Avertissement
Peut-être faut-il s’excuser,
en tant que non-autrichien de prendre la parole sur la question des
nationalités. Si c’était une question purement autrichienne, personne qui ne
connaisse fort précisément la situation pratique et n’y soit contraint par la
pratique même ne se mêlerait de l’examiner. Mais elle revêt sans cesse une
importance accrue pour d’autres pays également. Et grâce aux écrits des
théoriciens autrichiens, surtout grâce à l’œuvre précieuse d’Otto Bauer : La
question des nationalités et la social-démocratie, elle a cessé de concerner
exclusivement la pratique autrichienne pour devenir une question de théorie
socialiste générale. A présent cette question, la façon de la traiter et ses
conséquences ne peuvent que susciter un très grand intérêt chez tout socialiste
qui considère la théorie comme le fil directeur de notre pratique ; à présent
on peut aussi émettre des jugements et des critiques en dehors de la pratique
autrichienne spécifique. Comme il nous faut combattre ici certaines des
conclusions de Bauer, mentionnons au préalable que cela ne diminue en rien la
valeur de son ouvrage ; son importance ne réside pas dans le fait qu'il établit
en ce domaine des résultats définitifs et inattaquables, mais qu'il crée les
fondements d'un débat et d'une discussion ultérieurs sur cette question. Cette
discussion semble actuellement particulièrement opportune. La crise séparatiste
remet la question des nationalités à l'ordre du jour dans le parti et nous
oblige à réexaminer ces questions, à revoir notre point de vue de fond en
comble. Et peut-être un débat sur les fondements théoriques ne sera-t-il pas
ici tout à fait inutile ; c'est pour ce débat que nous espérons, par cette
étude, apporter notre concours aux camarades autrichiens. Que le camarade
Strasser soit parvenu dans son étude L'ouvrier et la nation aux mêmes
conclusions que nous, par une voie tout à fait différente, à partir de la
pratique autrichienne (guidé certes par la même conception marxiste de base) a
joué un rôle déterminant dans la publication de la présente brochure. Nos
travaux peuvent donc se compléter pour étayer ce point de vue.
I.
La
nation et ses mutations
Conception bourgeoisie et conception
socialiste
Le
socialisme est une nouvelle conception scientifique du monde humain qui se distingue
fondamentalement de toutes les conceptions bourgeoises. Le mode bourgeois de
représentation considère les différents complexes et institutions du monde
humain soit comme des produits de la nature – les encense ou les condamne selon
qu'ils apparaissent en conformité ou en contradiction avec la « nature humaine
éternelle » – soit comme des produits du hasard ou de l'arbitraire humain qui
peuvent être transformés à loisir par d'artificielles mesures de violence. En
revanche, la social-démocratie les considère comme des produits issus
naturellement du développement de la société humaine. Alors que la nature est
pratiquement inchangeable – la genèse des espèces animales les unes par rapport
aux autres s'est effectuée dans une immense durée – la société humaine est
soumise à un développement rapide et constant. Car son fondement – le travail
afin d'assurer la survie – a dû sans cesse emprunter d'autres formes au fur et
à mesure que les outils se perfectionnaient ; la vie économique était
bouleversée, de nouvelles représentations et de nouvelles idées, un nouveau
droit, de nouvelles institutions politiques en surgissaient. C'est donc là que
réside l'opposition entre les conceptions bourgeoise et socialiste : là un
caractère immuable de par la nature et en même temps l'arbitraire ; ici un
devenir et les mutations incessantes, d'après des lois établies, sur la base du
travail, du mode économique.
C'est
aussi valable pour la nation. La conception bourgeoise voit dans la diversité
des nations des différences naturelles entre les hommes ; les nations sont des
groupes constitués par la communauté de la race, de l'origine, de la langue.
Mais en même temps, elle croit pouvoir, par des mesures politiques de
coercition, ici opprimer des nations, là élargir son domaine aux dépens
d'autres nations. La social-démocratie considère les nations comme des groupes
humains qui sont devenus une unité par leur histoire commune. Le développement
historique a produit les nations dans leurs limites et dans leur particularité
; il produit également le changement du sens et de l'essence de la nation en
général avec le temps et les conditions économiques. Ce n'est qu'à partir des
conditions économiques qu'on peut comprendre l'histoire et le développement de
la nation et du principe national.
Du
point de vue socialiste, c'est Otto Bauer qui dans son ouvrage La question des
nationalités et la social-démocratie, qui a fourni l'analyse la plus
approfondie ; son exposé constitue le point de départ indispensable pour
continuer d'examiner et de discuter des questions nationales. Dans cet ouvrage,
le point de vue socialiste est formulé de la manière suivante : « Ainsi la
nation n'est plus pour nous un objet figé, mais un processus en devenir,
essentiellement déterminé par les conditions dans lesquelles les hommes luttent
pour leur survie et pour la préservation de l'espèce » (p. 120).
Et un
peu plus loin : « La conception matérialiste de l'histoire peut considérer la
nation comme le produit jamais achevé d'un processus qui se poursuit et qui est
mû en dernière instance par les conditions de la lutte de l'homme avec la
nature, les mutations des forces productives humaines, les modifications des
rapports du travail humain. Cette conception fait de la nation ce qui est
historique en nous » (p. 122).
Le caractère
national est de l'« histoire figée ».
La nation en tant que communauté de destin
Bauer
définit fort judicieusement la nation comme « l'ensemble des hommes reliés par
une communauté de destin en une communauté de caractère ». Cette formule a
souvent été attaquée mais à tort, car elle est parfaitement exacte. Le
malentendu réside toujours dans le fait que l'on confond similitude et
communauté. Communauté de destin ne signifie pas soumission à un destin
identique mais expérience commune d'un même destin à travers des échanges
constants, dans une réciprocité continuelle. Les paysans de Chine, d'Inde et
d'Egypte convergent par la similitude de leur mode économique ; ils ont le même
caractère de classe et cependant, il n'y a pas trace de communauté. En revanche,
les petits bourgeois, les négociants, les ouvriers, les propriétaires terriens
nobles, les paysans d'Angleterre s'ils présentent tant de différences de
caractère résultant de leur position de classe différente, n'en constituent pas
moins une communauté ; l'histoire vécue ensemble, l'influence réciproque qu'ils
ont exercée les uns sur les autres, fût-ce sous la forme de luttes, le tout par
la médiation de la langue commune, en font une communauté de caractère, une
nation. En même temps le contenu spirituel de cette communauté, la culture
commune, est légué par les générations antérieures aux générations suivantes
grâce à la langue écrite.
Cela
ne signifie nullement qu'il y a similitude de caractère au sein de la nation.
Au contraire, il peut y avoir de grandes différences de caractère, selon la
classe ou le lieu d'habitation. Le paysan allemand et le grand capitaliste
allemand, le Bavarois et l'habitant d'Oldenburg ont des différences de
caractère manifestes ; et pourtant, ils n'en font pas moins partie de la nation
allemande. Cela ne veut pas dire non plus qu'il n'y ait pas d'autres
communautés de caractère que les nations. Il n'est bien sûr pas question ici
des associations ad hoc, limitées dans le temps telles les sociétés par actions
ou les syndicats. Mais toute organisation humaine qui est une union durable,
léguée de génération en génération constitue une communauté de caractère née
d'une communauté de destin.
Les
communautés religieuses en offrent un autre exemple. Elles sont aussi de «
l'histoire figée ». Elles ne sont pas simplement un groupe de personnes de même
confession qui se sont réunies dans un but religieux. Car on naît pour ainsi
dire dans son église et l'on passe relativement rarement de l’une à l’autre.
Mais à l'origine la communauté religieuse comprenait tous ceux qui étaient liés
socialement d'une manière ou d'une autre – par l'origine, le village ou la
classe – ; la communauté des intérêts et des conditions d’existence créait en
même temps une communauté des représentations de base qui revêtaient une forme
religieuse. Elle créait également le lien des devoirs réciproques, de la
fidélité et de la protection entre l’organisation et ses membres. La communauté
de religion était l’expression d'une appartenance sociale – il en était ainsi dans
les communautés tribales primitives comme dans l’église du Moyen Age. Les
communautés religieuses nées à l'époque de la Réforme, les Eglises et les
sectes protestantes étaient des organisations de la lutte des classes contre
l'Eglise dominante et entre elles ; elles correspondaient donc dans une
certaine mesure aux partis politiques actuels. Par conséquent, les différentes
confessions religieuses exprimaient alors quelque chose de vivant, des intérêts
réels, profondément ressentis ; on pouvait être converti à une autre foi de la
même manière qu’aujourd’hui on passe d’un parti à l’autre. Depuis, ces
organisations se sont pétrifiées en communautés de foi où seule la couche
dirigeante, le clergé, entretient en son sein des relations qui se situent
au-dessus de l'Eglise toute entière. La communauté d'intérêts a disparu ; à
l'intérieur de chaque Eglise, de nombreuses classes et contradictions de
classes ont émergé avec le développement social. L'organisation religieuse est
devenue de plus en plus une enveloppe vide, et la profession de foi, une
formule abstraite dépourvue de contenu social. D'autres organisations ont pris
sa place en tant qu'unions vivantes d'intérêts. Ainsi la communauté religieuse
constitue un groupe dont la communauté de destin appartient de plus en plus au
passé et se dissout progressivement. La religion est elle aussi un sédiment de
ce qui est historique en nous.
La
nation n'est donc pas la seule communauté de caractère issue d'une communauté
de destin, mais seulement l'une de ses formes et parfois il est difficile de la
distinguer des autres sans ambiguïté. Il est oiseux de chercher à savoir
quelles sont les unités d'organisation des hommes, surtout dans les temps
anciens, que l'on peut qualifier de nation. Les unités tribales primitives,
grandes ou petites, étaient des communautés de caractère et de destin au sein
desquelles les caractéristiques, les mœurs, la culture et le parler étaient
héréditaires. Il en est de même pour les communes villageoises ou les régions
de la paysannerie du Moyen Age. Otto Bauer décèle au Moyen Age, à l'époque des
Hohenstaufen la « nation allemande » dans la communauté politique et culturelle
de la noblesse allemande. Par ailleurs, l'Eglise médiévale avait de nombreux
traits qui en faisaient une sorte de nation : elle était la communauté des
peuples européens, avec une histoire commune et des représentations communes,
ayant même une langue commune, le latin d'Eglise qui permettait qu'une
influence réciproque s'exerce entre les gens cultivés, l'intelligentsia dominante
de toute l'Europe, et qui les unissait en une communauté de culture. Ce n'est
que dans la dernière partie du Moyen Age qu'émergent progressivement les
nations au sens moderne du terme, avec une langue nationale propre, une unité
et une culture nationale.
