vendredi 7 mai 2021

LOI encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


a)    LOIS NATURELLES L'établissement des lois naturelles par l'homme représente une évolution remarquable de l'intelligence humaine se libérant de l'explication mystique primitive pour se rapprocher de l'explication déterministe basée sur l'observation et l'expérience. Par lois naturelles nous devons entendre la connaissance exacte des rapports invariables et précis se succédant dans un ordre inéluctable entre les différents aspects des choses impressionnant notre subjectivité. Cet ordre et cette invariabilité étant niés par certains philosophes, il est nécessaire de savoir comment on peut affirmer ou nier l'existence de ces lois et en quoi consiste la connaissance proprement dite. Connaître quelque chose c'est se faire de ce quelque chose une représentation, une image ou une série d'images dans l'espace et dans le temps. Toute image dans l'espace et dans le temps repose sur une sensation ou plutôt sur un ensemble de sensations, lesquelles, simultanées ou successives, ont précisément pour résultat de créer en nous les idées d'étendue et de mouvement. Otons de notre sensibilité toutes les sensations et notre connaissance sera nulle. Si donc nous entendons par connaissance toutes sensations perçues par la conscience et si nous ne pouvons supposer, ni imaginer une autre sorte de connaissance, nous sommes bien obligés d'admettre que l'affirmation ou la négation des lois naturelles repose sur le sens particulier que nous donnons au mot connaître qui peut tantôt signifier les représentations sensuelles, tantôt indiquer une représentation psychique de l'objectif hors de toute sensation. Ce qui constitue la recherche stérile de la chose en soi, sorte de casse-tête et de passe-temps métaphysique issus de l'ignorance et du verbalisme pur. En effet la recherche de la chose en soi peut se comprendre, soit comme la représentation ultime des choses hors de l'étendue et de la divisibilité, hors des rythmes et des vibrations, c'est-à-dire hors de l'espace et du temps qui sont des données essentiellement sensibles, et on se demande ce qu'une telle représentation peut signifier pour l'intelligence humaine ; soit comme une représentation sensuelle, une attribution des modalités synthétiques de l'objectif sensuel à l'extra-sensuel analytique et insaisissable. Ces deux conceptions aboutissent à deux absurdités manifestes. La première vient de l'impossibilité de sortir de soi-même et de séparer de nos représentations l'élément sensuel ou image, ce qui reviendrait à faire de l'imagination sans image. La deuxième vient de cette proposition qui suppose que le tout est semblable à la partie, les corps synthétiques égaux à leurs éléments analytiques ; ce qui égale l'affirmation que chaque cellule du corps humain ressemble à un homme. Si nous voulons alors comprendre la nature de notre connaissance sensuelle et ce que l'on peut entendre par réalité et même par explication, nous devons chercher tout d'abord ce qu'est la vie elle-même, car la vie précède toute connaissance et toute explication. L'observation d'un œuf vivant nous montre ce germe formé d'éléments chimiques connus empruntés au milieu, soumis aux mêmes phénomènes physico[1]chimiques que tous les autres corps, mais réagissant selon les caractéristiques de toute matière vivante qui est l'assimilation et l'accroissement. Chaque cellule vivante possède sa formule chimique et son ou ses rythmes, ses résonances, lesquelles conquièrent, lorsqu'elles le peuvent, les autres substances susceptibles de vibrer selon leurs propres modalités et, modifiées à leur tour par cette assimilation, se trouvent en équilibre avec les autres phénomènes physico-chimiques du milieu ambiant. Ce milieu n'étant nullement homogène mais, au contraire, hétérogène, présente des conditions d'existence très variables, parfois opposées au fonctionnement vital et à sa durée. Nous voyons qu'entre la substance vivante et le milieu il y a une étroite dépendance puisque l'être vivant est formé de la substance et de l'énergie de ce milieu, qu'il en subit tous les phénomènes et se comporte comme un transformateur de substance et d'énergie. Nous pouvons admettre même que les sensations viennent uniquement de l'influence du milieu sur l'être vivant et que les sens correspondent à une réaction spéciale de la substance vivante déterminée par un état particulier du milieu objectif. Nos sens ont donc été créés par le milieu et leur diversité indique la diversité des phénomènes objectifs. Les variations du milieu influent donc inévitablement sur l'être vivant, accélérant son rythme, le ralentissant ou le détruisant. Tout être vivant actuel est le descendant d'ancêtres dont les réactions ont été favorables à leur conservation, à côté de maintes autres réactions fatales à d'autres espèces ou individus. La sélection est donc le résultat final de ces rythmes qui se heurtent, s'harmonisent ou se détruisent, ne laissant précisément subsister que ceux dont les successives modifications ont rendu la coexistence possible. Il ne faut pas entendre autrement l'adaptation sous peine de tomber dans un finalisme spiritualiste et mystique. Tout être vivant lutte donc sans arrêt et, lorsqu'il ne meurt pas immédiatement, conserve les traces, les souvenirs de ses luttes ou de ses victoires. Ces souvenirs représentent les variations du milieu et les réactions particulières du survivant. Chaque variation du milieu, bonne ou mauvaise, ne se présente jamais brutalement mais avec une intensité et une durée variables, de telle sorte que les souvenirs antérieurs, liés les uns aux autres et mis en action par les phénomènes objectifs, déclenchent l'action compatible avec la conservation de la vie. Comme