes les variations objectives
se présentaient de telle sorte qu'elles ne pussent correspondre à aucun
souvenir, à aucune classification connue dans l'espace et dans le temps, la vie
serait impossible par difficulté d'adaptation de l'être vivant au milieu. Cet
exposé rapide nous fait voir que nous ne sommes vivants que parce que les
variations du milieu présentent une certaine constance dans l'espace et dans le
temps. C'est uniquement cette constance qui pour nous constitue la réalité. Qu’il
s'agisse de la substance elle-même classée en corps simples ou de ses
modifications engendrant des phénomènes physico-chimiques, nous cherchons
toujours à retrouver, pour affirmer un fait, une constance, une ressemblance,
un souvenir rattachant ou identifiant le fait présent au fait antérieur.
L'ordre, la régularité, la succession, la durée, la nature des phénomènes se
sont imposés aux êtres vivants, les ont déterminés et façonnés de telle sorte
que les survivants des réactions ancestrales portent dans leur système nerveux
les seules réactions en équilibre avec ces phénomènes, ce qui constitue la
connaissance du milieu. L'évolution cérébrale de l'homme s'effectuant surtout
vers le développement des facultés associatives et abstractives, cette
particularité psychique s'est caractérisée chez lui par des représentations
symboliques de cette constance dans l'espace et dans le temps. Les lois
naturelles sont donc des représentations symboliques déterminées par la
constance des phénomènes objectifs s'imposant à tous les êtres vivants. Comme
nous savons que nos sens correspondent à des états différents de l'objectif,
nous recherchons dans chaque canton sensuel cette constance favorable à notre
adaptation et notre curiosité - issue de la nécessité de projeter les
représentations du passé dans le présent et d'en imaginer l'avenir pour lutter
contre le soudain - nous fait étendre les divers rapports de chaque canton
sensuel aux autres cantons pour trouver entre eux une relation, un lien logique
satisfaisant notre désir d'explication. Celui-ci apparaît donc comme une
nécessité psychique de décomposer les synthèses sensuelles fournies par nos
sens pour en connaître les éléments sensuels particuliers et leur ordre de
groupement et de succession, en supposant que la dernière analyse nous donnera
une constance dans l'espace (représentation qualitative de la chose analysée)
et dans le temps (représentation dynamique d'ordre et de mouvement). Expliquer
quelque chose, c'est en somme faire connaître les différentes qualités des
éléments composant cette chose (en les comparant à des éléments déjà connus) et
l'ordre, l'agencement, le dynamisme particulier de ces éléments se comportant selon
des mécanismes également connus. De la succession de deux faits, de
l'antériorité de l'un et de la postériorité de l'autre, nous déduisons les
relations de causalité et d'effet, lesquelles engendrent inévitablement, par là
réversibilité des faits, les concepts d'équivalence et de conservation ou de
constance des éléments constituant les faits. S'il n'en était ainsi, si l'effet
ne se proportionnait, ni ne se relativisait point à la cause, rien ne nous
paraîtrait cohérent dans l'univers et tout y serait imprévisible et chaotique.
Le concept d’équivalence s'impose donc de lui-même et nous pouvons dire que la
mentalité humaine issue du fonctionnement des choses n'est qu'une résonance
subjective des phénomènes objectifs. Nous n'inventons ni lois naturelles, ni
raisonnement, ni logique, ni mathématique, car toutes ces choses se trouvent
incluses dans les rapports des éléments entre eux et nous ne faisons que les
constater et les découvrir par l'expérience et l'observation. On peut alors se
demander, s'il en est ainsi, pour quelles raisons l'explication mystique a
précédé l'explication objective et même pourquoi celle-ci ne s'est pas
uniquement imposée à l'entendement humain. La cause de cette interprétation
erronée des faits paraît provenir de la faculté d'analyse intérieure fournie
par la conscience, laquelle ne nous fait rien connaître des causes antérieures
subjectives ou objectives déterminant nos vouloirs. Ceux-ci nous apparaissent
alors hors du déterminisme objectif. Les conséquences de cette analyse
introspective et consciente sont considérables, car l'absence de nécessité
déterminante et la constatation d'actes volontaires apparemment inexplicables
ont imprimé aux premières explications abstraites, dépassant le cadre immédiat
de l'expérience vitale, un caractère mystique excluant les nécessités
mécaniques qui apparaissent dans toute observation. De là, ce mélange curieux,
chez les peuples primitifs et chez nombre de nos contemporains, de
connaissances réellement positives et pleines de bon sens concernant la plupart
des actes usuels de la vie, et adaptant celle-ci aux nécessités objectives, et
d'absurdité et de fétichisme concernant les modifications des choses dans
l'espace et dans le temps, hors des possibilités fournies par l'expérience et
la réalité observable. C'est en se débarrassant de cet état d'esprit mystique,
qui imprègne malheureusement la plupart des théories sociales, que nous
pourrons connaître les conditions réelles déterminant les phénomènes
individuels et sociaux. Dans le domaine purement spéculatif les sciences
établissent des représentations assez satisfaisantes du fonctionnement