La
langue commune est en tant que lien vivant entre les hommes l'attribut le plus
important de la nation ; mais les nations n'en sont pas pour autant identiques
aux groupes humains de même langue. En dépit d'une même langue, les Anglais et
les Américains sont deux nations qui ont chacune une histoire différente, deux
communautés de destin différentes qui présentent une diversité notable de
caractère national. Il est tout aussi suspect de compter les Suisses allemands
comme faisant partie d'une nation allemande commune qui engloberait tous les
germanophones. Quelle que soit la quantité d'éléments de culture qu'une langue
écrite identique ait permis d'échanger, le destin a séparé Suisses et Allemands
depuis plusieurs siècles. Le fait que les uns soient les citoyens libres d'une
république démocratique et que les autres aient vécu successivement sous la
tyrannie de petits potentats, sous la domination étrangère et sous la pression
du nouvel Etat policier allemand devait leur conférer, bien qu'ils lisent les
mêmes écrivains, un caractère très différent et l'on ne saurait parler d'une
communauté de destin et de caractère. L'aspect politique est encore plus
évident chez les Hollandais ; l'essor économique rapide des provinces maritimes
qui se sont entourées du côté de la terre ferme d'un rempart de provinces sous
leur dépendance, pour devenir un puissant Etat marchand, une entité politique,
a fait du bas-allemand une langue écrite moderne particulière, mais seulement
pour une petite partie séparée de la masse de ceux qui parlent bas-allemand ;
tous les autres en sont restés exclus par la séparation politique et ont
adopté, en tant que parties de l'Allemagne soumises à une histoire politique
commune, la langue écrite haut-allemande et la culture haut-allemande. Si
malgré une longue indépendance de leur propre histoire et bien qu'ils n'aient
pas partagé les plus importantes des destinées les plus récentes des Allemands
du Reich, les Allemands d'Autriche continuent à souligner leur germanité, cela
est dû essentiellement à leur position de lutte face aux autres nations
d'Autriche.
La nation paysanne et la nation moderne
On
qualifie souvent les paysans de gardiens inébranlables de la nationalité. Mais
en même temps, Otto Bauer les qualifie d'arrière-plan de la nation qui ne
participe pas à la culture nationale. Cette contradiction révèle d'emblée que
ce qui est « national » dans la paysannerie est tout autre chose que ce qui
constitue les nations modernes. Certes, la nationalité moderne est issue de la
nationalité paysanne, mais elle en diffère fondamentalement.
Dans
l'ancienne économie naturelle des paysans, l'unité économique est réduite à sa
plus petite mesure ; l'intérêt ne dépasse pas les limites du village ou de sa
vallée. Chaque district constitue une communauté qui n'entretient presque pas
de rapports avec les autres, une communauté ayant sa propre histoire, ses mœurs
propres, son propre dialecte, son propre caractère. Peut-être chacune d'elles
est-elle apparentée à celles des districts voisins, mais il n'y a plus entre
elles d'influence réciproque. Le paysan tient très fort à cette spécificité de
sa communauté. Dans la mesure où son économie n'a rien à voir avec le monde
extérieur, dans la mesure où ses semailles et sa moisson ne sont
qu'exceptionnellement touchées par les vicissitudes des événements politiques,
toutes les influences de l'extérieur glissent sur lui sans laisser de trace.
Car il ne se sent nullement concerné et demeure passif ; elles ne pénètrent pas
dans son moi intime. Seul est susceptible de modifier sa nature ce que l'homme
saisit activement, ce qui le contraint à se changer lui-même et ce à quoi il
participe de par son propre intérêt. C'est pourquoi le paysan conserve sa
particularité contre toutes les influences du monde extérieur, il demeure «
sans histoire » aussi longtemps que son économie reste autarcique. Mais dès
qu'il est attiré dans l'engrenage du capitalisme et placé dans d'autres
conditions - qu'il devienne bourgeois ou ouvrier, ou que le paysan se mette à
dépendre du marché mondial et entre en contact avec le reste du monde - dès
qu'il acquiert de nouveaux intérêts, le caractère indestructible de l'ancienne
particularité se perd. Il s'intègre à la nation moderne, il devient membre
d'une communauté de destin plus vaste, d'une nation au sens moderne.
On
parle souvent de cette paysannerie comme si les générations précédentes avaient
déjà appartenu à cette même nation à laquelle appartiennent leurs descendants
sous le capitalisme. Le terme de « nations sans histoire » sous-entend la conception
selon laquelle les Tchèques, les Slovènes, les Polonais, les Ruthènes, les
Russes étaient depuis toujours autant de nations différentes et spécifiques,
mais qu'en quelque sorte, ils ont longtemps dormi en tant que nations. En fait,
on ne peut parler des Slovènes par exemple que comme d'un certain nombre de
groupes ou de districts aux dialectes apparentés sans que ces groupes aient
constitué une unité ou une communauté véritable. Ce que le nom comporte
d'exact, c'est qu'en règle générale le dialecte décide de la nation dans
laquelle vont s'incorporer les descendants. Mais l'évolution réelle décide en
dernière analyse si les Slovènes et les Serbes, les Russes et les Ruthènes
doivent devenir une communauté nationale avec une langue écrite et une culture
communes ou deux nations séparées. Ce n'est pas la langue qui est décisive,
mais le processus de développement politico-économique. On peut tout aussi peu
dire que le paysan de basse Saxe est le gardien fidèle de la nationalité
allemande ou - selon l'endroit où il habite par rapport à la frontière - de la
nationalité hollandaise, il ne préserve que sa particularité villageoise ou
provinciale propre ; que le paysan des Ardennes préserve âprement une
nationalité belge, wallonne ou française lorsqu'il s'en tient au dialecte et
aux mœurs de sa vallée, qu'on peut dire d'un paysan de Carinthie à l'époque
précapitaliste qu'il appartient à la nation slovène. La nation slovène
n'apparaît qu'avec les classes bourgeoises modernes qui se constituent en
nation spécifique et le paysan n'y accède que lorsqu'il est relié à cette
communauté par des intérêts réels.
Les
nations modernes sont intégralement le produit de la société bourgeoise ; elles
sont apparues avec la production des marchandises, c'est-à-dire avec le
capitalisme et leurs agents sont les classes bourgeoises. La production
bourgeoise et la circulation des marchandises ont besoin de vastes unités
économiques, de grands domaines dont elles unissent les habitants en une
communauté à administration étatique unifiée. Le capitalisme développé renforce
sans cesse la puissance étatique centrale ; il accroît la cohésion de l'Etat et
le démarque nettement par rapport aux autres Etats. L'Etat est l'organisation
de combat de la bourgeoisie. Dans la mesure où l'économie de la bourgeoisie
repose sur la concurrence, sur la lutte avec ses semblables, les associations
dans lesquelles elle s'organise doivent nécessairement lutter entre elles :
plus le pouvoir d'Etat est puissant, plus grands sont les avantages auxquels
aspire sa bourgeoisie. La langue n’a été prépondérante que dans le délimitation
de ces Etats ; les régions à dialectes apparentés ont été contraintes à la
fusion politique, pour autant que d'autres forces n'intervenaient pas, parce
que l’unité politique, la nouvelle communauté de destin, avait besoin d’une
langue unifiée comme moyen d'échange. La langue écrite et de communication se
crée à partir de l'un de ces dialectes, elle est donc dans un certain sens une
formation artificielle. Car Otto Bauer a raison de dire : « je ne crée une
langue qu'avec les gens avec qui je suis en contact étroit » (p. 113). C'est
ainsi que sont apparus les Etats nationaux qui sont à la fois Etat et nation
[C’est pourquoi on utilise en Europe occidentale Etat et nation comme des
synonymes. La dette d’Etat s’appelle dette nationale et les intérêts de la
communauté étatique sont toujours qualifiés d’intérêts nationaux.]. Ils ne sont
pas devenus des entités politiques simplement parce qu'ils constituaient déjà
une communauté nationale : le nouvel intérêt économique, la nécessité
économique est le fondement d'une solide union des hommes en de si vastes
ensembles ; mais si ce sont ces Etats et non d'autres qui sont apparus, si par
exemple l'Allemagne du Sud et la France du Nord n'ont pas constitué ensemble
une unité politique mais ce fut le cas pour l'Allemagne du Sud et du Nord, cela
est dû principalement à la parenté primitive des dialectes.
L'étendue
de l'Etat national et son développement capitaliste font qu'une extrême
diversité de classes et de populations y coexistent ; c'est pourquoi il semble
parfois douteux de qualifier l'Etat national de communauté de destin et de
caractère, dans le mesure où classes et populations n'agissent pas directement
les unes sur les autres. Mais la communauté de destin des paysans et des gros
capitalistes allemands, des Bavarois et des gens d'Oldenburg consiste en ceci
qu'ils sont tous membres du Reich allemand, qu'ils menèrent leurs luttes
politiques et économiques à l'intérieur de ce cadre, subissent la même politique,
doivent prendre position face aux mêmes lois et agissent par conséquent les uns
sur les autres ; aussi constituent-ils une communauté réelle, en dépit de
toutes les diversités au sein de cette communauté.