celle-ci est la résultante précisément de cette double action du milieu sur l'individu et de l’individu sur le milieu, créant une suite ininterrompue d'équilibres et de déséquilibres, nous voyons qu'il est absolument nécessaire, pour que les réactions de l'être vivant soient favorables à sa conservation, que les variations du milieu correspondent à des variations connues antérieurement ou peu différentes. Toute variation, même nouvelle, contient donc une part de connu réaction pouvant être en équilibre ou en déséquilibre plus ou moins néfaste avec la part d'inconnu ; il peut en résulter une modification avantageuse ou nuisible, mais si toutes les variations objectives se présentaient de telle sorte qu'elles ne pussent correspondre à aucun souvenir, à aucune classification connue dans l'espace et dans le temps, la vie serait impossible par difficulté d'adaptation de l'être vivant au milieu. Cet exposé rapide nous fait voir que nous ne sommes vivants que parce que les variations du milieu présentent une certaine constance dans l'espace et dans le temps. C'est uniquement cette constance qui pour nous constitue la réalité. Qu’il s'agisse de la substance elle-même classée en corps simples ou de ses modifications engendrant des phénomènes physico-chimiques, nous cherchons toujours à retrouver, pour affirmer un fait, une constance, une ressemblance, un souvenir rattachant ou identifiant le fait présent au fait antérieur. L'ordre, la régularité, la succession, la durée, la nature des phénomènes se sont imposés aux êtres vivants, les ont déterminés et façonnés de telle sorte que les survivants des réactions ancestrales portent dans leur système nerveux les seules réactions en équilibre avec ces phénomènes, ce qui constitue la connaissance du milieu. L'évolution cérébrale de l'homme s'effectuant surtout vers le développement des facultés associatives et abstractives, cette particularité psychique s'est caractérisée chez lui par des représentations symboliques de cette constance dans l'espace et dans le temps. Les lois naturelles sont donc des représentations symboliques déterminées par la constance des phénomènes objectifs s'imposant à tous les êtres vivants. Comme nous savons que nos sens correspondent à des états différents de l'objectif, nous recherchons dans chaque canton sensuel cette constance favorable à notre adaptation et notre curiosité - issue de la nécessité de projeter les représentations du passé dans le présent et d'en imaginer l'avenir pour lutter contre le soudain - nous fait étendre les divers rapports de chaque canton sensuel aux autres cantons pour trouver entre eux une relation, un lien logique satisfaisant notre désir d'explication. Celui-ci apparaît donc comme une nécessité psychique de décomposer les synthèses sensuelles fournies par nos sens pour en connaître les éléments sensuels particuliers et leur ordre de groupement et de succession, en supposant que la dernière analyse nous donnera une constance dans l'espace (représentation qualitative de la chose analysée) et dans le temps (représentation dynamique d'ordre et de mouvement). Expliquer quelque chose, c'est en somme faire connaître les différentes qualités des éléments composant cette chose (en les comparant à des éléments déjà connus) et l'ordre, l'agencement, le dynamisme particulier de ces éléments se comportant selon des mécanismes également connus. De la succession de deux faits, de l'antériorité de l'un et de la postériorité de l'autre, nous déduisons les relations de causalité et d'effet, lesquelles engendrent inévitablement, par là réversibilité des faits, les concepts d'équivalence et de conservation ou de constance des éléments constituant les faits. S'il n'en était ainsi, si l'effet ne se proportionnait, ni ne se relativisait point à la cause, rien ne nous paraîtrait cohérent dans l'univers et tout y serait imprévisible et chaotique. Le concept d’équivalence s'impose donc de lui-même et nous pouvons dire que la mentalité humaine issue du fonctionnement des choses n'est qu'une résonance subjective des phénomènes objectifs. Nous n'inventons ni lois naturelles, ni raisonnement, ni logique, ni mathématique, car toutes ces choses se trouvent incluses dans les rapports des éléments entre eux et nous ne faisons que les constater et les découvrir par l'expérience et l'observation. On peut alors se demander, s'il en est ainsi, pour quelles raisons l'explication mystique a précédé l'explication objective et même pourquoi celle-ci ne s'est pas uniquement imposée à l'entendement humain. La cause de cette interprétation erronée des faits paraît provenir de la faculté d'analyse intérieure fournie par la conscience, laquelle ne nous fait rien connaître des causes antérieures subjectives ou objectives déterminant nos vouloirs. Ceux-ci nous apparaissent alors hors du déterminisme objectif. Les conséquences de cette analyse introspective et consciente sont considérables, car l'absence de nécessité déterminante et la constatation d'actes volontaires apparemment inexplicables ont imprimé aux premières explications abstraites, dépassant le cadre immédiat de l'expérience vitale, un caractère mystique excluant les nécessités mécaniques qui apparaissent dans toute observation. De là, ce mélange curieux, chez les peuples primitifs et chez nombre de nos contemporains, de connaissances réellement positives et pleines de bon sens concernant la plupart des actes usuels de la vie, et adaptant celle-ci aux nécessités objectives, et d'absurdité et de fétichisme concernant les modifications des choses dans l'espace et dans le temps, hors des possibilités fournies par l'expérience et la réalité observable. C'est en se débarrassant de cet état d'esprit mystique, qui imprègne malheureusement