universel. L'analyse minutieuse des phénomènes paraît, à première vue, nous
transporter hors du sensuel, dans le domaine chicanier de la métaphysique ;
mais il n'y a pas de science sans observation et toute observation repose sur
des sensations. Aussi loin que nous poussions nos recherches, nous finissons par
trouver une limite au-delà de laquelle il n'y a plus de sensuel. Le sens qui
nous sert le mieux en la circonstance est celui de la vue. L'odorat permet bien
de déceler des quantités infimes et des rapports très subtils des substances
entre elles, mais il se prête très mal à des mesures quantitatives. Comme
l'étude objective effectuée par la vue et le tact conduit à la conception
mécanique et cinétique de l'univers, Alfred Binet trouve illogique cette
déformation représentative de l'objectif, qui pourrait, dit-il, être aussi bien
olfactive ou auditive. Son point de vue serait exact si l'univers pouvait en
effet se comprendre et s'expliquer aussi bien et même mieux de cette façon,
mais non seulement il faut voir dans l'explication mécaniste une commodité, comme
le pensait Henri Poincaré, mais encore nous devons penser que cette
représentation psychique n'est produite en nous par le milieu que parce qu'elle
correspond à quelque chose de permanent dans tous les phénomènes, c'est-à-dire
le mouvement. Si en définitive nous trouvons toujours du mouvement dans tout ce
qui vient à notre contact, s'il nous paraît toujours exister dans la lumière,
l'électricité, la radioactivité, la chaleur, le son, le parfum, la sapidité,
etc., alors que souvent quelques-unes de ces caractéristiques font défaut dans
notre perception de l'objectif, il est tout naturel d'en déduire qu'il est la
cause des différentes sensations que nous percevons. Si nous constatons que des
vibrations, des rotations, des ondulations, des chocs se produisant à des
vitesses, des amplitudes, des fréquences, des déplacements précis,
correspondent à des perceptions sensuelles précises, nous aurions tort d'aller
chercher ailleurs la cause de ces sensations qui ne sont que les réactions de
la matière vivante contre ces divers mouvements. Il est alors compréhensible
que des mouvements différents, pris synthétiquement, soient irréductibles entre
eux dans leur synthèse, ce qui est le cas pour le son et la lumière par exemple
qui ne peuvent s'expliquer, ni se comprendre sensuellement, l'un par l'autre,
puisque ces deux mouvements ne se produisent point à la même échelle. Les
vibrations lumineuses s'effectuent à raison de 500 millions de milliards par
seconde, tandis que celles du son varient entre 35 et 75.000. Vouloir les
percevoir par le même sens reviendrait à peu près à vouloir regarder en même
temps un grain de sable et une montagne. Si nous ajoutons que l'étendue n'est
qu'une propriété synthétique de la substance impressionnant nos sens et la
divisibilité notre faculté d'analyse s'exerçant sur cette étendue, nous voyons
qu'au-delà du sensuel il nous est interdit d'employer les mêmes images et les
mêmes processus analytiques, car nous ignorons totalement, nous l'avons déjà
vu, ce que sont les choses hors de nos sens. Et c'est une faute d'expression
que d'avoir baptisé Ether une sorte de nécessité explicative des choses
extra-sensuelles. Les soi-disant contradictions de cet éther, de cette
nécessité sans masse mais, paraît-il, plus rigide que l'acier, sont évidentes
lorsqu'on suppose que cet inconnu, cet élément analytique a les mêmes
propriétés que les corps synthétiques connus. Si, au contraire, nous admettons
que ce qui est hors de nos sens a des propriétés absolument différentes,
comparables à rien de connu ; si nous admettons même que le fait de nous
représenter un millimètre cube d' hydrogène avec ses 36.000.000 de milliards de
molécules ne correspond à rien de précis pour notre imagination sensuelle ; si
nous continuons à admettre que chacune de ces molécules est encore un monde
extrêmement compliqué dont chaque élément peut aussi se décomposer en systèmes
également complexes, nous éviterons d'appliquer comme cause, à ce monde
inconnu, les propriétés matérielles et cinétiques qui en sont au contraire les
effets. Mais notre méconnaissance de l'au-delà sensuel ne nous autorise en rien
à douter de notre connaissance sensuelle. Si la nature ultime du mouvement et
de la substance nous sont inconnues, nous en constatons les effets et leur
déterminisme absolu. L'enchainement des phénomènes, l'équivalence énergétique,
la constance des lois naturelles nous permettent d'utiliser usuellement toutes
les formes de mouvement depuis la vieille énergie mécanique et la chaleur
millénaire jusqu'à la radioactivité, les ondes hertziennes, les rayons X, sans
oublier l'électricité, le magnétisme, la lumière et la mystérieuse pesanteur,
source peut-être de toutes les autres énergies. Par des observations
extrêmement ingénieuses, par des mesures, des calculs, des raisonnements
déductifs et inductifs, des humains parviennent à trouver et découvrir le
fonctionnement, les relations, l'ordre, les équivalences, les constances des
mouvements de la substance constituant 1'espace et le temps. De ce que cette
connaissance, à notre échelle, est exacte, pouvons-nous en déduire que les
explications déterministes sont de nature à satisfaire toutes les curiosités?