Il en
est autrement là où les Etats sont apparus sous l'absolutisme en tant qu'unités
dynastiques, sans collaboration directe des classes bourgeoisies et ont par
conséquent englobé, par la conquête, des populations aux dialectes les plus
divers. Lorsque la pénétration du capitalisme y progresse, plusieurs nations
surgissent au sein du même Etat qui devient un Etat de nationalités comme
l'Autriche. La cause de l'apparition de nouvelles nations à côté des anciennes
réside à nouveau dans le fait que la concurrence est le fondement de
l'existence des classes bourgeoises. Lorsqu'à partir d'un groupe de population
purement paysan apparaissent les classes modernes, lorsque des masses
importantes s'installent dans les villes en tant qu'ouvriers d'industrie,
bientôt suivies par des petits commerçants, les intellectuels et les patrons,
ces derniers doivent alors s'efforcer par eux-mêmes de s'assurer la clientèle
de ces masses qui parlent la même langue en mettant l'accent sur leur
nationalité. La nation en tant que communauté solidaire constitue pour ceux qui
en font partie une clientèle, un marché, un domaine d'exploitation où ils
disposent d'un avantage par rapport aux concurrents d'autres nations. En tant
que communauté de classes modernes, ils doivent élaborer une langue écrite qui
est nécessaire comme moyen de communication et devient langue de culture et de
littérature. Le contact permanent des classes d'une société bourgeoise avec le
pouvoir étatique qui n'a connu jusqu'alors que l'allemand comme langue
officielle de communication les oblige à combattre pour la reconnaissance de
leur langue, de leur école et de leur administration, ce en quoi
l'intelligentsia nationale est sur le plan matériel la classe intéressée au
premier chef. Comme l'Etat doit représenter les intérêts de la bourgeoisie et
les soutenir sur le plan matériel, chaque bourgeoisie nationale doit s'assurer
une influence aussi grande que possible sur l'Etat. Pour acquérir cette
influence, elle doit lutter contre les bourgeoisies des autres nations ; mieux
elle réussit à rassembler autour d'elle la nation entière dans cette lutte,
plus elle peut exercer de pouvoir. Aussi longtemps que le rôle dirigeant de la
bourgeoisie est fondé par l'essence même de l'économie et est reconnu comme
allant de soi, elle pourra compter sur les autres classes qui se sentent liées
à elle sur ce point par l'identité des intérêts.
C'est
aussi en cela que la nation est tout à fait un produit du développement
capitaliste, et même un produit nécessaire. Là où le capitalisme pénètre, elle
doit nécessairement apparaître en tant que communauté de destin des classes
bourgeoises. La lutte de nationalités dans un tel Etat n'est pas la conséquence
d'une quelconque oppression ou du retard de la législation, elle est
l'expression naturelle de la concurrence en tant que condition fondamentale de
l'économie bourgeoise ; la lutte [des bourgeoisies] les unes contre les autres
est la condition sine qua non de l'abrupte séparation des différentes nations
entre elles.
Esprit humain et tradition
Ce qui
est national en l'homme est partie de sa nature, mais surtout de sa nature
spirituelle. Les traits physiques hérités permettent éventuellement de
distinguer les peuples, elles ne les séparent pas et les font encore moins
entrer en conflit. Les peuples se distinguent en tant que communautés de
culture. La nation est avant tout une communauté de culture, transmise par la
langue commune ; dans la culture d'une nation que l'on peut qualifier de nature
spirituelle est inscrite toute l'histoire de sa vie. Le caractère national ne
se compose pas de traits physiques mais de l'ensemble de ses mœurs, de ses
conceptions et de ses formes de pensée devenues historiques. Si l'on veut
appréhender l'essence de la nation, il est d'abord nécessaire de voir
clairement comment l'aspect spirituel se constitue en l'homme à partir de
l'influence des conditions de vie.
Tout
ce qui met l'homme en mouvement doit passer par sa tête. La force directement
motrice de toute son action réside dans son esprit. Elle peut être faite
d'habitudes, de pulsions et d'instincts inconscients qui sont l'expression des
répétitions toujours semblables des mêmes nécessités vitales dans les mêmes
conditions extérieurs de vie. Elle peut aussi parvenir à la conscience des
hommes en tant que pensée, idée, motivation, principe. D'où viennent-ils ? La
conception bourgeoise y voit l'influence d'un monde supérieur, surnaturel qui
nous en imprègne, l'expression d'un principe moral éternel en nous, ou bien
elle considère qu'ils sont le produit spontané de l'esprit lui-même. En
revanche, la théorie marxiste, le matérialisme historique explique que tout ce
qui est spirituel en l'homme est le produit du monde matériel qui l'entoure.
Tout ce monde réel pénètre de toutes parts dans l'esprit au moyen des organes
des sens et le marque de son empreinte : nos besoins vitaux, notre expérience,
tout ce que nous voyons et entendons, ce que les autres nous communiquent comme
leur pensée, de même que ce que nous observons nous-mêmes. Par conséquent,
toute influence d'un monde irréel, simplement supposé, surnaturel est exclue.
Tout ce qui est dans l'esprit est venu du monde extérieur que nous désignons
sous le nom de monde matériel - matériel ne signifie pas : constitué de matière
physique mesurable mais tout ce qui existe réellement, y compris la pensée.
Mais l'esprit ne joue pas ici le rôle qui lui prête parfois une conception
mécaniste étroite, celui de miroir passif qui reflète le monde extérieur, celui
de récipient inanimé qui absolve et conserve tout ce qui y est disposé.
L'esprit est actif, agissant, modifie tout ce qui pénètre en lui de l'extérieur
pour en faire quelque chose de neuf. Et c'est Dietzgen qui a montré le plus
clairement la manière dont il le modifie. Le monde extérieur s'écoule devant
l'esprit comme un fleuve sans fin, toujours changeant ; l'esprit saisit ses
influences, les rassemble, les ajoute à ce qu'il possédait antérieurement et
les combine entre elles. Il constitue à partir du fleuve des phénomènes
infiniment multiples des concepts solides et constants dans lesquels la réalité
mouvante est en quelque sorte figée et fixée, qui suppriment son aspect
fugitif. Le concept de « poisson » comporte une multitude d'observations sur
les animaux qui nagent, celui de « bien » d'innombrables prises de position sur
différentes actions, celui de « capitalisme » toute une vie d'expériences
souvent très douloureuses. Toute pensée, toute conviction, toute idée, toute
conclusion – comme par exemple : les arbres sont dénudés en hiver ; le travail
est dur et désagréable ; mon employeur est mon bienfaiteur ; le capitaliste est
mon ennemi ; l'organisation fait la force ; il est bien de lutter pour sa
nation, sont le résumé d'une partie du monde vivant, d'une expérience
multiforme dans une formule brève, abrupte et, pourrait-on dire, figée,
inanimée. Plus est grande et accomplie l'expérience qui sert à la documenter,
plus la pensée, la conviction est fondée et solide, plus elle est vraie. Mais
toute expérience est limitée, le monde change constamment, de nouvelles
expériences s'ajoutent sans cesse aux anciennes, s'intègrent aux vieilles idées
ou entrent en contradiction avec elles. L'homme doit alors restructurer ses
idées, en abandonner certaines comme erronées - comme celle du
capitaliste-bienfaiteur -, investir certains concepts d'un sens nouveau - comme
le concept de poison auquel on retranche les baleines –, créer de nouveaux
concepts pour de nouveaux phénomènes – ainsi celui d'impérialisme –, trouver
entre d'autres relations causables – le caractère intolérable du travail
provient du capitalisme –, les évaluer différemment – la lutte nationale fait
du tort aux ouvriers – bref, il doit sans cesse réapprendre. Toute l'activité
et tout le développement spirituels des hommes résident en ceci qu'ils
restructurent sans cesse les concepts, les idées, les jugements, et les principes
pour les conformer le plus possible à l'expérience toujours plus riche de la
réalité. C'est ce qui se produit de façon consciente dans le développement de
la science.
Ainsi
le sens de la définition de Bauer selon laquelle la nation est ce qui est historique
en nous et le caractère national est de l'histoire figée ressort plus
nettement. La réalité matérielle commune produit dans les esprits des membres
d'une communauté un mode de pensée commun. La nature spécifique de l'entité
économique qu'ils constituent ensemble détermine leurs pensées, leurs mœurs,
leurs conceptions ; elle produit en eux un système cohérent d'idées, une
idéologie qui leur est commune et qui fait partie de leurs conditions
matérielles de vie. Le vécu commun a imprégné leur esprit : des luttes communes
pour la liberté contre les ennemis extérieurs, des luttes de classes communes à
l'intérieur. Il est décrit dans les livres d'histoire et communiqué à la
jeunesse comme souvenir national. Ce que la bourgeoisie montante a désiré, souhaité
et voulu a été magnifié et clairement exprimé par les poètes et les penseurs et
ces pensées de la nation, sédiment spirituel de son expérience matérielle, ont
été préservées sous forme de littérature pour les générations futures. La
constante influence spirituelle réciproque fixe et renforce tout cela ; en
extrayant de la pensée de chacun des co[1]nationaux
ce qui est commun, ce qui est essentiel, caractéristique pour l'ensemble,
c'est-à-dire ce qui est national, elle constitue le patrimoine culturel de la
nation. Ce qui vit dans l'esprit d'une nation, sa culture nationale est le
résumé abstrait de son expérience commune, de son existence matérielle en tant
qu'entité économique.
Tout
ce qui est spirituel en l'homme est donc un produit de la réalité, mais non
seulement de la réalité actuelle ; tout le passé y subsiste plus ou moins fort.
L'esprit est lent par rapport à la matière ; il absorbe sans cesse les
influences de l'extérieur tandis que son vieil acquit ne sombre que lentement
dans le Léthé de l'oubli. L'adaptation du contenu de l'esprit à la réalité sans
cesse renouvelée n'est donc que progressive. Passé et présent déterminent tous
deux son contenu, mais de manière différente. La réalité vivante qui exerce
constamment une même influence sur l'esprit, s'y incruste et s'y imprime de
plus en plus fort. Mais ce qui ne s'alimente plus à la réalité actuelle ne vit
plus que sur le passé et peut être maintenu longtemps encore avant tout par les
rapports qu'entretiennent les hommes entre eux, par un endoctrinement et une
propagande artificiels, mais dans la mesure où ces résidus sont privés du
terrain matériel qui les a fait naître, ils dépérissent nécessairement peu à
peu. Ils ont ainsi acquis un caractère traditionnel. Une tradition est aussi
une partie de la réalité qui vit dans l'esprit des hommes, agit sur d'autres et
dispose donc souvent d'un pouvoir considérable et puissant. Mais c'est une
réalité de nature spirituelle dont les racines matérielles plongent dans le
passé. Ainsi la religion est-elle devenue pour le prolétaire moderne une
idéologie de nature purement traditionnelle ; peut-être influence-t-elle encore
puissamment son action, mais cette puissance n'a de racines que dans le passé,
dans l'importance qu'avait autrefois pour sa vie la communauté de religion ;
elle ne s'alimente plus à la réalité actuelle, à son exploitation par le
capital, à sa lutte contre le capital. C'est pourquoi elle ne cessera de
dépérir en lui. En revanche la réalité actuelle cultive toujours plus la
conscience de classe qui occupe par conséquent dans son esprit une place de
plus en plus vaste, qui détermine de plus en plus son action.