la plupart des théories sociales, que nous pourrons connaître les conditions réelles déterminant les phénomènes individuels et sociaux. Dans le domaine purement spéculatif les sciences établissent des représentations assez satisfaisantes du fonctionnement universel. L'analyse minutieuse des phénomènes paraît, à première vue, nous transporter hors du sensuel, dans le domaine chicanier de la métaphysique ; mais il n'y a pas de science sans observation et toute observation repose sur des sensations. Aussi loin que nous poussions nos recherches, nous finissons par trouver une limite au-delà de laquelle il n'y a plus de sensuel. Le sens qui nous sert le mieux en la circonstance est celui de la vue. L'odorat permet bien de déceler des quantités infimes et des rapports très subtils des substances entre elles, mais il se prête très mal à des mesures quantitatives. Comme l'étude objective effectuée par la vue et le tact conduit à la conception mécanique et cinétique de l'univers, Alfred Binet trouve illogique cette déformation représentative de l'objectif, qui pourrait, dit-il, être aussi bien olfactive ou auditive. Son point de vue serait exact si l'univers pouvait en effet se comprendre et s'expliquer aussi bien et même mieux de cette façon, mais non seulement il faut voir dans l'explication mécaniste une commodité, comme le pensait Henri Poincaré, mais encore nous devons penser que cette représentation psychique n'est produite en nous par le milieu que parce qu'elle correspond à quelque chose de permanent dans tous les phénomènes, c'est-à-dire le mouvement. Si en définitive nous trouvons toujours du mouvement dans tout ce qui vient à notre contact, s'il nous paraît toujours exister dans la lumière, l'électricité, la radioactivité, la chaleur, le son, le parfum, la sapidité, etc., alors que souvent quelques-unes de ces caractéristiques font défaut dans notre perception de l'objectif, il est tout naturel d'en déduire qu'il est la cause des différentes sensations que nous percevons. Si nous constatons que des vibrations, des rotations, des ondulations, des chocs se produisant à des vitesses, des amplitudes, des fréquences, des déplacements précis, correspondent à des perceptions sensuelles précises, nous aurions tort d'aller chercher ailleurs la cause de ces sensations qui ne sont que les réactions de la matière vivante contre ces divers mouvements. Il est alors compréhensible que des mouvements différents, pris synthétiquement, soient irréductibles entre eux dans leur synthèse, ce qui est le cas pour le son et la lumière par exemple qui ne peuvent s'expliquer, ni se comprendre sensuellement, l'un par l'autre, puisque ces deux mouvements ne se produisent point à la même échelle. Les vibrations lumineuses s'effectuent à raison de 500 millions de milliards par seconde, tandis que celles du son varient entre 35 et 75.000. Vouloir les percevoir par le même sens reviendrait à peu près à vouloir regarder en même temps un grain de sable et une montagne. Si nous ajoutons que l'étendue n'est qu'une propriété synthétique de la substance impressionnant nos sens et la divisibilité notre faculté d'analyse s'exerçant sur cette étendue, nous voyons qu'au-delà du sensuel il nous est interdit d'employer les mêmes images et les mêmes processus analytiques, car nous ignorons totalement, nous l'avons déjà vu, ce que sont les choses hors de nos sens. Et c'est une faute d'expression que d'avoir baptisé Ether une sorte de nécessité explicative des choses extra-sensuelles. Les soi-disant contradictions de cet éther, de cette nécessité sans masse mais, paraît-il, plus rigide que l'acier, sont évidentes lorsqu'on suppose que cet inconnu, cet élément analytique a les mêmes propriétés que les corps synthétiques connus. Si, au contraire, nous admettons que ce qui est hors de nos sens a des propriétés absolument différentes, comparables à rien de connu ; si nous admettons même que le fait de nous représenter un millimètre cube d' hydrogène avec ses 36.000.000 de milliards de molécules ne correspond à rien de précis pour notre imagination sensuelle ; si nous continuons à admettre que chacune de ces molécules est encore un monde extrêmement compliqué dont chaque élément peut aussi se décomposer en systèmes également complexes, nous éviterons d'appliquer comme cause, à ce monde inconnu, les propriétés matérielles et cinétiques qui en sont au contraire les effets. Mais notre méconnaissance de l'au-delà sensuel ne nous autorise en rien à douter de notre connaissance sensuelle. Si la nature ultime du mouvement et de la substance nous sont inconnues, nous en constatons les effets et leur déterminisme absolu. L'enchainement des phénomènes, l'équivalence énergétique, la constance des lois naturelles nous permettent d'utiliser usuellement toutes les formes de mouvement depuis la vieille énergie mécanique et la chaleur millénaire jusqu'à la radioactivité, les ondes hertziennes, les rayons X, sans oublier l'électricité, le magnétisme, la lumière et la mystérieuse pesanteur, source peut-être de toutes les autres énergies. Par des observations extrêmement ingénieuses, par des mesures, des calculs, des raisonnements déductifs et inductifs, des humains parviennent à trouver et découvrir le fonctionnement, les relations, l'ordre, les équivalences, les constances des mouvements de la substance constituant 1'espace et le temps. De ce que cette connaissance, à notre échelle, est exacte, pouvons-nous en déduire que les explications déterministes sont de nature à satisfaire toutes les curiosités? Nous savons déjà que ceux qui recherchent la chose en soi ne seront pas satisfaits ; mais en dehors de ces métaphysiciens, on peut se demander si les lois naturelles sont immuables, si notre petite durée