Nous savons déjà que ceux qui recherchent la chose en soi ne seront pas
satisfaits ; mais en dehors de ces métaphysiciens, on peut se demander si les
lois naturelles sont immuables, si notre petite durée n'est pas insuffisante
pour oser se représenter et comprendre à notre échelle le fonctionnement
universel lui-même. A ceux qui doutent et tremblent ainsi devant ces problèmes
formidables, il est bon d'opposer le spectacle réconfortant des innombrables
esprits positifs cherchant à situer la position de l'homme dans la nature. Si
l'on compare alors les misérables explications animistes des peuplades
primitives, les sottes et dangereuses explications mystiques et religieuses des
peuples soi-disant semi-civilisés, avec les magnifiques conquêtes de la méthode
objective, on trouve une sorte d'abîme intellectuel entre ces deux
représentations mentales de l'ordre des choses. Avec la méthode objective tout
apparaît cohérent, lié dans l'espace et dans le temps. Le transformisme situe
et explique une évolution compréhensive des formes animales liées aux
évolutions géologiques. Tout se tient, tout se coordonne, toutes les sciences
concourent par leurs observations à la connaissance du fonctionnement
universel. La chimie, la physique, la géologie, la météorologie, l'astronomie,
la paléontologie, la philogénie, l'ontogénie, la physiologie apportent leurs
documents précieux et, par sa méthode déductive et inductive, l'homme remonte
dans le temps, étend sa durée minuscule dans un passé prodigieusement éloigné,
mesure des espaces stellaires et dans toutes ces investigations retrouve
toujours les mêmes manifestations de la substance et du mouvement. Il y a
évidemment des cycles énormes dépassant la durée des êtres vivants et l'univers
peut ainsi présenter des aspects tendant à fausser une compréhension trop
étroite des phénomènes liés à ces cycles évolutifs. Ainsi en est-il du
phénomène d'entropie, lequel consiste en une sorte de perte constante et inévitable
de la tension énergétique se transformant en chaleur dans la manifestation des
phénomènes. Comme la chaleur est un mouvement qui tend précisément à se
diffuser, à perdre sa différence de tension, source et cause de tout phénomène,
pour tendre à l'uniformité, l'on en déduit qu'il y a une évolution universelle
vers l'immobilité. Il est probable qu'il y a là une évolution dynamique en
rapport avec la sénilité des systèmes stellaires faisant partie des cycles
gigantesques où naissent et disparaissent des univers entiers. Notre vie
n'étant peut-être compatible qu'avec cette dernière partie du cycle évolutif,
où s'effectue l'entropie, on en déduit la fin et l'immobilité définitive du
monde. Si, par contre, notre vie s'était manifestée au début du cycle évolutif,
nous aurions probablement trouvé un accroissement progressif de l'énergie et
déduit une tendance au déséquilibre et à l'instabilité perpétuelle. Puisque
rien ne se perd dans ces diverses transformations et que la quantité d'énergie
reste la même, la quantité et la vitesse des mouvements doit également rester
invariable et seule la direction de ces mouvements varie, rendant alors
impossibles certains phénomènes jusqu'au nouveau cycle où se modifient ces
directions. . Si l'humanité vieillit suffisamment dans sa voie expérimentale,
accumulant observations et découvertes, elle connaîtra, peut-être, bien des enchaînements
et des relations que nous ne soupçonnons point. Ces observations, ces
découvertes, ces lois naturelles contrôlées, expérimentées, critiquées,
transmises d'une génération à l’autre, soumises aux nécessités éliminatoires de
l’utilisation pratique, constitueront le seul savoir humain, car écartant le
coefficient individuel d'erreurs sensuelles ou psychiques par la participation
de tous les hommes, elles permettront aux humains, dépouillés de tout
mysticisme, d' adapter leur espèce aux meilleures conditions vitales,
lesquelles sont incluses dans les lois biologiques, fractions elles-mêmes des
lois naturelles manifestations inéluctables du déterminisme universel. b) LOIS
DE CREATION HUMAINE. L'examen impartial des lois créées et subies par les