Notre tâche
Voilà
posée la tâche que s'assigne notre étude. L'histoire a produit les nations avec
leurs limites et leur spécificité. Mais elles ne sont pas encore pour autant
quelque chose d'achevé, un fait définitif avec lequel il faut compter. Car
l'histoire poursuit sa route. Chaque jour continue à construire et modifie ce
qu'ont édifié les jours antérieurs. Il ne suffit donc pas de constater que la
nation est ce qui est historique en nous, de l'histoire figée. Si elle n'est
pas plus que l'histoire pétrifiée, elle est de nature purement traditionnelle,
comme la religion. Mais pour notre pratique, pour notre tactique, la question
de savoir si elle n'est pas plus que cela est d'une importance extrême. Bien
sûr, il faut compter avec elle en tout cas, comme avec toute grande puissance
spirituelle chez l'homme ; mais que l'idéologie nationale ne se présente que
comme une puissance du passé ou qu'elle plonge ses racines dans le monde actuel
sont deux choses tout à fait différentes. Pour nous, la question la plus
importante et la plus déterminante est la suivante : comment agit la réalité
présente sur la nation et sur le fait national ? Dans quel sens se
modifient-ils aujourd'hui ? La réalité dont il est ici question, c'est le
capitalisme hautement développé et la lutte de classe prolétarienne.
Voici
donc notre position envers l'étude de Bauer : autrefois, la nation ne jouait
aucun rôle dans la théorie et la pratique de la social-démocratie. Il n'y avait
d'ailleurs aucune raison ; dans la plupart des pays, il n'est pas utile de
prêter attention au fait national pour la lutte de classe. Contraint par la
pratique autrichienne, Bauer a comblé cette lacune. Il a démontré que la nation
n'est pas le produit de l'imagination de quelques littéraires ni celui,
artificiel, de la propagande nationale ; avec l'outil du marxisme, il a
démontré qu'elle plongeait ses racines matérielles dans l'histoire et expliqué
par la montée du capitalisme la nécessité et la puissance des idées nationales.
Et la nation se présente à nous comme une puissante réalité dont nous devons
tenir compte dans notre lutte ; c'est elle qui nous offre la clé pour
comprendre l'histoire moderne de l'Autriche et c'est pourquoi il faut répondre
à la question suivante : quelle est l'influence de la nation, du fait national
sur la lutte de classe, comment doit-on en tenir compte dans la lutte de classe
? Tels sont le fondement et le fil directeur des travaux de Bauer et des autres
marxistes autrichiens. Mais ainsi, la tâche n'est qu'à moitié accomplie. Car la
nation n'est pas simplement un phénomène achevé dont il faut vérifier l'effet
sur la lutte de classe : elle est soumise elle-même à l'influence des forces
actuelles parmi lesquelles la lutte révolutionnaire d'émancipation du
prolétariat tend de plus en plus à prendre la première place. Quel est donc
l'effet qu'exerce à son tour la lutte de classe, la montée du prolétariat sur
la nation ? Bauer n'a pas examiné cette question, ou il l'a fait insuffisamment
; l'étudier conduit dans bien des cas à des jugements et à des conclusions qui
divergent des siens.
II.
La
nation et le prolétariat
L'antagonisme des classes
La
réalité actuelle qui détermine l'être et l'esprit des hommes avec le plus
d'intensité, c'est le capitalisme. Mais il ne s'exerce de la même manière sur
les hommes qui vivent ensemble ; il est tout autre chose pour le capitaliste
que pour le prolétariat. Pour les membres de la classe bourgeoise, le
capitalisme est le monde de la production des richesses et de la concurrence ;
davantage de bien-être, la croissance de la masse du capital dont ils entendent
tirer le plus de profit possible dans une lutte concurrentielle individualiste
avec leurs semblables et qui leur ouvrent la voie du luxe et de la jouissance
d'une culture raffinée, voilà ce que leur apporte le processus de production.
Pour les ouvriers, c'est le monde d'un dur travail d'esclavage, sans fin,
l'insécurité constante de la vie, l'éternelle pauvreté, sans espoir de gagner
autre chose qu'un salaire de misère. Par conséquent, le capitalisme devrait
exercer un tout autre effet sur l'esprit de la bourgeoisie et sur celui de la
classe exploitée. La nation est une entité économique, une communauté de
travail, y compris entre ouvriers et capitalistes. Car le capital et le travail
sont tous deux nécessaires et doivent se conjuguer pour que la production
capitaliste puisse exister. C'est une communauté de travail de nature
particulière ; dans cette communauté, le capital et le travail apparaissent
comme des pôles antagonistes ; ils constituent une communauté de travail de la
même manière que les animaux prédateurs et leurs proies constituent une
communauté de vie.
La
nation est une communauté de caractère issue d'une communauté de destin. Mais
entre la bourgeoisie et le prolétariat d'un même peuple avec le développement
du capitalisme, c'est la différence de destin qui domine de plus en plus. On ne
saurait parler ici de l'expérience commune d'un même destin. Pour expliquer la
communauté de destin, Bauer parle (p. 113) des « relations entre les ouvriers
anglais et les bourgeois anglais du fait qu'ils habitent la même ville, lisent
les mêmes affiches, les mêmes journaux, participent aux mêmes événements
politiques ou sportifs, et à l'occasion s'entretiennent entre eux, notamment
par la médiation des différentes intermédiaires entre capitalistes et ouvriers
».
Or, le
« destin » des hommes ne consiste pas à lire les mêmes affiches, mais en de
grandes et importantes expériences qui sont totalement différentes pour chacune
des classes. Tout le monde connaît le mot du ministre anglais Disraeli à propos
des deux nations vivant dans notre société moderne côté à côté dans un même
pays sans se comprendre. N'entend-il pas dire qu'aucune communauté de destin ne
lie plus les deux classes ?
Bien
sûr, ce mot n'est pas à prendre à la lettre dans son sens moderne. Car la
communauté de destin du passé exerce encore son influence sur la communauté
actuelle de caractère. Aussi longtemps que le prolétaire n'a pas pris une
conscience claire de la particularité de sa propre expérience, aussi longtemps
que sa conscience de classe n'est pas éveillée ou l'est à peine, il reste
prisonnier de la pensée traditionnelle, sa pensée se nourrit des scories de la
bourgeoise, il constitue encore avec elle une sorte de communauté de culture,
certes de la même manière que les domestiques dans la cuisine sont les convives
de leurs maîtres. Les particularités de l'histoire anglaise font que cette
communauté spirituelle y est encore très forte, alors qu'en Allemagne, elle est
extrêmement faible. Dans toutes les jeunes nations où le capitalisme fait son
apparition l'esprit de la classe ouvrière est dominé par les traditions de
l'ère paysanne et petite-bourgeoisie précédente. Ce n'est que peu à peu, avec
l'éveil de la conscience de classe, et de la lutte de classe, sous l'effet des
nouveaux antagonismes que la communauté de caractère entre les deux classes
disparaîtra.
Certes,
il reste des relations entre elles. Mais celles-ci se limitent aux ordres du
règlement d'usine et du travail à accomplir, ce pour quoi - l'utilisation
d'ouvriers allophones le montre - la communauté de langue n'est même plus
nécessaire. Plus les ouvriers prennent conscience de leur situation et de
l'exploitation, plus fréquemment ils luttent contre les patrons pour
l'amélioration des conditions de travail, plus les relations entre les deux
classes se transforment en inimitié et en lutte. Il y a tout aussi peu de communauté
entre eux qu'il peut s'en créer entre deux peuples qu'oppose constamment un
conflit de frontière. Et plus les ouvriers se rendent compte du développement
social et plus le socialisme leur apparaît comme le but nécessaire de leur
lutte, plus ils ressentent la domination de la classe des capitalistes comme
une domination étrangère, et par ce mot, on se rend compte à quel point la
communauté de caractère s'estompe.
Bauer
qualifie le caractère national de « diversité des orientations de la volonté,
le fait qu'une même impulsion déclenche des mouvements divers, qu'une même
situation extérieure suscite des résolutions diverses » (p. 111 ». Peut-on
imaginer plus antagonistes que les orientations de la volonté de la bourgeoise
et du prolétariat ? Les noms de Bismarck, Lassalle, 1848, suscitent des
sentiments non seulement différents, mais même opposés chez les ouvriers
allemands et dans la bourgeoisie allemande. Les ouvriers allemands du Reich qui
appartiennent à la nation allemande jugent presque tout ce qui se passe en
Allemagne de façon différente et opposée à la bourgeoisie. Toutes les autres
classes s'enthousiasment ensemble pour ce qui fait la grandeur et la puissance
extérieures de leur Etat national – le prolétariat combat toutes les mesures
qui y conduisent. Les classes bourgeoises parlent de la guerre contre d'autres
Etats pour accroître leur propre pouvoir - le prolétariat pense à la manière
d'empêcher la guerre ou de trouver dans la défaite de son propre gouvernement
l'occasion de sa propre libération.
Il en
résulte qu'on ne peut parler de la nation en tant qu'entité qu'avant que la
lutte des classes ne s'y déploie largement, car la classe ouvrière est alors
encore dans le sillage de la bourgeoisie. L'antagonisme de classe entre la
bourgeoisie et le prolétariat a pour effet que leur communauté nationale de
destin et de caractère disparaît de plus en plus. Les forces constitutives de
la nation doivent donc être examinées séparément pour chacune des deux classes.
La volonté de constituer une nation
Bauer a
parfaitement raison de considérer les différences d'orientation de la volonté
comme l'élément essentiel des différences de caractère national. Là où toutes
les volontés sont orientées de la même manière, on forme une masse cohérente ;
là où les événements et les influences du monde extérieur suscitent des
déterminations différentes et opposées, on aboutit à la rupture et à la
séparation. La différence de volonté a séparé les nations les unes des autres ;
mais de la volonté de qui est-il ici question ? De la volonté de la bourgeoisie
montante. Comme il en résulte des démonstrations précédentes sur la genèse des
nations modernes, sa volonté de constituer la nation en est la force
constitutive la plus importante.