n'est pas insuffisante pour oser se représenter et comprendre à notre échelle le fonctionnement universel lui-même. A ceux qui doutent et tremblent ainsi devant ces problèmes formidables, il est bon d'opposer le spectacle réconfortant des innombrables esprits positifs cherchant à situer la position de l'homme dans la nature. Si l'on compare alors les misérables explications animistes des peuplades primitives, les sottes et dangereuses explications mystiques et religieuses des peuples soi-disant semi-civilisés, avec les magnifiques conquêtes de la méthode objective, on trouve une sorte d'abîme intellectuel entre ces deux représentations mentales de l'ordre des choses. Avec la méthode objective tout apparaît cohérent, lié dans l'espace et dans le temps. Le transformisme situe et explique une évolution compréhensive des formes animales liées aux évolutions géologiques. Tout se tient, tout se coordonne, toutes les sciences concourent par leurs observations à la connaissance du fonctionnement universel. La chimie, la physique, la géologie, la météorologie, l'astronomie, la paléontologie, la philogénie, l'ontogénie, la physiologie apportent leurs documents précieux et, par sa méthode déductive et inductive, l'homme remonte dans le temps, étend sa durée minuscule dans un passé prodigieusement éloigné, mesure des espaces stellaires et dans toutes ces investigations retrouve toujours les mêmes manifestations de la substance et du mouvement. Il y a évidemment des cycles énormes dépassant la durée des êtres vivants et l'univers peut ainsi présenter des aspects tendant à fausser une compréhension trop étroite des phénomènes liés à ces cycles évolutifs. Ainsi en est-il du phénomène d'entropie, lequel consiste en une sorte de perte constante et inévitable de la tension énergétique se transformant en chaleur dans la manifestation des phénomènes. Comme la chaleur est un mouvement qui tend précisément à se diffuser, à perdre sa différence de tension, source et cause de tout phénomène, pour tendre à l'uniformité, l'on en déduit qu'il y a une évolution universelle vers l'immobilité. Il est probable qu'il y a là une évolution dynamique en rapport avec la sénilité des systèmes stellaires faisant partie des cycles gigantesques où naissent et disparaissent des univers entiers. Notre vie n'étant peut-être compatible qu'avec cette dernière partie du cycle évolutif, où s'effectue l'entropie, on en déduit la fin et l'immobilité définitive du monde. Si, par contre, notre vie s'était manifestée au début du cycle évolutif, nous aurions probablement trouvé un accroissement progressif de l'énergie et déduit une tendance au déséquilibre et à l'instabilité perpétuelle. Puisque rien ne se perd dans ces diverses transformations et que la quantité d'énergie reste la même, la quantité et la vitesse des mouvements doit également rester invariable et seule la direction de ces mouvements varie, rendant alors impossibles certains phénomènes jusqu'au nouveau cycle où se modifient ces directions. . Si l'humanité vieillit suffisamment dans sa voie expérimentale, accumulant observations et découvertes, elle connaîtra, peut-être, bien des enchaînements et des relations que nous ne soupçonnons point. Ces observations, ces découvertes, ces lois naturelles contrôlées, expérimentées, critiquées, transmises d'une génération à l’autre, soumises aux nécessités éliminatoires de l’utilisation pratique, constitueront le seul savoir humain, car écartant le coefficient individuel d'erreurs sensuelles ou psychiques par la participation de tous les hommes, elles permettront aux humains, dépouillés de tout mysticisme, d' adapter leur espèce aux meilleures conditions vitales, lesquelles sont incluses dans les lois biologiques, fractions elles-mêmes des lois naturelles manifestations inéluctables du déterminisme universel. b) LOIS DE CREATION HUMAINE. L'examen impartial des lois créées et subies par les hommes offre quatre sujets d'études qu'il est intéressant d'approfondir avant de se prononcer pour ou contre leur utilité ou leur nocivité et, d'autre part, la connaissance de l'origine et de l'évolution de ces lois peut aider à la compréhension des formations sociales et à l'amélioration des relations entre les humains. Ces quatre sujets peuvent se formuler ainsi : 1° Pour quelle raison les hommes ont-ils stabilisé leur activité sous l'aspect de formules rigides et invariables, appelées lois, alors que la vie est si manifestement en perpétuelle évolution? 2° Pourquoi ces lois sont-elles si différentes, si en opposition ou en contradiction d'un peuple à un autre? 3° Comment se fait-il que certains hommes seulement, semblables aux autres et faillibles comme eux, peuvent être considérés comme seuls capables d'élaborer des principes supérieurs et d'où ces hommes faillibles tirent-ils l'infaillibilité de leurs lois? 4° Enfin pourquoi les hommes jugés, ou se jugeant incapables de se conduire selon leur propre volonté personnelle obéissent-ils finalement à la volonté également personnelle d'un autre homme? Ou, si l'on préfère, pourquoi des hommes ayant conçu des directives ont-ils besoin de se les faire imposer par d'autres hommes et placent-ils le motif de leur détermination dans la décision d'un autre homme plutôt qu'en eux-mêmes et pourquoi faut-il qu'ils extériorisent leurs désirs sous forme de lois intransigeantes et générales pour s'y conformer ensuite plutôt que de satisfaire leurs désirs directement et personnellement sans les objectiver? Avant tout examen de ces questions il paraît bien évident que les lois n'ont pas toujours existé et que des formes de vie très rapprochées de la vie animale ont précédé les groupements plus évolués. Si donc l'état primitif de ces pré-hommes ignorait la loi, celle-ci