mardi 25 mai 2021

Réflexions sur la violence Par Georges Sorel

 "On éprouve beaucoup de peine à comprendre la violence prolétarienne quand on essaie de raisonner au moyen des idées que la philosophie bourgeoise a répandues dans le monde ; suivant cette philosophie, la violence serait un reste de la barbarie et elle serait appelée à disparaître sous l’influence du progrès des lumières. Il est donc tout naturel que Jaurès, nourri d’idéologie bourgeoise, ait un profond mépris pour les gens qui vantent la violence prolétarienne ; il s’étonne de voir des socialistes instruits marcher d'accord avec les syndicalistes ; il se demande par quel prodige de mauvaise foi des hommes qui ont fait leurs preuves comme penseurs peuvent accumuler des sophismes en vue de donner une apparence raisonnable aux rêveries de personnages grossiers qui ne pensent pas [Il paraît que c'est en ces termes que l’on parle du mouvement prolétarien dans le beau monde du socialisme raffiné.]. Cette question tourmente fort les amis de Jaurès, qui traitent volontiers de démagogues les représentants de la nouvelle école et les accusent de chercher les applaudissements de masses impulsives. 

Les socialistes parlementaires ne peuvent comprendre les fins que poursuit la nouvelle école ; ils se figurent que tout le socialisme se ramène à la recherche des moyens d’arriver au pouvoir. Les gens de la nouvelle école voudraient-ils, par hasard, faire de la surenchère pour capter la confiance de naïfs électeurs et subtiliser les sièges aux socialistes nantis ? L’apologie de la violence pourrait encore avoir un très fâcheux résultat, en dégoûtant les ouvriers de la politique électorale, ce qui tendrait à faire perdre leurs chances aux candidats socialistes, en multipliant les abstentions ! Voudrait-on faire revivre les guerres civiles ? Cela paraît insensé à nos grands hommes d’Etat."


"Est-ce à dire qu’ils soient complètement ennemis de la violence ? Il ne serait pas dans leur intérêt que le peuple fût tout à fait calme ; il leur convient qu'il y ait une certaine agitation ; mais il faut qu’elle soit contenue en de justes limites et contrôlée par les politiciens. Jaurès fait, quand il juge cela utile pour ses intérêts, des avances à la Confédération générale du Travail [Suivant les besoins, il est pour ou contre la grève générale. D’après quelques-uns il vota pour la grève générale au congrès international de 1900, d’après d’autres il s’abstint.] ; il recommande parfois à ses pacifiques commis de remplir son journal de phrases révolutionnaires ; il est passé maître dans l’art d’utiliser les colères populaires. Une agitation, savamment canalisée, est extrêmement utile aux socialistes parlementaires, qui se vantent, auprès du gouvernement et de la riche bourgeoisie, de savoir modérer la révolution ; ils peuvent ainsi faire réussir les affaires financières auxquelles ils s’intéressent, faire obtenir de menues faveurs à beaucoup d’électeurs influents, et faire voter des lois sociales pour se donner de l’importance dans l’opinion des nigauds qui s’imaginent que ces socialistes sont de grands réformateurs du droit. Il faut, pour que cela réussisse, qu’il y ait toujours un peu de mouvement et qu’on puisse faire peur aux bourgeois."


"Jaurès croit, sans doute, agir pour le plus grand bien du socialisme, comme les casuistes relâchés croyaient être les meilleurs et les plus utiles défenseurs de l’Eglise ; ils empêchaient, en effet les chrétiens faibles de tomber dans l'irreligion et les amenaient à pratiquer les sacrements, - exactement comme Jaurès empêche les riches Intellectuels, venus au socialisme par le dreyfusisme, de reculer d’horreur devant la lutte de classe et les amène à commanditer les journaux du parti. A ses yeux, Vaillant est un rêveur, qui ne voit pas la réalité du monde, qui se grise avec les chimères d'une insurrection devenue impossible et qui ne comprend point les beaux avantages que peut tirer du suffrage universel un politicien roublard."