Qu'est-ce
fait de la nation tchèque une communauté spécifique par rapport à l'allemande ?
L'acquit du vécu commun, de contenu de la communauté de destin qui continue à
influencer pratiquement sur le caractère national est extrêmement mince. Le
contenu de sa culture est presque intégralement repris aux nations modernes qui
l'ont précédée et surtout à l'allemande ; c'est pourquoi Bauer dit (p. 118) : «
Il n'est certes pas tout à fait faux de dire que les Tchèques sont des
Allemands qui parlent tchèque ».
Viennent
s'ajouter à cela quelques traditions paysannes, complétées par des
réminiscences à Huss, Ziska, à la bataille de la Montagne blanche exhumées de
l'histoire et qui n'ont par ailleurs pas d'incidences pratiques sur le présent.
Comment, sur la base d'une langue particulière a-t-on pu en faire une « culture
nationale » propre ? Parce que la bourgeoisie a besoin d'une séparation, parce
qu'elle veut tracer une frontière nette, parce qu'elle veut se constituer en
nation par rapport aux Allemands. Elle le veut parce qu'il le faut, parce que
la concurrence capitaliste l'oblige à monopoliser dans la mesure du possible un
domaine de débouchés et d'exploitation. Le conflit d'intérêt avec les autres
capitalistes crée la nation là où existe un élément nécessaire, la langue
spécifique. Bauer et Renner montrent clairement dans leur exposé de la genèse
des nations modernes que la volonté des classes bourgeoises montantes créa les
nations. Non pas en tant que volonté consciente et arbitraire, mais en tant que
vouloir en même temps que devoir, conséquence nécessaire de facteurs
économiques. Les « nations » dont il est question dans la lutte politique, qui
luttent entre elles pour l'influence sur l'Etat, pour le pouvoir dans l'Etat
(Bauer, § 19) ne sont rien d'autre que des organisations des classes
bourgeoises, de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie, de l'intelligentsia –
classes dont l'existence est fondée sir la concurrence – et là, les prolétaires
et les paysans jouent le rôle d'arrière-plan.
Le
prolétariat n'a rien à voir avec ce besoin de concurrence des classes
bourgeoises, avec leur volonté de constituer une nation. La nation ne peut
signifier pour lui un privilège de clientèle, de postes, de possibilités de
travail. Les capitalistes le lui ont fait comprendre d'emblée en important des
ouvriers allophones. Mentionner cette pratique capitaliste n'a pas pour objet
primordial de démasquer l'hypocrisie nationale, mais avant tout de faire
comprendre aux ouvriers que sous la domination du capitalisme, la nation ne
peut jamais être pour eux synonyme de monopole de travail. Et ce n'est qu'à
titre exceptionnel qu'on entend parler, chez des ouvriers rétrogrades – tels
les vieux syndicalistes américains – d’un désir de restreindre l'immigration.
Temporairement, le fait national peut aussi revêtir une signification propre
pour le prolétariat. Lorsque le capitalisme pénètre dans une région agraire,
les patrons appartiennent alors à une nation capitaliste développée, les
ouvriers issus de la paysannerie à une autre. Le sentiment national peut alors
être pour les ouvriers un moyen premier de prendre conscience de leur
communauté d'intérêts face aux capitalistes allophones. L'antagonisme national
y est la forme primitive de l'antagonisme des classes, de même qu'en
Rhénanie-Westphalie à l'époque du Kulturkampf, l'antagonisme religieux entre
les ouvriers catholiques et les patrons libéraux était la forme primitive de
l'antagonisme des classes. Mais dès qu'une nation est suffisamment développée
pour avoir une bourgeoisie propre qui se charge de l'exploitation, le
nationalisme prolétarien perd ses racines. Dans la lutte pour de meilleures
conditions de vie, pour le développement intellectuel, pour la culture, pour
une existence plus digne, les autres classes de leur nation sont les ennemis
jurés des ouvriers alors que leurs camarades de classe allophones sont leurs
amis et leurs soutiens. La lutte de classe crée dans le prolétariat une
communauté internationale d'intérêts. Il ne peut donc être question pour le
prolétariat d'une volonté de se constituer en nation par rapport aux autres
nations qui serait fondée sur les intérêts économiques, sur sa situation
matérielle.
La communauté de culture
C'est
dans la lutte de classes que Bauer trouve une autre force constitutive de la
nation. Non pas dans le contenu économique de la lutte des classes, mais dans
ses effets culturels. Il qualifie la politique de la classe ouvrière moderne de
politique évolutionniste-nationale (pages 160 et 161) qui parviendra à réunir
le peuple en une nation. Ceci doit être plus qu'une façon primitive et populaire
d'exprimer nos objectifs dans le langage du nationalisme dans l'intention de
les mettre à la portée des travailleurs qui sont empêtrés dans l'idéologie
nationale et n'ont pas encore pris conscience de la grande importance
révolutionnaire du socialisme. Car Bauer ajoute :
«
Comme le prolétariat lutte nécessairement pour la propriété des biens de
culture que son propre travail crée et dont il permet l'existence, l'effet de
cette politique est nécessairement d'appeler le peuple entier à participer à la
communauté nationale de culture et de faire par cela de la totalité du peuple
une nation ».
A
première vue, cela semble tout à fait juste. Aussi longtemps que les
travailleurs, écrasés par l'exploitation, capitaliste, dépérissent dans la
misère physique et végètent sans espoir ni activité intellectuelle, ils ne
participent pas à la culture des classes bourgeoises - qui doit son fondement à
leur travail. Ils ne font pas plus partie de la nation que le bétail dans
l'étable, ils ne constituent qu'une propriété, ne sont que l'arrière-plan de la
nation. C'est la lutte des classes qui les éveille à la vie ; c'est par la
lutte qu'ils obtiennent des loisirs, de meilleurs salaires et ainsi la
possibilité d'un développement intellectuel. Par le socialisme, leur énergie est
éveillée, leur esprit est stimulé ; ils se mettent à lire, tout d'abord des
brochures socialistes et des journaux politiques, mais bientôt l'aspiration et
le besoin de perfectionner leur formation intellectuelle conduit à aborder des
ouvrages littéraires, historiques et scientifiques – les commissions
d'éducation du parti s'empressent même tout particulièrement de mettre à leur
portée la littérature classique. Ils entrent ainsi dans la communauté de
culture des classes bourgeoises de leur nation. Et lorsque, contrairement à sa
situation actuelle où il ne peut s'approprier, à de rares heures de loisir et
avec difficulté, que quelques menus fragments de celle-ci, le travailleur, sous
le socialisme qui le libérera de l'esclavage sans fin du travail, pourra s'adonner
librement et sans contrainte à son développement intellectuel, c'est seulement
alors qu'il pourra s'imprégner de toute la culture nationale et devenir, dans
le sens plein du terme, un membre de la nation.
Mais
dans cette réflexion un point important est négligé. Entre les travailleurs et
la bourgeoisie une communauté de culture ne peut exister que superficiellement,
en apparence et de façon sporadique. Les travailleurs peuvent bien lire en
partie les mêmes livres que la bourgeoisie, les mêmes classiques et les mêmes
ouvrages d'histoire naturelle, il n'en résulte aucune communauté de culture.
Les fondements de leur pensée et de leur vision du monde étant totalement
divergents, les travailleurs lisent dans ces œuvres tout autre chose que la
bourgeoisie. Comme on l'a démontré plus haut, la culture nationale n'est pas
suspendue dans l'air ; elle est l'expression de l'histoire matérielle de la vie
des classes dont l'essor a créé la nation. Ce que nous trouvons exprimé dans
Schiller et dans Goethe ne sont pas des abstractions de l'imagination
esthétique, mais les sentiments et les idéaux de la bourgeoisie dans sa
jeunesse, son aspiration à la liberté et aux droits de l'homme, sa manière
propre d'appréhender le monde et ses problèmes. L'ouvrier conscient d'aujourd'hui
a d'autres sentiments, d'autres idéaux et une autre vision du monde. Lorsqu'il
est question dans sa lecture de l'individualisme de Guillaume Tell ou des
droits des hommes, éternels et imprescriptibles, éthérés, la mentalité qui s'y
exprime n'est pas la sienne, qui doit sa maturité à une compréhension plus
profonde de la société et qui sait que les droits de l'homme ne peuvent être
acquis que par la lutte d'une organisation de masse. Il n'est pas insensible à
la beauté de la littérature ancienne ; c'est précisément son jugement
historique qui lui permet de comprendre les idéaux des générations précédentes
à partir de leur système économique. Il est à même de ressentir la force de
ceux-ci et ainsi d'apprécier la beauté des œuvres dans lesquelles ils ont
trouvé leur plus parfaite expression. Car le beau est ce qui embrasse et
représente le plus parfaitement l'universalité, l'essence et la substance la
plus profonde d'une réalité.
A cela
vient s'ajouter que, en beaucoup de points, les sentiments de l'époque
révolutionnaire bourgeoise suscitent en lui un puissant écho ; mais ce qui
trouve en lui un écho n'en trouve justement pas auprès de la bourgeoisie
moderne. Cela vaut encore davantage en ce qui concerne la littérature radicale
et prolétarienne. De ce qui enthousiasme le prolétaire dans les œuvres de Heine
et de Freiligrath la bourgeoisie ne veut rien savoir. La lecture par les deux
classes de la littérature dont elles disposent en commun est totalement
différente ; leurs idéaux sociaux et politiques sont diamétralement opposés,
leurs visions du monde n'ont rien en commun. Cela est vrai dans une beaucoup
plus large mesure encore en ce qui concerne l'histoire. Ce que dans l'histoire
la bourgeoisie considère comme les souvenirs les plus sublimes de la nation ne
suscite dans le prolétariat conscient que haine, aversion ou indifférence. Rien
n'indique ici la possession d'une culture commune. Seules les sciences
physiques et naturelles sont admirées et honorées par les deux classes. Leur
contenu est identique pour toutes deux. Mais combien différente de l'attitude
des classes bourgeoisies est celle du travailleur qui a reconnu en elles le
fondement de sa domination absolue de la nature comme de son sort dans la
société socialiste à venir. Pour le travailleur, cette vision de la nature,
cette conception de l'histoire, ce sentiment de la littérature ne sont pas des
éléments d'une culture nationale à laquelle il participe, mais sont des
éléments de sa culture socialiste.