n'a pu se créer que sous l'influence des nécessités liées à l'évolution même des groupements humains et il est puéril et vain d'en nier le fait ou la nécessité, tout comme il est oiseux de s'élever contre l'utilisation du feu ou la création du vêtement. L'observation des sociétés encore primitives nous permet de saisir quelque peu la source de ces complications vitales bien que ces sociétés soient en réalité très éloignées des débuts véritables et des formes beaucoup plus simples des premiers groupements humains. Ce qui caractérise ces hommes primitifs, c'est une sorte de sens pratique, une appréciation très souvent exacte des faits tombant immédiatement sous les sens, avec une assez grande ingéniosité, jointes à un mysticisme explicatif sur l'origine, la cause ou les relations plus ou moins lointaines de ces faits. Alors que l'esprit rationnel de l'homme évolue, cherche l'enchainement des faits, la succession logique des phénomènes et que, par l'observation et l'expérience, il acquiert la connaissance du déterminisme· universel, l'homme primitif reste dominé par la crainte de l'inconnu et des puissances invisibles qui animent toutes choses et causent par leur volonté toutes sortes de biens ou de maux. L'intelligence humaine, beaucoup plus développée que celle des autres animaux, saisissant très facilement les rapports des choses sensuelles entre elles, ne pouvait aller au-delà du sensuel et les représentations mentales, associant entre eux des faits sans relations objectives véritables, firent dépendre quantité d'événements de causes qui leur étaient totalement étrangères. L'homme ayant conscience de ses vouloirs dota toute la nature de semblables vouloirs bienveillants ou hostiles et les rêves ou les hallucinations créant d'une part un monde fantomatique, certains phénomènes naturels et redoutables tels que le gel, la foudre, l'obscurité, ou bienfaisants tels que le soleil ou la lumière furent, d'autre part, la source de croyances anthropomorphiques pleines de conséquences ultérieures pour les agissements de l'espèce. Pour le primitif, toute chose devint animée d'une volonté et la lutte pour la vie prit pour lui un caractère très, différent de ce qu'elle était pour tout autre animal. D'autre part, les subsistances ne furent presque jamais proportionnées au nombre des humains et ce déséquilibre, aggravé par l'esprit conquérant de l'homme, accentua encore davantage la lutte entre les êtres vivants. La vie est un ensemble de mouvements conquérants, transformant indifféremment et inlassablement toutes substances assimilables selon ces divers mouvements. Or, si ces mouvements peuvent se conserver, s'engendrer et se multiplier à l'infini, la substance assimilable, nécessaire à l'existence de ce dynamisme particulier, est nettement limitée. Il y a donc lutte entre ces mouvements vitaux pour conquérir la substance, et tour à tour le végétal et l'animal se consomment dans des cycles sans fin. L'homme participe inévitablement à cette lutte, soit qu'il dispute la substance à ses congénères, quand il ne les mange pas directement, soit qu'il la dispute aux autres animaux. Cette lutte développa certainement son intelligence, mais elle nécessita l’association. Ces premières associations, semblables aux autres associations animales, ne connurent vraisemblablement aucune hiérarchie organisée, parce que la coordination chez les animaux s'effectue par l'initiative des plus forts et des plus courageux et par l'imitation. Les besoins étant très limités chez eux, les actes individuels se différencient peu des actes sociaux et la sélection éliminant les espèces dont l'activité ne s'adapte point aux circonstances, les survivants sont précisément ceux chez qui le comportement individuel se confond avec la conservation de l'espèce, ce qui ne peut avoir lieu que par une certaine homogénéité psychique des types individuels. Mais l'évolution de l'intelligence humaine compliqua cette coordination primitive. Tandis que le crâne de l'homme de Neandertal nous indique un psychisme assez réduit, une écorce cérébrale partagée entre les fonctions sensitivomotrices et celles de la pensée véritable, le cerveau de l'homme évolué indique une prépondérance énorme de la faculté associative puisqu'elle en occupe les deux tiers de la surface totale. Or, l'homme de Neandertal était lui-même bien supérieur aux autres animaux. Les conséquences de cette évolution intellectuelle furent précisément d'individualiser l'être humain, lequel différencié de ses congénères par ses facultés personnelles et sa sensibilité particulière, s'écarta de ce fait de la coordination primitive issue de l'homogénéité psychique de l'espèce. Ces différenciations auraient amené la disparition des groupements humains, car, divisés par leurs concepts particuliers, les hommes se seraient trouvés en infériorité devant les espèces mieux armées pour la lutte. Mais, d'une part, leur nature animale les détermina selon la coordination primitive, c'est-à-dire que les plus forts et les plus valeureux entrainèrent les autres par imitation et devinrent des chefs et, d'autre part, les mêmes phénomènes, inexplicables pour eux, créèrent les mêmes croyances et l’animisme primitif fut la plus universelle des religions. Nous voyons que, d'un côté, l’imagination humaine créait inévitablement des divergences et des divisions tendant à affaiblir la coordination animale primitive autour du chef et, d'un autre côté, le mysticisme naissant créait un nouveau lien par l’unité des croyances issues des mêmes réactions psychiques en face des phénomènes objectifs et subjectifs inexplicables. La vie en commun révéla probablement des aptitudes et des qualités assez différentes chez les différents membres du groupement. Les plus expérimentés, les