"Jaurès, qui avait été si fort mêlé à toutes les péripéties du dreyfusisme, avait rapidement jugé l’âme de la haute bourgeoisie, dans laquelle il n’avait pu encore pénétrer. Il a vu que cette haute bourgeoisie est d'une ignorance affreuse, d’une niaiserie béate et d'une impuissance politique absolue ; il a reconnu qu'avec des gens qui n’entendent rien aux principes de l’économie capitaliste il est facile de pratiquer une politique d’entente sur la base d’un socialisme extrêmement large ; il a apprécié dans quelle mesure il fallait – pour devenir le maître de gens dépourvus d’idées – mêler : les flatteries à l’intelligence supérieure des imbéciles qu’il s’agit de séduire, les appels aux sentiments désintéressés des spéculateurs qui se piquent d'avoir inventé l’idéal, les menaces de révolution. L’expérience a montré qu’il avait une très remarquable intuition des forces qui existent, à l’heure actuelle, dans le monde bourgeois. Vaillant, au contraire, connaît très médiocrement ce monde ; il croit que la seule arme à employer pour faire marcher la bourgeoisie est la peur ; sans doute, la peur est une arme excellente, mais elle pourrait provoquer une résistance obstinée si l’on dépassait une certaine mesure. Vaillant n’a pas, dans l’esprit, les remarquables qualités de souplesse et peutêtre même de duplicité paysanne qui brillent chez Jaurès et qui l’ont fait souvent comparer à un merveilleux marchand de bestiaux. Plus on examine de près l’histoire de ces dernières années, plus on reconnaît que les discussions sur les deux méthodes sont puériles : les partisans des deux méthodes sont également opposés à la violence prolétarienne, parce que celle-ci échappe au contrôle de gens dont la profession est de faire de la politique parlementaire. Le syndicalisme révolutionnaire n’a pas à recevoir l’impulsion des socialistes dits révolutionnaires du parlement."


"Les deux méthodes du socialisme officiel supposent une même donnée historique. Sur la dégénérescence de l'économie capitaliste se greffe l'idéologie d'une classe bourgeoise timorée, humanitaire et prétendant affranchir sa pensée des conditions de son existence ; la race des chefs audacieux qui avaient fait la grandeur de l'industrie moderne disparaît pour faire place à une aristocratie ultra-policée, qui demande à vivre en paix. Cette dégénérescence comble de joie nos socialistes parlementaires. Leur rôle serait nul s'ils avaient devant eux une bourgeoisie qui serait lancée, avec énergie, dans les voies du progrès capitaliste, qui regarderait comme une honte la timidité et qui se flatterait de penser à ses intérêts de classe. Leur puissance est énorme en présence d'une bourgeoisie devenue à peu près aussi bête que la noblesse du XVIIIe siècle. Si l'abrutissement de la haute bourgeoisie continue à progresser d'une manière régulière, à l'allure qu'il a prise depuis quelques années, nos socialistes officiels peuvent raisonnablement espérer atteindre le but de leurs rêves et coucher dans des hôtels somptueux. Deux accidents sont seuls capables, semble-t-il, d'arrêter ce mouvement : une grande guerre étrangère qui pourrait retremper les énergies et qui, en tout cas, amènerait, sans doute, au pouvoir des hommes ayant la volonté de gouverner [Cf. Sorel, Insegnamendi sociali, p. 388. L’hypothèse d'une grande guerre européenne semble peu vraisemblable à l'heure présente] ; ou une grande extension de la violence prolétarienne qui ferait voir aux bourgeois la réalité révolutionnaire et les dégoûterait des platitudes humanitaires avec lesquelles Jaurès les endort. C'est en vue de ces deux grands dangers que celui-ci déploie toutes ses ressources d'orateur populaire : il faut maintenir la paix européenne à tout prix ; il faut mettre une limite aux violences prolétariennes. Jaurès est persuadé que la France serait parfaitement heureuse le jour où les rédacteurs de son journal et ses commanditaires pourraient puiser librement dans la caisse du Trésor publie ; c'est le cas de répéter un proverbe célèbre : « Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre. » Un tel gouvernement socialiste ruinerait, sans doute, le pays qui serait administré avec le même souci de l'ordre financier qu'à été administrée l'Humanité ; mais qu'importe l'avenir du pays pourvu que le nouveau régime procure du bon temps à quelques professeurs qui s'imaginent avoir inventé le socialisme et à quelques financiers dreyfusards ? Pour que la classe ouvrière pût accepter aussi cette dictature de l'incapacité, il faudrait qu'elle fût devenue aussi bête que la bourgeoisie et qu'elle eût perdu toute énergie révolutionnaire, en même temps que ses maîtres auraient perdu toute énergie capitaliste. Un tel avenir n'est pas impossible et l’on travaille avec ardeur à abrutir les ouvriers dans ce but. La, Direction du Travail et le Musée social s’appliquent de leur mieux, à cette merveilleuse besogne d’éducation idéaliste, que l’on décore des noms les plus pompeux et que l’on présente comme une œuvre de civilisation du prolétariat. Les syndicalistes gênent beaucoup nos idéalistes professionnels et l'expérience montre qu'une grève suffit parfois à ruiner tout le travail d'éducation que les fabricants de paix sociale ont patiemment conduit durant plusieurs années."


"Jaurès est aussi enthousiaste que les cléricaux des mesures qui éloignent les classes ouvrières de la révolution marxiste ; je crois qu’il comprend mieux qu’eux ce que peut produire la paix sociale ; il fonde ses propres espérances sur la ruine simultanée de l’esprit capitaliste et de l'esprit révolutionnaire."

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