hommes offre quatre sujets d'études qu'il est intéressant d'approfondir avant
de se prononcer pour ou contre leur utilité ou leur nocivité et, d'autre part,
la connaissance de l'origine et de l'évolution de ces lois peut aider à la
compréhension des formations sociales et à l'amélioration des relations entre
les humains. Ces quatre sujets peuvent se formuler ainsi : 1° Pour quelle
raison les hommes ont-ils stabilisé leur activité sous l'aspect de formules
rigides et invariables, appelées lois, alors que la vie est si manifestement en
perpétuelle évolution? 2° Pourquoi ces lois sont-elles si différentes, si en
opposition ou en contradiction d'un peuple à un autre? 3° Comment se fait-il
que certains hommes seulement, semblables aux autres et faillibles comme eux,
peuvent être considérés comme seuls capables d'élaborer des principes
supérieurs et d'où ces hommes faillibles tirent-ils l'infaillibilité de leurs
lois? 4° Enfin pourquoi les hommes jugés, ou se jugeant incapables de se
conduire selon leur propre volonté personnelle obéissent-ils finalement à la volonté
également personnelle d'un autre homme? Ou, si l'on préfère, pourquoi des
hommes ayant conçu des directives ont-ils besoin de se les faire imposer par
d'autres hommes et placent-ils le motif de leur détermination dans la décision
d'un autre homme plutôt qu'en eux-mêmes et pourquoi faut-il qu'ils
extériorisent leurs désirs sous forme de lois intransigeantes et générales pour
s'y conformer ensuite plutôt que de satisfaire leurs désirs directement et
personnellement sans les objectiver? Avant tout examen de ces questions il
paraît bien évident que les lois n'ont pas toujours existé et que des formes de
vie très rapprochées de la vie animale ont précédé les groupements plus
évolués. Si donc l'état primitif de ces pré-hommes ignorait la loi, celle-ci n'a
pu se créer que sous l'influence des nécessités liées à l'évolution même des
groupements humains et il est puéril et vain d'en nier le fait ou la nécessité,
tout comme il est oiseux de s'élever contre l'utilisation du feu ou la création
du vêtement. L'observation des sociétés encore primitives nous permet de saisir
quelque peu la source de ces complications vitales bien que ces sociétés soient
en réalité très éloignées des débuts véritables et des formes beaucoup plus
simples des premiers groupements humains. Ce qui caractérise ces hommes
primitifs, c'est une sorte de sens pratique, une appréciation très souvent
exacte des faits tombant immédiatement sous les sens, avec une assez grande
ingéniosité, jointes à un mysticisme explicatif sur l'origine, la cause ou les
relations plus ou moins lointaines de ces faits. Alors que l'esprit rationnel
de l'homme évolue, cherche l'enchainement des faits, la succession logique des
phénomènes et que, par l'observation et l'expérience, il acquiert la
connaissance du déterminisme· universel, l'homme primitif reste dominé par la
crainte de l'inconnu et des puissances invisibles qui animent toutes choses et
causent par leur volonté toutes sortes de biens ou de maux. L'intelligence
humaine, beaucoup plus développée que celle des autres animaux, saisissant très
facilement les rapports des choses sensuelles entre elles, ne pouvait aller
au-delà du sensuel et les représentations mentales, associant entre eux des
faits sans relations objectives véritables, firent dépendre quantité
d'événements de causes qui leur étaient totalement étrangères. L'homme ayant
conscience de ses vouloirs dota toute la nature de semblables vouloirs
bienveillants ou hostiles et les rêves ou les hallucinations créant d'une part
un monde fantomatique, certains phénomènes naturels et redoutables tels que le
gel, la foudre, l'obscurité, ou bienfaisants tels que le soleil ou la lumière
furent, d'autre part, la source de croyances anthropomorphiques pleines de
conséquences ultérieures pour les agissements de l'espèce. Pour le primitif,
toute chose devint animée d'une volonté et la lutte pour la vie prit pour lui
un caractère très, différent de ce qu'elle était pour tout autre animal.