plus rusés ou les plus habiles, sinon les plus forts et les plus courageux, furent la cause de nombreuses victoires durement mais profitablement acquises. Ces chefs, plus intelligents que les autres, furent sans doute, pour la même raison, davantage égarés par leur imagination explicative. Pendant des millénaires, ces associations mentales ne furent que d'obscures abstractions transmises par des traditions mêlées de réalisations pratiques, utiles et avantageuses, au point qu'elles firent partie de l'expérience ancestrale, de l'activité individuelle ou collective, et se mêlèrent intimement à la réalité. Mais tandis que cette interprétation mystique des choses imprégnait la mentalité humaine, les nécessités véritables, beaucoup plus anciennes et découlant directement des circonstances mêmes de la lutte pour la vie, façonnaient également cette mentalité selon un processus conforme au triomphe des plus aptes et des mieux doués, C'est ainsi que se formèrent lentement les instincts sociaux favorables à la durée des individus et par conséquent de l'espèce et que les notions de bien et de mal s'objectivèrent sous la forme d'une morale vague liée au triomphe de la vie sur la mort, de la joie sur la douleur. Il est difficile de se représenter exactement les premières explications mystiques ainsi que les premiers groupements humains ; mais cette double activité peut encore s'observer par des mœurs et des croyances qui nous paraissent étranges et absurdes, telles que le totémisme, le tabou, le fétichisme, la sorcellerie, etc. etc... La vie sociale ayant créé une coordination particulière, celle-ci s’effectua sous les nécessités les plus impérieuses, variant avec chaque latitude selon les ressources locales, la nécessité ou les dangers menaçant les individus ; mais, sous des apparences diverses, ces nécessités objectives s'imposèrent dans des conditions assez semblables pour tous les humains et la coordination ne put s'effectuer autrement que par une sorte d'unification des vouloirs, des désirs, des gestes plus ou moins adaptés réellement au but poursuivi. Si donc chaque tempérament individuel amenait une variation dans les mœurs sociales, l'ensemble du groupement, essentiellement déterminé dans sa coordination par ce qui pouvait être commun et spécifique, restait soumis aux grandes nécessités biologiques et conservait ainsi une structure d'autant plus solide qu'elle était mieux adaptée aux faits généraux intéressant tous les membres de ce groupement. Comme la cohésion et l'orientation ne pouvait s'effectuer sans une personnification humaine prenant l’initiative et la direction de l'action, il est compréhensible que cette personnification, exigeant des qualités particulières, créerait une sorte de supériorité du chef ou du sorcier sur les autres individus. Le développement et l'importance des groupements, la spécialisation et la division du travail accentuèrent encore les différences individuelles et les croyances, les traditions, l'expérience ancestrale ainsi que les pratiques mystiques longtemps communes furent progressivement transmises, conservées et pratiquées par ceux que les circonstances déterminèrent à jouer ce rôle directif et coordinateur. Ainsi, d'une part, la lutte pour la vie matérielle contraignait l’homme à l'association et cette association ne put être fructueuse que par l'entente et la coordination créant le fond moral commun aux humains. D'autre part, sa curiosité développée par le besoin de prévoir et favorisée par son intelligence, créa l’explication mystique commune aux primitifs et ces deux activités engendrèrent la hiérarchie des chefs et des sorciers, lesquels devinrent, par suite de l'évolution des groupements, les hommes d'église et d'Etat. Il est donc naïf de croire que ceux-ci inventèrent l’Etat et la religion. La plupart des humains sont encore mystiques et la raison purement objective, scientifique et expérimentale n'est qu'un acquis récent de l'humanité. Les hommes ne purent unifier leurs vouloirs que sur des choses communes, et ce qui leur fut le plus commun, ce furent la faim, la peur, le besoin d'explication et plus tard l'amitié. Actuellement encore, ils s'unifient beaucoup plus sous les appels impérieux de la faim et du mysticisme que sous l'appel de la raison et le fétichisme est à peine dissimulé. Les mouvements de masse sont sentimentaux et s'effectuent en vertu de l’ancestrale morale héréditaire, source de la solidarité humaine, faisant responsable tout le clan de l'acte individuel. Avant la loi écrite il y eut donc la loi non écrite, presque plus impérieuse et plus tyrannique que l'autre, car elle était écrite au fond de chaque conscience et ne permettait aucune dérogation. La tyrannie du tabou est d'ailleurs encore telle qu'on a vu maints primitifs l'ayant enfreint, plus ou moins volontairement, se laisser mourir de faim, terrorisés par l'ignorance, la peur et la superstition. S’il est parfois possible de tourner, plus ou moins, les lois écrites, il est presque impossible, en certaines régions, de heurter la coutume, les mœurs ou les traditions, car chaque membre social en est le gardien, l'observateur et le conservateur intransigeant et l'opinion publique est la plus incessante des tyrannies. L'invention de l'écriture ne fit qu'attacher un caractère encore plus fétichiste à la tradition orale, déjà solidement matérialisée par tous les objets des cultes et des hiérarchies sociales, donnant un caractère mystique et sacré à toutes sortes de choses ou de matières, mortes ou vivantes, et une valeur toute conventionnelle à des attributs décoratifs et distinctifs, indiquant la supériorité ou lui suppléant largement. Il serait sot d’affirmer que l'humanité ne pouvait évoluer autrement, mais il serait vain de soutenir que, cette évolution s'étant effectuée dans certaines conditions, elle pouvait s'accomplir autrement. Nous pouvons maintenant répondre à nos quatre questions. 