Le
contenu intellectuel le plus essentiel, les pensées déterminantes, la véritable
culture des social-démocrates allemands ne plongent pas leurs racines dans
Schiller et dans Goethe, mais dans Marx et dans Engels. Et cette culture, issue
d'une compréhension socialiste lucide de l'histoire et de l'avenir de la
société, de l'idéal socialiste d'une humanité libre et sans classe, ainsi que
de l'éthique communautaire prolétarienne, et qui par-là s'oppose dans tous ses
traits caractéristiques à la culture bourgeoise, est internationale. Quand bien
même elle diffère d'un peuple à l'autre par des nuances - tout comme la manière
de voir des prolétaires varie selon leurs conditions d'existence et la forme de
l'économie, quand bien même elle est, surtout là où la lutte des classes est
peu développée, fortement influencée par les antécédents historiques propres à
la nation, le contenu essentiel de cette culture est partout le même. Sa forme,
la langue dans laquelle elle s'exprime, est différente, mais toutes les autres
différences, même nationales, sont de plus en plus réduites par le
développement de la lutte des classes et la croissance du socialisme. En
revanche, la séparation entre la culture de la bourgeoisie et celle du
prolétariat s'accroît sans cesse.
Il est
donc inexact de dire que le prolétariat lutte pour la propriété des biens
culturels nationaux qu'il produit par son travail. Il ne lutte pas pour
s'approprier les biens culturels de la bourgeoisie, il lutte pour le contrôle
de la production et pour établir sur cette base sa propre culture socialiste. Ce
que nous appelons les effets culturels de la lutte des classes, l'acquisition
par le travailleur d'une conscience de soi, du savoir et du désir de
s'instruire, d'exigences intellectuelles élevées, n'a rien à voir avec une
culture nationale bourgeoise, mais représente la croissance de la culture
socialiste. Cette culture est un produit de la lutte qui est une lutte contre
l'ensemble du monde bourgeois. Et tout comme nous voyons se développer dans le
prolétariat l'humanité nouvelle, fière et sûre de sa victoire, dégagée de
l'infâme esclavage du passé, faite de combattants vaillants, capables de
pénétrer sans préjugés et de comprendre entièrement la marche du monde, unis
par la plus étroite des solidarités en une étroite unité, éclôt dès à présent
dans ce prolétariat l'esprit de l'humanité nouvelle, la culture socialiste,
faible au début, trouble et mêlée de traditions bourgeoises, mais toujours plus
claire ensuite, toujours plus pure, plus belle, plus riche.
Evidemment,
cela ne veut pas dire que la culture bourgeoise, elle aussi, ne continuera pas
à régner encore longtemps et puissamment sur l'esprit des travailleurs. Trop
d'influences en provenance de ce monde agissent sur le prolétariat,
volontairement et involontairement ; non seulement l'école, l'Eglise et la
presse bourgeoise, mais toutes les belles lettres et les ouvrages scientifiques
pénétrés de la pensée bourgeoise. Mais c'est de plus en plus fréquemment et de
manière sans cesse élargie que la vie même et l'expérience propre triomphe dans
l'esprit des travailleurs de la vision bourgeoise du monde. Et il doit en être
ainsi. Car dans la mesure où celle-ci s'empare des travailleurs, elle les rend
moins capables de lutter ; sous son influence, les travailleurs sont remplis de
respect à l'égard des forces dominantes, on leur inculque une pensée
idéologique, leur conscience de classe lucide est obscurcie, ils sont dressés
les uns contre les autres d'une nation à l'autre, se font disperser et sont
donc affaiblis dans la lutte et dépossédés de leur confiance en eux-mêmes. Or
notre objectif exige un genre humain fier, conscient de soi, audacieux dans ses
pensées comme dans l'action. Et c'est pour cette raison que les exigences mêmes
de la lutte délivrent les travailleurs de ces influences paralysantes de la culture
bourgeoise.
Il est
donc inexact de dire que les travailleurs accèdent par leur lutte à une «
communauté nationale de culture ». C'est la politique du prolétariat, la
politique internationale de la lutte des classes, qui engendre en lui une
nouvelle culture, internationale et socialiste.
La communauté de la lutte de classe
Bauer
oppose la nation en tant que communauté de destin à la classe où la similitude
du destin a développé des traits de caractère similaires. Mais la classe
ouvrière n'est pas seulement un groupe d'hommes qui ont connu le même destin et
ont par conséquent le même caractère. La lutte de classe soude le prolétariat
en une communauté de destin. Le destin vécu en commun est la lutte menée en
commun contre le même ennemi.
Dans
la lutte syndicale, des ouvriers de nationalités différentes sont confrontés au
même patron. Ils doivent mener la lutte en tant qu'unité compacte, ils en
connaissent les vicissitudes et les effets dans la plus étroite des communautés
de destin. De leur pays, ils ont emporté leurs différences nationales mêlées à
l'individualisme primitif des paysans ou des petits bourgeois, peut-être un peu
aussi de conscience nationale, mêlée à d'autres traditions bourgeoises. Mais
toute cette différence est tradition du passé face à la nécessité de tenir bon
maintenant en une seule masse compacte, face à la vivante communauté de combat
d'aujourd'hui. Une seule différence revêt ici une signification pratique :
celle de la langue ; toute explication, tout projet, tout renseignement doivent
être communiqués à chacun dans sa propre langue. Lors des dernières grandes
grèves en Amérique (celle des aciéries de McKees Rocks ou de l'industrie
textile à Lawrence par exemple), les grévistes - un mélange disparate des nationalités
les plus diverses, Français, Italiens, Polonais, Turcs, Syriens, etc. – se constituèrent
en sections séparées selon la langue dont les comités siégeaient toujours
ensemble et communiquaient simultanément les propositions à chaque section,
dans sa propre langue, préservant ainsi l'unité de l'ensemble – preuve que
malgré les difficultés inhérentes aux différences linguistiques, une étroite
communauté de lutte prolétarienne peut être réalisée. Vouloir procéder ici à
une séparation organisationnelle entre ce qu'unit la vie et la lutte, l'intérêt
réel – comme le veut le séparatisme – est si contraire à la réalité que le
succès ne peut être que temporaire.
Ce
n'est pas seulement vrai pour les ouvriers de la même usine. Pour pouvoir mener
leur lutte avec succès, les ouvriers du pays tout entier doivent s'unir en un
syndicat ; et tous les membres y considèrent la percée d'un groupe local comme
leur propre lutte. C'est encore plus nécessaire quand dans le cours du
développement, la lutte syndicale revêt des formes plus âpres. Les patrons
s'unissent en cartels et associations patronales ; ces dernières ne diffèrent
pas selon qu'il s'agit de patrons tchèques ou allemands, ils rassemblent tous
les patrons de l'Etat tout entier – ils vont même parfois au-delà des
frontières de l'Etat. Tous les ouvriers d'un même métier qui demeurent dans le
même Etat mènent les grèves et subissent les lock-outs en commun, constituent
par conséquent une communauté de destin vécu, le plus important, dépassant
toutes les différences nationales. Et dans le dernier mouvement de
revendications salariales des marins durant l'été 1911 s'opposèrent à une
association internationale d'armateurs on a déjà pu voir une communauté
internationale de destin surgir comme réalité tangible.
Il est
de même pour la lutte politique. Dans le Manifeste communiste de Marx et
Engels, on peut lire à ce sujet : « Dans la forme tout en ne l'étant pas dans
le fonds, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est d'abord une lutte
nationale. Il faut naturellement que le prolétariat de chaque pays en finisse
avant tout avec sa propre bourgeoise. »
Il est
clair dans cette phrase, que le mot « national » n'est pas utilisé dans le sens
autrichien, mais qu'il est issu de la situation d'Europe occidentale où Etat et
nation passent pour être synonymes. Cette phrase signifie simplement que les
ouvriers anglais ne peuvent mener la lutte de classe contre la bourgeoisie
française, ni les ouvriers français contre la bourgeoisie anglaise, mais que la
bourgeoisie anglaise et le pouvoir d'Etat anglais ne peuvent être attaqués et
vaincus que par le prolétariat anglais. En Autriche, l'Etat et la nation sont
des entités différentes. La nation surgit naturellement comme une communauté
d'intérêts des classes bourgeoises. Mais c'est l'Etat qui est la véritable
organisation solide de la bourgeoisie pour protéger ses intérêts. L'Etat
protège la propriété, s'occupe de l'administration, aménage la flotte et
l'armée, lève les impôts et contient les masses populaires. Les « nations » ou
mieux encore : les organisations actives qui se présentent en leur nom,
c'est-à-dire les partis bourgeois ne servent qu'à lutter pour conquérir une
influence adéquate sur l'Etat, une participation au pouvoir de l'Etat. Pour la
grande bourgeoise dont le domaine d'intérêts économiques embrasse tout l'Etat
et va même au-delà, qui a besoin de privilèges directs, de douanes, de
commandes et de protection à l'étranger, c'est un Etat assez vaste qui
constitue la communauté naturelle d'intérêts et non pas la nation.
L'indépendance apparente que le pouvoir d'Etat a longtemps su maintenir grâce
au conflit entre les nations ne saurait masquer le fait qu'il a été là aussi un
instrument au service du grand capital.
C'est
pourquoi le centre de gravité de la lutte politique de la classe ouvrière se déplace
de plus en plus vers l'Etat. Aussi longtemps que la lutte pour le pouvoir
politique est encore à l'arrière-plan et que l'agitation, la propagande et la
lutte des idées – qui doivent bien sûr emprunter chacune des langues – occupent
encore l'avant-scène, les armées de prolétaires sont encore séparées sur le
plan national dans la lutte politique. A ce premier stade du mouvement
socialiste, il importe de libérer les prolétaires de l'emprise de l'idéologie
petite-bourgeoise, de les arracher aux partis bourgeois et de leur inculquer la
conscience de classe. Les partis bourgeois séparés selon les nations deviennent
alors les ennemis à combattre. L'Etat apparaît comme un pouvoir législatif dont
on exige des lois de protection pour le prolétariat ; acquérir une influence
sur l'Etat en faveur des intérêts prolétariens apparaît aux prolétaires tout
juste conscients, encore modestes comme le premier objectif de l'action
politique. Et le but final, la lutte pour le socialisme apparaît comme une
lutte pour le pouvoir dans l'Etat, contre les partis bourgeois.