D'autre part, les subsistances ne furent presque jamais proportionnées au
nombre des humains et ce déséquilibre, aggravé par l'esprit conquérant de
l'homme, accentua encore davantage la lutte entre les êtres vivants. La vie est
un ensemble de mouvements conquérants, transformant indifféremment et
inlassablement toutes substances assimilables selon ces divers mouvements. Or,
si ces mouvements peuvent se conserver, s'engendrer et se multiplier à
l'infini, la substance assimilable, nécessaire à l'existence de ce dynamisme
particulier, est nettement limitée. Il y a donc lutte entre ces mouvements
vitaux pour conquérir la substance, et tour à tour le végétal et l'animal se
consomment dans des cycles sans fin. L'homme participe inévitablement à cette
lutte, soit qu'il dispute la substance à ses congénères, quand il ne les mange
pas directement, soit qu'il la dispute aux autres animaux. Cette lutte
développa certainement son intelligence, mais elle nécessita l’association. Ces
premières associations, semblables aux autres associations animales, ne
connurent vraisemblablement aucune hiérarchie organisée, parce que la
coordination chez les animaux s'effectue par l'initiative des plus forts et des
plus courageux et par l'imitation. Les besoins étant très limités chez eux, les
actes individuels se différencient peu des actes sociaux et la sélection
éliminant les espèces dont l'activité ne s'adapte point aux circonstances, les
survivants sont précisément ceux chez qui le comportement individuel se confond
avec la conservation de l'espèce, ce qui ne peut avoir lieu que par une
certaine homogénéité psychique des types individuels. Mais l'évolution de
l'intelligence humaine compliqua cette coordination primitive. Tandis que le
crâne de l'homme de Neandertal nous indique un psychisme assez réduit, une
écorce cérébrale partagée entre les fonctions sensitivomotrices et celles de la
pensée véritable, le cerveau de l'homme évolué indique une prépondérance énorme
de la faculté associative puisqu'elle en occupe les deux tiers de la surface
totale. Or, l'homme de Neandertal était lui-même bien supérieur aux autres
animaux. Les conséquences de cette évolution intellectuelle furent précisément
d'individualiser l'être humain, lequel différencié de ses congénères par ses
facultés personnelles et sa sensibilité particulière, s'écarta de ce fait de la
coordination primitive issue de l'homogénéité psychique de l'espèce. Ces
différenciations auraient amené la disparition des groupements humains, car,
divisés par leurs concepts particuliers, les hommes se seraient trouvés en
infériorité devant les espèces mieux armées pour la lutte. Mais, d'une part,
leur nature animale les détermina selon la coordination primitive, c'est-à-dire
que les plus forts et les plus valeureux entrainèrent les autres par imitation
et devinrent des chefs et, d'autre part, les mêmes phénomènes, inexplicables
pour eux, créèrent les mêmes croyances et l’animisme primitif fut la plus
universelle des religions. Nous voyons que, d'un côté, l’imagination humaine
créait inévitablement des divergences et des divisions tendant à affaiblir la
coordination animale primitive autour du chef et, d'un autre côté, le
mysticisme naissant créait un nouveau lien par l’unité des croyances issues des
mêmes réactions psychiques en face des phénomènes objectifs et subjectifs
inexplicables. La vie en commun révéla probablement des aptitudes et des
qualités assez différentes chez les différents membres du groupement. Les plus
expérimentés, les plus rusés ou les plus habiles, sinon les plus forts et les
plus courageux, furent la cause de nombreuses victoires durement mais
profitablement acquises. Ces chefs, plus intelligents que les autres, furent
sans doute, pour la même raison, davantage égarés par leur imagination
explicative. Pendant des millénaires, ces associations mentales ne furent que
d'obscures abstractions transmises par des traditions mêlées de réalisations
pratiques, utiles et avantageuses, au point qu'elles firent partie de
l'expérience ancestrale, de l'activité individuelle ou collective, et se
mêlèrent intimement à la réalité. Mais tandis que cette interprétation mystique
des choses imprégnait la mentalité humaine, les nécessités véritables, beaucoup
plus anciennes et découlant directement des circonstances mêmes de la lutte
pour la vie, façonnaient également cette mentalité selon un processus conforme
au triomphe des plus aptes et des mieux doués, C'est ainsi que se formèrent
lentement les instincts sociaux favorables à la durée des individus et par
conséquent de l'espèce et que les notions de bien et de mal s'objectivèrent
sous la forme d'une morale vague liée au triomphe de la vie sur la mort, de la joie
sur la douleur. Il est difficile de se représenter exactement les premières
explications mystiques ainsi que les premiers groupements humains ; mais cette
double activité peut encore s'observer par des mœurs et des croyances qui nous
paraissent étranges et absurdes, telles que le totémisme, le tabou, le
fétichisme, la sorcellerie, etc. etc... La vie sociale ayant créé une
coordination particulière, celle-ci s’effectua sous les nécessités les plus