1° Si les hommes ont semblé stabiliser leur activité sous formes de lois, alors que la vie est mouvement, c'est que toute société présente la double activité d'une vie commune et de vies individuelles. La vie commune, déterminée par les nécessités collectives et les grandes lois biologiques, présente peu de variations parce qu'en fait, à travers tous les âges, les hommes furent toujours déterminés par les mêmes besoins physiques et psychiques, et que les lois naturelles peu variables dans leur ensemble ont modelé les hommes suivant un type collectif et spécifique. La lutte pour la subsistance, le déséquilibre entre les désirs conquérants et les moyens de les satisfaire créèrent toujours des méfaits identiques dans leurs résultats. La vie est faite de conservation et de durée et il est tout naturel que l'expérience triomphante des anciens soit transmise aux jeunes générations. Mais chaque humain a son tempérament particulier ; son évolution personnelle de l'enfance à la vieillesse est beaucoup plus rapide que celle de son groupement et son activité propre peut osciller très rapidement d'une direction à une autre. De là cette impression de dynamisme, de variabilité, de vitalité opposés à la stabilité collective. Un milieu composé de gens de tous âges, de tempéraments très différents et d'activités très dissemblables ne peut présenter une continuité et une durée certaine que par une homogénéité déterminée par l'hérédité spécifique qui leur est commune, issue de l'adaptation de l'espèce aux lois naturelles. Toute société présentera donc toujours des nécessités collectives susceptibles d'obligations ou de contrats variant selon l'importance et la durée de l'œuvre sociale envisagée ; mais, en même temps, chaque individualité conservera son activité personnelle par impossibilité d'association, ou son unicité. Si donc nous prenons tantôt l'activité individuelle, tantôt l'activité sociale, nous trouvons inévitablement une opposition entre le contrat (ou la loi) et l'évolution de la vie. Ce qui aggrave cette opposition, c'est la fixation, la cristallisation définitive de conventions momentanées, à caractère personnel et par conséquent transitoire et fortuit, se prolongeant dans le temps, hors des causes les ayant nécessitées. La vie est faite, nous l'avons vu, d'acquisition et de conservation et les sociétés ne peuvent vivre qu’en conservant une certaine continuité dans leurs directives, mais la vie est également faite d'élimination, de renouvellement et l'esprit trop conservateur, l'inertie, la passivité, la tendance au moindre effort des humains perpétuent des mœurs que nous savons néfastes, créées par l'ignorance, la peur et la bestialité! Le caractère fétichiste des lois et leur intangibilité prolongent la torpeur intellectuelle des individus, entravent l'initiative et la responsabilité, nivellent les activités personnelles, s'opposent à toute transformation profonde et bienfaisante. Tout contrat social devra donc éviter cet écueil malfaisant, cette cristallisation mortelle et résoudre le double problème, apparemment paradoxal, de conserver l'acquis social et de faciliter l'évolution indéfinie des individus, ce qui ne pourrait être résolu que par l'étude de ces nécessités biologiques délimitant le commun et le durable, du personnel et du fortuit. 2° La différence des lois et leurs contradictions sont évidemment les résultats des premiers efforts de l'imagination ayant contribué à l'explication mystique des choses et des difficultés vitales particulières à chaque habitat. L'imagination associant plus ou moins heureusement, comme nous le savons, des faits observés, peut varier à l'infini et il est tout à fait compréhensible que la diversité des croyances et des lois en soit résulté. L'important pour les hommes, c'était d'avoir un motif quelconque de coordination et tous les emblèmes de ralliement, indépendamment de leurs formes et de leurs couleurs, remplissent également bien cette fonction. Les croyances les plus utiles à ce but, et conséquemment les plus fidèlement transmises par la tradition, furent précisément celles dont l'impossibilité de vérification expérimentale permit les plus ineptes affirmations. Que ce soit le culte du totem, celui des ancêtres, de l'autel de la Patrie, de l'avenir du Prolétariat sinon celui de l'Humanité, les foules sentimentales auront longtemps encore, sinon toujours, besoin, pour les grandes coordinations (à défaut de sagesse et de raison) d'un emblème dépassant le cadre immédiat de leur activité, laquelle conduit, nous l'avons vu, à la divergence et à l'unicité. Mais les étrangetés et les diversités mêmes des lois prouvent l'indifférence de leurs formes et le caractère artificiel de leur aspect exotérique. Sous ces apparences contradictoires et absurdes on retrouve toujours, chez les divers peuples, les nécessités vitales créatrices d'associations matérielles et l'explication mystique créatrice de liens psychologiques. Ici encore, si nous opposons les unes aux autres les formes presque toujours déraisonnables des lois, nous ne trouverons qu'absurdité et incohérence, inharmonie avec les conditions présentes de la vie. Plus l'individu évolue hors du mysticisme et de la bestialité primitive et plus l'écart s'agrandit entre le formalisme archaïque des lois et la raison. Celle-ci ne reconnaît que quelques règles de vie très simples, dictées par les nécessités objectives qui furent communes aux hommes pendant des millénaires et façonnèrent identiquement leur conscience spécifique. Tout le fatras fantasmagorique des lois, imaginé par le mysticisme et l'esprit de conquête, mais commandé et fixé par le besoin de coordination, se désagrège sous l'influence de la raison. Seules les nécessités matérielles proportionnées au nombre et au désir de consommation des groupements humains exigeront des contrats en rapport avec les difficultés de coordination ct de production. 