Mais
lorsque le parti socialiste parvient au rang de facteur important au Parlement,
cela change. Au Parlement où sont tranchées toutes les questions politiques
essentielles, le prolétariat est confronté aux représentants des classes
bourgeoises de l'Etat tout entier. La lutte politique essentielle à laquelle
s’intègre et se soumet de plus en plus le travail d’éducation se déroule sur le
terrain de l’Etat. Elle est commune à tous les ouvriers de l’Etat, quelle que
soit la nation à laquelle ils appartiennent. Elle élargit la communauté de
lutte à l’ensemble du prolétariat de l’Etat pour qui la lutte commune contre le
même ennemi, contre l’ensemble des partis bourgeois de toutes les nations et
leur gouvernement, devient un destin commun. Ce n'est pas la nation mais l’Etat
qui détermine pour le prolétariat les frontières de la communauté de destin
qu'est la lutte politique parlementaire. Aussi longtemps que pour les Ruthènes
d'Autriche et pour les Ruthènes de Russie, la propagande socialiste demeure
l'activité la plus importante, ils restent étroitement liés entre eux. Mais dès
que le développement arrive au point où la lutte politique réelle est menée
contre le pouvoir de l'Etat – majorité bourgeoise et gouvernement – ils doivent
se séparer, lutter en des lieux différents et selon des méthodes parfois tout à
fait dissemblables. Les premiers interviennent à Vienne au Reichsrat avec des
ouvriers tyroliens et tchèques, les autres luttent tantôt dans la
clandestinité, tantôt dans les rues de Kiev contre le gouvernement du tsar et
ses cosaques. Leur communauté de destin est brisée.
Tout
ceci apparaît d'autant plus nettement que la poussée du prolétariat se fait
plus puissante et que sa lutte remplit toujours davantage le champ de
l'histoire. Le pouvoir d'Etat et tous les puissants moyens dont il dispose, est
le fief des classes possédantes ; le prolétariat ne peut se libérer, ne peut
éliminer le capitalisme qu'en battant d'abord cette organisation puissante. La
conquête de l'hégémonie politique n'est pas seulement une lutte pour le pouvoir
d'Etat mais une lutte contre le pouvoir d'Etat. La révolution sociale qui
débouchera sur le socialisme consiste essentiellement à vaincre le pouvoir
d'Etat par la puissance de l'organisation prolétarienne. C'est pourquoi elle
doit être accomplie par le prolétariat de l'Etat tout entier. Cette lutte de
libération commune contre le même ennemi est l'expérience la plus importante,
pour ainsi dire toute l'histoire de la vie du prolétariat de son premier éveil
jusqu'à la victoire. Elle fait de la classe ouvrière non pas de la même nation
mais du même Etat une communauté de destin. Ce n'est qu'en Europe occidentale
où Etat et nation coïncident à peu près que la lutte menée sur le terrain
étatico-national pour l'hégémonie politique produit dans le prolétariat des
communautés de destin qui se recoupent avec les nations.
Mais
là aussi, le caractère international du prolétariat ne cesse de se développer.
Les ouvriers des différents pays s'empruntent théorie et tactique, méthodes de
lutte et conceptions et les considèrent comme une affaire commune. Certes,
c'était aussi le cas de la bourgeoisie montante ; dans leurs conceptions
économiques et philosophiques générales, les Anglais, les Français, les Allemands
se sont influencés mutuellement en profondeur par l'échange des idées. Mais il
n'en est résulté aucune communauté car leur antagonisme économique les a conduits
à s'organiser en nations hostiles les unes aux autres ; c'est justement la
conquête par la bourgeoisie française de la liberté bourgeoise que la
bourgeoisie anglaise avait depuis longtemps, qui provoqua les âpres guerres
napoléoniennes. Un tel conflit d'intérêts est totalement absent dans le
prolétariat et c'est pourquoi l'influence spirituelle réciproque qu'exerce la
classe ouvrière des différents pays peut agir sans contrainte dans la
constitution d'une communauté internationale de culture. Mais ce n'est pas à
cela que se limite la communauté. Les luttes, les victoires et les défaites
dans un pays ont de profondes conséquences sur la lutte de classe dans les
autres pays. Les luttes que mènent nos camarades de classe à l'étranger contre
leur bourgeoisie n'est pas seulement sur le plan des idées notre propre affaire
mais aussi sur le plan matériel ; elles font partie de notre propre combat et
nous les ressentons comme telles. C'est ce que savent fort bien les ouvriers
autrichiens pour qui la révolution russe fut un épisode décisif de leur propre
lutte pour le suffrage universel. Le prolétariat de tous les pays se perçoit
comme une armée unique, comme une grande union que seules des raisons pratiques
- puisque la bourgeoisie est organisée en Etats et que par conséquent de
nombreuses forteresses sont à prendre – contraignent à se scinder en plusieurs
bataillons qui doivent combattre l'ennemi séparément. C'est aussi sous cette
forme que notre presse nous relate les luttes à l'étranger : les grèves des
dockers anglais, les élections en Belgique, les manifestations de rue de
Budapest sont toutes l'affaire de notre grande organisation de classe. Ainsi,
la lutte de classe internationale devient l'expérience commune des ouvriers de
tous les pays.
La nation dans l’état de l’avenir
Dans
cette conception du prolétariat se reflètent déjà les conditions de l'ordre
social à venir, où les hommes ne connaîtront plus d'antagonismes étatiques.
Avec le dépassement des organisations étatiques rigides de la bourgeoisie par
la puissance organisationnelle des masses prolétariennes, l'Etat disparaît en
tant que puissance de coercition et terrain de domination qui se délimite
nettement par rapport à l'extérieur. Les organisations politiques revêtent une
nouvelle fonction ; « le gouvernement des personnes fait place à
l'administration des choses » dirait Engels dans l'Anti-Dühring. Pour
réglementer consciemment la production, il faut de l'organisation, des organes
exécutifs et une activité administrative ; mais pour ce faire, la
centralisation la plus stricte telle que l'Etat actuel la pratique n'est ni
nécessaire ni possible. Elle cède la place à une large décentralisation et à
l'auto-administration. Selon les dimensions d'une branche de production, les
organisations embrasseront des domaines plus ou moins larges ; alors que par
exemple le pain sera produit au niveau local, la production du fer et la
circulation ferroviaire ont besoin d'entités économiques de la grandeur d'un
Etat. Il y aura des unités de production aux dimensions les plus diverses, de
l'atelier et de la commune jusqu'à l'Etat et même pour certaines branches, jusqu'à
l'humanité toute entière. Est-ce qu'alors les groupes de l'humanité apparus
naturellement, les nations, ne prendront pas la place des Etats disparus en
tant qu'unités organisationnelles ? Ce sera certainement le cas pour le simple
raison pratique, mais seulement pour cette raison, qu'elles sont des
communautés de même langue et que toutes les relations entre les hommes passent
par la langue.
Mais
Bauer confère aux nations dans la société future une signification
supplémentaire tout à fait différente : « Le fait que le socialisme rende
autonome la nation et fasse de son sort le produit de sa volonté consciente
détermine par ailleurs une différenciation croissante entre les nations dans la
société socialiste, et entraîne une affirmation plus prononcée de leur
spécificité et une séparation plus tranchée de leurs caractères » (p. 105). Elles
reçoivent certes le contenu de la culture et les idées les unes des autres de
diverses manières, mais ne les reprennent qu'en liaison avec la culture
nationale.
« Pour
cette raison, l'autonomie dans le socialisme signifie nécessairement, malgré
l'égalisation des contenus matériels de culture, une différenciation toujours
croissante de la culture spirituelle des nations » (p. 108).
Ainsi
: « La nation, qui repose sur une communauté d'éducation, porte en soi la
tendance à l'unité ; elle soumet l'ensemble de ses enfants à une éducation
commune, tous les co[1]nationaux
travaillent ensemble dans les ateliers nationaux, coopèrent tous ensemble à la
formation de la volonté collective de la nation, fournissent ensemble les biens
culturels nationaux. Ainsi le socialisme porte également en lui la garantie de
l'unité de la nation » (p. 109).
Il y a
déjà dans le capitalisme la tendance à renforcer les séparations nationales des
masses et à donner à la nation une plus forte cohérence intérieure.
« Mais
ce sera le privilège du socialisme d'amener (cette tendance) à la victoire. Par
la diversité de l'éducation et des mœurs selon les nations, la société
socialiste distinguera tous les peuples les uns par rapport aux autres aussi
fortement que le sont aujourd'hui les seuls gens cultivés des différentes
nations. Il va sans dire qu'il existera également à l'intérieur de la nation
socialiste des communautés de caractère plus restreintes ; mais ne pourront se
trouver parmi celles-ci des communautés culturelles indépendantes, car les
communautés locales elles-mêmes seront placées sous l'influence de la culture
de la nation entière, dans un rapport culturel et un échange de représentations
avec la nation dans son ensemble » (p. 135).
La
conception qui s'exprime dans ces phrases n'est autre chose qu'une
transposition idéologique de l'actualité autrichienne dans un avenir
socialiste. Elle impartit aux nations sous le socialisme le rôle qui revient
aujourd'hui aux Etats, à savoir de s'isoler toujours davantage par rapport à
l'extérieur et de niveler à l'intérieur toutes les différences ; parmi les
nombreux échelons d'unités économiques et administratives c'est aux nations
qu'elle donne un rang privilégié, semblable à celui qui revient à l'Etat tel
que le conçoivent nos adversaires qui poussent de hauts cris à propos de la «
toute puissance de l'Etat » sous le socialisme - on parle même ici des «
ateliers nationaux ». Alors que par ailleurs dans les écrits socialistes, on
parle toujours des ateliers et des moyens de production de la « communauté »
par opposition à la propriété privée, sans préciser les dimensions de la
communauté, la nation est considérée ici comme la seule communauté des hommes,
autonome vers l'extérieur, indifférenciée à l'intérieur.
Une
telle conception n'est possible qu'à condition de négliger totalement le
terrain matériel d'où sont issues les relations mutuelles et les idées des
hommes et de n'insister que sur les forces spirituelles en tant que facteurs
déterminants. Car les différences nationales ont alors totalement perdu les
racines économiques qui aujourd'hui leur donnent une vigueur aussi
extraordinaire. Le mode de production socialiste ne développe pas d'oppositions
d'intérêts entre les nations comme c'est le cas pour le mode de production
bourgeois. L'unité économique n'est ni l'Etat ni la nation, mais le monde. Ce
mode de production est bien plus qu'un réseau d'unités productives nationales
liées entre elles par une politique intelligente des communications et par des
conventions internationales, tel que le décrit Bauer page 519 ; il est une
organisation de la production mondiale en une unité et l'affaire commune de
l'humanité entière. Dans cette communauté mondiale dont l'internationalisme du
prolétariat constitue dès à présent un commencement, il ne peut être davantage
question d'une autonomie de la nation allemande, pour prendre un exemple, que
d'une autonomie de la Bavière, de la ville de Prague ou de la fonderie de
Poldi. Toutes règlent partiellement leurs propres affaires et toutes dépendent
du tout en tant que parties de ce tout. Toute la notion d'autonomie provient de
l'ère capitaliste, dans laquelle les conditions de la domination portent avec
elles leur contraire, à savoir la liberté à l'égard d'une domination
déterminée.
Cette
base matérielle de la collectivité, la production mondiale organisée,
transforme l'humanité future en une seule et unique communauté de destin. Pour
les grandes réalisations qui les attendent, la conquête scientifique et
technique de l a terre entière et son aménagement en une demeure magnifique
pour une race de seigneurs heureuse et fière de sa victoire et qui s'est rendue
maître de la nature et de ses forces, pour ces grandes réalisations – que nous
ne pouvons aujourd'hui qu'à peine imaginer – les frontières des Etats et des
peuples sont trop étroites et trop restreintes. La communauté de destin unira
l'humanité entière dans une communauté de conception et de culture. La
diversité linguistique n'y fera pas obstacle, car toute communauté humaine qui
entretiendra avec une autre une communication véritable se créera un langage
commun. Sans vouloir aborder ici la question d'une langue universelle, nous
indiquons seulement qu'il est dès maintenant facile de s'approprier plusieurs
langues étrangères quand on a dépassé le stade des études primaires. Il est dès
lors inutile d'aborder la question de savoir dans quelle mesure les
délimitations et les différences linguistiques actuelles sont de nature permanente.
Ce qui Bauer dit au sujet de la nation dans la dernière des phrases citées vaut
alors pour l'humanité entière : quoiqu'il subsiste à l'intérieur de l'humanité
socialiste des communautés restreintes de caractère, il ne pourra y avoir parmi
elles des communautés de culture indépendantes, car, sans exception, toute
communauté locale (et nationale) se trouvera, sous l'influence de la culture de
l'ensemble de l'humanité, en communication culturelle, dans un échange d'idées,
avec l'humanité entière.
Les transformations de la nation
Notre
recherche a démontré que sous la domination du capitalisme avancé qui
s'accompagne de la lutte des classes, le prolétariat ne saurait trouver aucune
force constitutive de la nation. Il ne forme pas de communauté de destin avec
les classes bourgeoises, ni une communauté d'intérêts matériels, ni une
communauté qui serait celle de la culture intellectuelle. Les rudiments d'une
telle communauté qui s'ébauchent au tout début du capitalisme disparaissent
nécessairement avec le développement de la lutte des classes. Alors que dans
les classes bourgeoises de puissantes forces économiques créent l'isolement
national, un antagonisme national et toute l'idéologie nationale, elles font
défaut dans le prolétariat. A la place, la lutte de classe, qui donne à sa vie
l'essentiel de son contenu, crée une communauté internationale de destin et de
caractère dans laquelle les nations n'ont de signification pratique qu'en tant
que groupes de même langue. Et comme le prolétariat est l'humanité en devenir,
cette communauté constitue l'aurore de la communauté économique et culturelle
de l'humanité tout entière sous le socialisme.
Il
faut donc répondre par l'affirmative à la question que nous avons posée au
début : le fait national n'a pour le prolétariat que la signification d'une
tradition. Ses racines matérielles plongent dans le passé et ne peuvent
s'alimenter du vécu du prolétariat. La nation joue donc pour le prolétariat un
rôle semblable à celui de la religion. Malgré cette parenté notons la différence.
Les racines matérielles des antagonismes religieux sont enfouies dans un
lointain passé et ne sont presque plus connues de l'homme de notre temps. Pour
cette raison, ces antagonismes sont totalement détachés de tous les intérêts
matériels et apparaissent comme des querelles purement abstraites autour de
questions surnaturelles. En revanche les racines matérielles des antagonismes
nationaux se trouvent tout juste derrière nous, dans le monde bourgeois moderne
avec lequel nous sommes en contact constant, elles conservent de ce fait toute
la fraîcheur et la vigueur de la jeunesse, et ébranlent d'autant plus que nous
sommes à même de ressentir directement les intérêts qu'elles expriment ; mais
puisqu'elles plongent moins profondément, il leur manque la résistance si
difficilement ébranlable d'une idéologie pétrifiée par les siècles.
Notre
recherche nous amène donc à une conception entièrement différente de celle de
Bauer. Bauer suppose, au contraire du nationalisme bourgeois, une
transformation continue de la nation vers de nouvelles formes et de nouveaux
caractères. Ainsi dans l'histoire, la nation allemande a revêtu des apparences
toujours renouvelés du proto-germain jusqu'au futur membre de la société
socialiste. Mais sous ces formes changeantes reste la nation même, et même si
certaines nations doivent disparaître et d'autres surgir, la nation demeure
cependant toujours la structure fondamentale de l'humanité. Selon nos
conclusions, par contre, la nation n'est qu'une structure temporaire et
transitoire dans l'histoire de l'évolution de l'humanité, l'une des nombreuses
formes d'organisation qui se succèdent ou se manifestent simultanément :
tribus, peuples, empires, Eglises, communautés villageoises, Etats. Parmi
elles, la nation dans sa spécificité est essentiellement un produit de la
société bourgeoise et c'est avec celle-ci qu'elle disparaîtra. Vouloir
retrouver la nation dans toutes les communautés passées et futures est tout
aussi artificiels qu'interpréter, à la manière des économistes bourgeois, l'ensemble
des formes économiques passées et à venir comme des formes variées du
capitalisme et concevoir l'évolution mondiale comme évolution du capitalisme,
qui irait du « capital » du sauvage – son arc – au « capital » de la société
socialiste.
Ici
apparaît le défaut de l'idée de base dans l'ouvrage de Bauer, telle que nous
l'avons citée plus haut. Quand celui-ci dit que la nation n'est pas une chose
rigide mais un processus en devenir, il implique que la nation en tant que
telle est permanente et éternelle. Pour Bauer, la nation est « le produit
jamais achevé d'un processus éternellement en cours. » Pour nous la nation est
un épisode dans le processus progressant à l'infini de l'évolution humaine. La
nation constitue pour Bauer l'élément fondamental permanent de l'humanité. Sa
théorie est une réflexion sur l'ensemble de l'histoire de l'humanité sous
l'angle du fait national. Des formes économiques se transforment, des classes
naissent et périssent, mais ce ne sont là que mutations de la nation, au sein
de la nation. La nation reste l'élément primaire auquel les classes et leurs
transformations confèrent simplement un contenu changeant. Pour cette raison,
Bauer exprime les idées et les objectifs du socialisme dans la langue du
nationalisme et parle de nation là où d'autres ont employé les termes de peuple
et d'humanité : la « nation », par la propriété privée des moyens de travail, a
perdu le contrôle de son destin ; la « nation » ne l'a pas consciemment décidé,
ce sont les capitalistes qui déterminent le destin de la « nation » ; la «
nation » de l'avenir se fera l'artisan de son propre destin ; nous avons déjà
cité plus haut les ateliers nationaux. Bauer est ainsi amené à qualifier de
politiques évolutionniste[1]nationale
et conservatrice-nationale les deux directions opposées de la politique, celle
du socialisme, dirigé vers l'avant, et celle du capitalisme, qui cherche à
maintenir l'ordre économique actuel. On pourrait de même, selon l'exemple cité
plus haut, qualifier le socialisme de politique évolutionniste-capitaliste.
La
manière dont Bauer traite la question des nationalités est une théorie
spécifiquement autrichienne, elle forme une doctrine de l'évolution de
l'humanité qui ne pouvait naître qu'en Autriche, où les questions nationales
dominent la vie publique tout entière. Ce n'est certes pas dans l'intention de
le stigmatiser qu'on constate qu'un chercheur maniant avec un tel succès la méthode
de la conception marxiste de l'histoire devient lui-même en succombant à
l'influence de son milieu une pièce à conviction pour cette théorie.
Seule
cette influence l'a mis en mesure de tant faire progresser notre compréhension
scientifique. C'est que nous ne sommes pas des machines à penser logiquement,
mais des êtres humains vivant à l'intérieur d'un monde qui nous oblige à
maîtriser, en nous appuyant sur l'expérience et la réflexion, les problèmes que
nous pose la pratique de la lutte.
Mais
il nous semble que dans la différence des conclusions intervient aussi une
différence des concepts philosophiques fondamentaux. A quoi notre critique des
conceptions de Bauer a-t[1]elle
toujours abouti ? A une évaluation différente des forces matérielles et
intellectuelles. Tandis que Bauer s'appuie sur la puissance indestructible des
choses de l'esprit, de l'idéologie en tant que force indépendante, nous mettons
toujours l'accent sur leur dépendance envers les conditions économiques. On
serait tenté de rapprocher cette déviation par rapport au matérialisme marxiste
du fait que Bauer, à plusieurs reprises, s'est posé en défenseur de la
philosophie de Kant et compte parmi les kantiens. Ainsi son œuvre confirme
doublement que le marxisme est une méthode scientifique précieuse et
indispensable.
Elle
seule lui a permis d'énoncer les nombreux résultats remarquables qui
enrichissent notre compréhension ; là où se manifestent certaines carences,
c'est précisément là que sa méthode s'éloigne des conceptions matérialistes
fondamentales du marxisme.
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