impérieuses, variant avec chaque latitude selon les ressources locales, la
nécessité ou les dangers menaçant les individus ; mais, sous des apparences
diverses, ces nécessités objectives s'imposèrent dans des conditions assez
semblables pour tous les humains et la coordination ne put s'effectuer
autrement que par une sorte d'unification des vouloirs, des désirs, des gestes
plus ou moins adaptés réellement au but poursuivi. Si donc chaque tempérament
individuel amenait une variation dans les mœurs sociales, l'ensemble du
groupement, essentiellement déterminé dans sa coordination par ce qui pouvait
être commun et spécifique, restait soumis aux grandes nécessités biologiques et
conservait ainsi une structure d'autant plus solide qu'elle était mieux adaptée
aux faits généraux intéressant tous les membres de ce groupement. Comme la
cohésion et l'orientation ne pouvait s'effectuer sans une personnification
humaine prenant l’initiative et la direction de l'action, il est compréhensible
que cette personnification, exigeant des qualités particulières, créerait une
sorte de supériorité du chef ou du sorcier sur les autres individus. Le
développement et l'importance des groupements, la spécialisation et la division
du travail accentuèrent encore les différences individuelles et les croyances,
les traditions, l'expérience ancestrale ainsi que les pratiques mystiques
longtemps communes furent progressivement transmises, conservées et pratiquées
par ceux que les circonstances déterminèrent à jouer ce rôle directif et
coordinateur. Ainsi, d'une part, la lutte pour la vie matérielle contraignait
l’homme à l'association et cette association ne put être fructueuse que par
l'entente et la coordination créant le fond moral commun aux humains. D'autre
part, sa curiosité développée par le besoin de prévoir et favorisée par son
intelligence, créa l’explication mystique commune aux primitifs et ces deux
activités engendrèrent la hiérarchie des chefs et des sorciers, lesquels
devinrent, par suite de l'évolution des groupements, les hommes d'église et
d'Etat. Il est donc naïf de croire que ceux-ci inventèrent l’Etat et la
religion. La plupart des humains sont encore mystiques et la raison purement
objective, scientifique et expérimentale n'est qu'un acquis récent de
l'humanité. Les hommes ne purent unifier leurs vouloirs que sur des choses
communes, et ce qui leur fut le plus commun, ce furent la faim, la peur, le
besoin d'explication et plus tard l'amitié. Actuellement encore, ils s'unifient
beaucoup plus sous les appels impérieux de la faim et du mysticisme que sous
l'appel de la raison et le fétichisme est à peine dissimulé. Les mouvements de
masse sont sentimentaux et s'effectuent en vertu de l’ancestrale morale
héréditaire, source de la solidarité humaine, faisant responsable tout le clan
de l'acte individuel. Avant la loi écrite il y eut donc la loi non écrite,
presque plus impérieuse et plus tyrannique que l'autre, car elle était écrite
au fond de chaque conscience et ne permettait aucune dérogation. La tyrannie du
tabou est d'ailleurs encore telle qu'on a vu maints primitifs l'ayant enfreint,
plus ou moins volontairement, se laisser mourir de faim, terrorisés par
l'ignorance, la peur et la superstition. S’il est parfois possible de tourner,
plus ou moins, les lois écrites, il est presque impossible, en certaines
régions, de heurter la coutume, les mœurs ou les traditions, car chaque membre
social en est le gardien, l'observateur et le conservateur intransigeant et
l'opinion publique est la plus incessante des tyrannies. L'invention de
l'écriture ne fit qu'attacher un caractère encore plus fétichiste à la
tradition orale, déjà solidement matérialisée par tous les objets des cultes et
des hiérarchies sociales, donnant un caractère mystique et sacré à toutes
sortes de choses ou de matières, mortes ou vivantes, et une valeur toute
conventionnelle à des attributs décoratifs et distinctifs, indiquant la
supériorité ou lui suppléant largement. Il serait sot d’affirmer que l'humanité
ne pouvait évoluer autrement, mais il serait vain de soutenir que, cette
évolution s'étant effectuée dans certaines conditions, elle pouvait s'accomplir
autrement. Nous pouvons maintenant répondre à nos quatre questions. 1° Si les
hommes ont semblé stabiliser leur activité sous formes de lois, alors que la
vie est mouvement, c'est que toute société présente la double activité d'une
vie commune et de vies individuelles. La vie commune, déterminée par les
nécessités collectives et les grandes lois biologiques, présente peu de
variations parce qu'en fait, à travers tous les âges, les hommes furent
toujours déterminés par les mêmes besoins physiques et psychiques, et que les
lois naturelles peu variables dans leur ensemble ont modelé les hommes suivant
un type collectif et spécifique. La lutte pour la subsistance, le déséquilibre
entre les désirs conquérants et les moyens de les satisfaire créèrent toujours
des méfaits identiques dans leurs résultats. La vie est faite de conservation
et de durée et il est tout naturel que l'expérience triomphante des anciens
soit transmise aux jeunes générations. Mais chaque humain a son tempérament
particulier ; son évolution personnelle de l'enfance à la vieillesse est
beaucoup plus rapide que celle de son groupement et son activité propre peut
osciller très rapidement d'une direction à une autre. De là cette impression de
dynamisme, de variabilité, de vitalité opposés à la stabilité collective. Un
milieu composé de gens de tous âges, de tempéraments très différents et
d'activités très dissemblables ne peut présenter une continuité et une durée
certaine que par une homogénéité déterminée par l'hérédité spécifique qui leur
est commune, issue de l'adaptation de l'espèce aux lois naturelles. Toute
société présentera donc toujours des nécessités collectives susceptibles
d'obligations ou de contrats variant selon l'importance et la durée de l'œuvre
sociale envisagée ; mais, en même temps, chaque individualité conservera son
activité personnelle par impossibilité d'association, ou son unicité. Si donc
nous prenons tantôt l'activité individuelle, tantôt l'activité sociale, nous
trouvons inévitablement une opposition entre le contrat (ou la loi) et
l'évolution de la vie. Ce qui aggrave cette opposition, c'est la fixation, la
cristallisation définitive de conventions momentanées, à caractère personnel et
par conséquent transitoire et fortuit, se prolongeant dans le temps, hors des
causes les ayant nécessitées. La vie est faite, nous l'avons vu, d'acquisition
et de conservation et les sociétés ne peuvent vivre qu’en conservant une certaine
continuité dans leurs directives, mais la vie est également faite
d'élimination, de renouvellement et l'esprit trop conservateur, l'inertie, la
passivité, la tendance au moindre effort des humains perpétuent des mœurs que
nous savons néfastes, créées par l'ignorance, la peur et la bestialité! Le
caractère fétichiste des lois et leur intangibilité prolongent la torpeur
intellectuelle des individus, entravent l'initiative et la responsabilité,
nivellent les activités personnelles, s'opposent à toute transformation
profonde et bienfaisante. Tout contrat social devra donc éviter cet écueil
malfaisant, cette cristallisation mortelle et résoudre le double problème,
apparemment paradoxal, de conserver l'acquis social et de faciliter l'évolution
indéfinie des individus, ce qui ne pourrait être résolu que par l'étude de ces
nécessités biologiques délimitant le commun et le durable, du personnel et du
fortuit. 2° La différence des lois et leurs contradictions sont évidemment les
résultats des premiers efforts de l'imagination ayant contribué à l'explication
mystique des choses et des difficultés vitales particulières à chaque habitat.
L'imagination associant plus ou moins heureusement, comme nous le savons, des
faits observés, peut varier à l'infini et il est tout à fait compréhensible que
la diversité des croyances et des lois en soit résulté. L'important pour les
hommes, c'était d'avoir un motif quelconque de coordination et tous les
emblèmes de ralliement, indépendamment de leurs formes et de leurs couleurs,
remplissent également bien cette fonction. Les croyances les plus utiles à ce
but, et conséquemment les plus fidèlement transmises par la tradition, furent
précisément celles dont l'impossibilité de vérification expérimentale permit
les plus ineptes affirmations. Que ce soit le culte du totem, celui des
ancêtres, de l'autel de la Patrie, de l'avenir du Prolétariat sinon celui de
l'Humanité, les foules sentimentales auront longtemps encore, sinon toujours,
besoin, pour les grandes coordinations (à défaut de sagesse et de raison) d'un
emblème dépassant le cadre immédiat de leur activité, laquelle conduit, nous
l'avons vu, à la divergence et à l'unicité. Mais les étrangetés et les
diversités mêmes des lois prouvent l'indifférence de leurs formes et le
caractère artificiel de leur aspect exotérique. Sous ces apparences
contradictoires et absurdes on retrouve toujours, chez les divers peuples, les
nécessités vitales créatrices d'associations matérielles et l'explication
mystique créatrice de liens psychologiques. Ici encore, si nous opposons les
unes aux autres les formes presque toujours déraisonnables des lois, nous ne
trouverons qu'absurdité et incohérence, inharmonie avec les conditions
présentes de la vie. Plus l'individu évolue hors du mysticisme et de la bestialité
primitive et plus l'écart s'agrandit entre le formalisme archaïque des lois et
la raison. Celle-ci ne reconnaît que quelques règles de vie très simples,
dictées par les nécessités objectives qui furent communes aux hommes pendant
des millénaires et façonnèrent identiquement leur conscience spécifique. Tout
le fatras fantasmagorique des lois, imaginé par le mysticisme et l'esprit de
conquête, mais commandé et fixé par le besoin de coordination, se désagrège
sous l'influence de la raison. Seules les nécessités matérielles proportionnées
au nombre et au désir de consommation des groupements humains exigeront des
contrats en rapport avec les difficultés de coordination ct de production. 3°
L'infaillibilité des lois, créées par des hommes faillibles, ne se soutient
plus actuellement puisqu'elles sont sans cesse remaniées par chaque parti au
pouvoir, mais ce caractère sacré se justifiait aisément lorsque la loi civile
et la loi religieuse ne faisaient qu'un, comme cela existe encore chez quelques
peuples fanatiques. Le sorcier primitif et redouté, entouré d'une crainte
superstitieuse, était le dispensateur de calamités que l'on évitait par une
obéissance rémunératrice et généreuse. L'infaillibilité de l'église catholique
et de son chef est universelle et cette sorcellerie savante émet encore la
prétention de représenter la divinité et de nous courber sous son joug
despotique. Si ces vieilleries périmées ne justifient plus leur infaillibilité,
les lois humaines modernes, équilibrant les intérêts opposés des partis et des
individus, ne justifient pas davantage la leur ; mais leur création par des
hommes semblables aux autres et leur caractère quasi-sacré vient, d’une part,
de l'esprit encore mystique et fétichiste des hommes, et de l'autre, de
l'inévitable difficulté de coordination inhérente à tout groupement humain, en
l'absence des directives de sagesse et de raison, et que l'on peut formuler
ainsi : Tout groupement humain doit coordonner ses efforts par une discipline
volontaire ou involontaire. Si la discipline est volontaire, c'est sagesse et
raison. Si la discipline est involontaire, c'est tyrannie et violence. L'une
conduit au contrat volontaire ; l’autre à la loi imposée. Comme les humains ont
encore une mentalité de bête conquérante et mystique, ils ont recours à la
violence. La loi n'est donc plus le produit infaillible d'hommes faillibles,
elle est le triomphe d'un intérêt sur un autre intérêt, d'une nécessité sur une
autre ou d'un esprit de conquête sur un autre esprit de conquête, quand ce
n'est pas sur d'équitables esprits. Ce triomphe ne peut s'assurer que par
l'application intransigeante de la loi et c’est le moindre mal que peuvent
obtenir des hommes déraisonnables. Parfois des hommes de bon sens en bonifient
l'esprit, sinon la lettre ; parfois d'autres personnages en aggravent la
malfaisance dans les deux sens, mais de toutes façons, elle est la
manifestation d'une nécessité sociale, parfois momentanée, intransigeante
elle-même en ses exigences ct qui fait que volontairement ou involontairement
les actes sociaux doivent se coordonner et les désirs conquérants se limiter et
s'équilibrer sous peine de désagrégation des milieux sociaux. 4° Tout ce qui
précède explique aisément l'obéissance de l'homme ; mais si, autrefois, les
attributs du sorcier ou du chef en faisaient des personnages sacrés, les chefs
actuels ne représentent plus qu'un élément indifférent, bien que très
désavantageux, de coordination et une sorte de canalisation et de spéculation
de l'esprit de conquête des individus en leur propre faveur. La fable de
l'huître et des plaideurs est admirablement vraie et repose sur une base
psychologique très profonde. Deux intérêts opposés, deux concepts conquérants
ne peuvent qu'entrer en lutte, se détruire réciproquement ou se soumettre à un
arbitrage plus ou moins onéreux. Peu de groupements et d'individualités même
échappent à cette belliqueuse ou humiliante détermination. Si les hommes ont préféré
l'arbitrage de la loi plutôt que la lutte ouverte et permanente, c'est parce
que, en réalité, cela correspondaitmieux à leur nature artificieuse, prudente
et spéculative et à l'intérêt général mieux satisfait par la ruse que par la
violence perpétuelle. Mais il y a autre chose de plus profond dans
l'objectivation d'un concept général tel que celui du droit ; il y a une
abstraction tendant à exprimer une sorte de rapport universel entre
individualités, à exclure des réactions humaines les points divergents pour ne
laisser subsister que ce qui constitue le lien spécifique et fraternel commun à
tous les humains. Cette tendance à formuler ainsi ces concepts généraux est une
conquête de l'esprit positif, substituant progressivement au pouvoir personnel
et arbitraire des conquérants et des sorciers de tout acabit, une sorte de
directive sociale impersonnelle imposée uniquement par les nécessités déterminant
tous les êtres vivants. Ainsi la coordination humaine présente une curieuse
constance dans son évolution. Alors que l'indifférence individuelle des
premiers hommes rendait cette coordination facile dans le clan primitif par la
solidarité des besoins et des croyances l'intelligence, se libérant de cette
étroite servitude et tendant à détruire toute coordination par son
individualisation excessive, retrouve précisément dans la raison, basée sur
l’instinct social héréditaire, une cause plus efficace de cohésion et
d'homogénéité humaine par l'universalisation de ses concepts et
l'impersonnalisation de ses directives sociales. Mais ce n'est que par
l'éducation de leur volonté et de leur raison que les hommes se débarrasseront
de l'humiliant, du dégradant et malfaisant arbitrage légal et du fétichisme
judiciaire. Ils reconnaîtront alors l'utilité d'une discipline volontaire pour
la limitation de leur esprit de conquête et l'élaboration et l'observation des
contrats assurant un minimum de conservation au milieu social, lequel mieux
coordonné, permettrait, contrairement à l'affirmation des esprits encore
embrumés de mystique, un bien meilleur développement de l'unité individuelle. –
IXIGREC
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