3° L'infaillibilité des lois, créées par des hommes faillibles, ne se soutient plus actuellement puisqu'elles sont sans cesse remaniées par chaque parti au pouvoir, mais ce caractère sacré se justifiait aisément lorsque la loi civile et la loi religieuse ne faisaient qu'un, comme cela existe encore chez quelques peuples fanatiques. Le sorcier primitif et redouté, entouré d'une crainte superstitieuse, était le dispensateur de calamités que l'on évitait par une obéissance rémunératrice et généreuse. L'infaillibilité de l'église catholique et de son chef est universelle et cette sorcellerie savante émet encore la prétention de représenter la divinité et de nous courber sous son joug despotique. Si ces vieilleries périmées ne justifient plus leur infaillibilité, les lois humaines modernes, équilibrant les intérêts opposés des partis et des individus, ne justifient pas davantage la leur ; mais leur création par des hommes semblables aux autres et leur caractère quasi-sacré vient, d’une part, de l'esprit encore mystique et fétichiste des hommes, et de l'autre, de l'inévitable difficulté de coordination inhérente à tout groupement humain, en l'absence des directives de sagesse et de raison, et que l'on peut formuler ainsi : Tout groupement humain doit coordonner ses efforts par une discipline volontaire ou involontaire. Si la discipline est volontaire, c'est sagesse et raison. Si la discipline est involontaire, c'est tyrannie et violence. L'une conduit au contrat volontaire ; l’autre à la loi imposée. Comme les humains ont encore une mentalité de bête conquérante et mystique, ils ont recours à la violence. La loi n'est donc plus le produit infaillible d'hommes faillibles, elle est le triomphe d'un intérêt sur un autre intérêt, d'une nécessité sur une autre ou d'un esprit de conquête sur un autre esprit de conquête, quand ce n'est pas sur d'équitables esprits. Ce triomphe ne peut s'assurer que par l'application intransigeante de la loi et c’est le moindre mal que peuvent obtenir des hommes déraisonnables. Parfois des hommes de bon sens en bonifient l'esprit, sinon la lettre ; parfois d'autres personnages en aggravent la malfaisance dans les deux sens, mais de toutes façons, elle est la manifestation d'une nécessité sociale, parfois momentanée, intransigeante elle-même en ses exigences ct qui fait que volontairement ou involontairement les actes sociaux doivent se coordonner et les désirs conquérants se limiter et s'équilibrer sous peine de désagrégation des milieux sociaux. 4° Tout ce qui précède explique aisément l'obéissance de l'homme ; mais si, autrefois, les attributs du sorcier ou du chef en faisaient des personnages sacrés, les chefs actuels ne représentent plus qu'un élément indifférent, bien que très désavantageux, de coordination et une sorte de canalisation et de spéculation de l'esprit de conquête des individus en leur propre faveur. La fable de l'huître et des plaideurs est admirablement vraie et repose sur une base psychologique très profonde. Deux intérêts opposés, deux concepts conquérants ne peuvent qu'entrer en lutte, se détruire réciproquement ou se soumettre à un arbitrage plus ou moins onéreux. Peu de groupements et d'individualités même échappent à cette belliqueuse ou humiliante détermination. Si les hommes ont préféré l'arbitrage de la loi plutôt que la lutte ouverte et permanente, c'est parce que, en réalité, cela correspondaitmieux à leur nature artificieuse, prudente et spéculative et à l'intérêt général mieux satisfait par la ruse que par la violence perpétuelle. Mais il y a autre chose de plus profond dans l'objectivation d'un concept général tel que celui du droit ; il y a une abstraction tendant à exprimer une sorte de rapport universel entre individualités, à exclure des réactions humaines les points divergents pour ne laisser subsister que ce qui constitue le lien spécifique et fraternel commun à tous les humains. Cette tendance à formuler ainsi ces concepts généraux est une conquête de l'esprit positif, substituant progressivement au pouvoir personnel et arbitraire des conquérants et des sorciers de tout acabit, une sorte de directive sociale impersonnelle imposée uniquement par les nécessités déterminant tous les êtres vivants. Ainsi la coordination humaine présente une curieuse constance dans son évolution. Alors que l'indifférence individuelle des premiers hommes rendait cette coordination facile dans le clan primitif par la solidarité des besoins et des croyances l'intelligence, se libérant de cette étroite servitude et tendant à détruire toute coordination par son individualisation excessive, retrouve précisément dans la raison, basée sur l’instinct social héréditaire, une cause plus efficace de cohésion et d'homogénéité humaine par l'universalisation de ses concepts et l'impersonnalisation de ses directives sociales. Mais ce n'est que par l'éducation de leur volonté et de leur raison que les hommes se débarrasseront de l'humiliant, du dégradant et malfaisant arbitrage légal et du fétichisme judiciaire. Ils reconnaîtront alors l'utilité d'une discipline volontaire pour la limitation de leur esprit de conquête et l'élaboration et l'observation des contrats assurant un minimum de conservation au milieu social, lequel mieux coordonné, permettrait, contrairement à l'affirmation des esprits encore embrumés de mystique, un bien meilleur développement de l'unité individuelle. –

 

 

IXIGREC

Aucun commentaire: