[The New Moral World, 20 janvier 1844]
Constatant que l’article du Times sur les communistes en Allemagne a été reproduit dans votre journal, je ne peux manquer d’y faire quelques observations que vous jugerez sans doute bonnes à publier. Le Times jouissait jusqu'ici sur le continent de la réputation d’un organe bien informé, mais il mettrait bientôt un terme à cette opinion s’il publiait encore quelques articles du genre de celui de son correspondant sur le communisme allemand. Quiconque est tant soit peu familiarisé avec les mouvements sociaux en France et en Angleterre constate aussitôt que l'auteur de cet article ignore tout du sujet qu'il traite. Son ignorance est si grande qu'il n'est même pas capable de déceler les côtés faibles du parti qu’il attaque. S’il voulait calomnier Weitling, il pouvait trouver dans ses écrits des passages qui correspondent bien plus au but qu’il poursuit. S’il s’était simplement donné le mal de lire le rapport de la commission d’enquête de police de Zurich – qu’il assure connaître, bien que ce ne soit manifestement pas vrai –, il eût trouvé en surabondance matière à diffamation, des citations taillées et combinées spécialement dans ce but [Allusion au compte rendu publié par la commission d’enquête de Zurich, signé par le juriste et politicien réactionnaire Carl Bluntschli et intitulé : « Les Communistes en Suisse d’après les documents trouvés chez Weitling. Reproduction textuelle du rapport de la commission d’enquête préparé pour le gouvernement de l'état de Zurich. 1843. »]. En somme, il est très curieux que les communistes doivent fournir à leurs adversaires les armes pour la lutte, mais comme nous nous tenons sur la large base de la polémique philosophique, nous pouvons nous permettre ce luxe. Le correspondant du Times présente tout d’abord le parti communiste comme étant très faible en France, et doute que le soulèvement de 1839 à Paris [Dans la Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes, Engels écrit à ce propos : « La Ligue des communistes n’était alors en fait qu’une section allemande des sociétés secrètes françaises, notamment de la Société des Saisons dirigée par Barbès et Blanqui avec laquelle elle était en relations étroites. Les Français (de la Société des Saisons) lancèrent une grande action le 12 mai 1839 : les sections de la Ligue y participèrent et furent donc entraînées dans la défaite commune. » (Cf. MarxEngels, Le Parti de classe, Petite Collection Maspero, 1973, t. Il, P. 19.) Au stade utopiste du mouvement ouvrier correspondent aussi des modes d’organisation – trop larges ou trop restreints par rapport au mode d’organisation du prolétariat moderne, surtout en l’absence de la base de syndicats.] ait procédé de lui, car il l’attribue au « très puissant » parti républicain. O informateur bien informé de l’opinion publique anglaise, considérez-vous comme très faible un parti qui regroupe environ un demi-million d’hommes adultes ? Savez-vous que le « puissant » parti républicain se trouve en France dans un état de dissolution aiguë de plus en plus accéléré ? Savez-vous que le Journal Le National, l’organe de ce « puissant » parti, a un tirage inférieur à celui de n’importe quel journal parisien ? Moi qui suis étranger, dois-je vous rappeler que la souscription républicaine ouverte l’été dernier par Le National pour le fonds des sécessionnistes irlandais n’a produit que cent livres sterling, malgré les grandes sympathies qu’éprouvent les républicains pour la cause irlandaise ? Ne savez-vous pas que la masse du parti républicain – les classes laborieuses – s’est depuis longtemps séparée de ceux qui sont riches au sein de ce parti, et n’a-t-elle pas, non seulement rejoint, mais encore fondé le parti communiste, bien avant que Cabet ait commencé à prôner le communisme ? [Engels fait sans doute allusion au parti dirigé par Blanqui, qui dût rester clandestin, étant donné aussi la législation et la répression de cette époque.] Ne savez-vous pas que toute la « puissance » des républicains français consiste dans l’appui confiant qu’ils trouvent chez les communistes, parce que ceux-ci souhaitent l’instauration d’une république avant qu’ils puissent commencer à mettre en pratique le communisme ? Il semble que vous ignoriez tout cela, bien que vous devriez le connaître pour pouvoir vous former une opinion correcte sur le socialisme continental. En ce qui concerne la méthode utilisée pour exposer les faits de 1839, je ne la trouve pas très honorable pour son auteur, ni son parti. Pour ma part, je sais d’hommes qui ont directement participé à cette émeute qu’elle a été préparée et exécutée par des communistes. Le correspondant bien informé affirme en outre : « Les doctrines de Fourier et de Cabet semblent occuper davantage les esprits de quelques littérateurs et des hommes de science que d’avoir la faveur générale du peuple. » C’est exact pour ce qui concerne Fourier, comme je l’ai déjà exposé dans un précédent article [Allusion à son article intitulé « Progrès de la réforme sociale sur le continent ». Engels y décrivait l’état des partis ouvriers en 1843 ainsi que leur évolution.] « que j’ai eu l’occasion de publier dans le présent journal ; mais Cabet ! Cabet qui n’a pratiquement écrit rien d’autre que de petits pamphlets, Cabet qui a toujours été appelé le père Cabet, un nom que ne lui auraient certainement pas donné les « littérateurs et hommes de science », Cabet dont le plus grand défaut est la superficialité et le manque d’égards pour les exigences justifiées de la recherche scientifique, Cabet, le directeur d’un journal qui sert à l’information précisément de ceux qui savent tout juste lire ! Les doctrines de cet homme ne peuvent occuper les esprits de professeurs de l’Université de Paris, tels que Michelet ou Quinet dont toute la fierté est d’être profonds – aussi profonds que le mysticisme ! C’est tout de même ridicule. Le correspondant parle ensuite des fameuses manifestations nocturnes des Allemands à Hambach et Steinhölzli, et affirme « qu'elles ont eu un caractère plus politique que révolutionnaire et social ». On ne sait où commencer à découvrir les erreurs contenues dans cette seule phrase. D’abord des « manifestations nocturnes » sont totalement inconnues sur le continent ; nous ne connaissons pas de meetings à la lumière des flambeaux tels que ceux des chartistes ou des rébeccaïtes [Nom que se donnaient (d’après le livre I de Moïse, 24, 60) les paysans qui s’étaient soulevés en Galles du Sud de 1843 à 1844 contre les taxes de voirie. Ils s’habillaient de vêtements de femme pour détruire de nuit les postes de perception des redevances et les barrières de douane.]. La fête de Hambach a eu lieu en plein jour, sous les yeux des autorités. Hambach se trouve en Bavière, et en Suisse, plusieurs centaines de lieues les séparent. Notre correspondant parle cependant de « la manifestation de Hambach et de Steinhölzli ». Troisièmement, ces deux manifestations étaient séparées par une marge considérable non seulement dans l’espace, mais encore dans le temps. On s’est réuni à Steinhölzli plusieurs années après Hambach. Quatrièmement, ces manifestations ne portaient pas seulement en apparence un caractère politique, elles avaient effectivement un caractère purement politique : elles eurent lieu avant que les communistes soient apparus sur scène. Les sources auxquelles notre correspondant puise ses inestimables informations sont « le rapport de la commission de Zurich sur les écrits communistes publiés et inédits qui ont été découverts chez Weitling lors de son arrestation, et sa propre enquête ». L’ignorance que manifeste notre correspondant montre clairement qu’il n’a même pas lu ce rapport : il est évident que les « écrits communistes publiés » n’ont pas pu être DÉCOUVERTS lors d’une arrestation, puisque leur publication préalable exclut toute possibilité de « découverte ». Le haut procureur général de Zurich ne se vanterait certes pas de la « découverte » de livres que l’on peut se procurer chez n’importe quel libraire. En ce qui concerne les écrits « inédits » pour la répression desquels une action juridique a été engagée, les sénateurs zurichois eussent vraiment été inconséquents s’ils les avaient publiés eux-mêmes par la suite – comme notre correspondant semble le croire. Ils s’en sont bien gardés ! De fait, dans tout son compte rendu, notre correspondant ne mentionne rien de ce qu’il a pu tirer de cette source et de sa propre enquête, sinon les deux nouveautés suivantes : les communistes allemands tireraient leur doctrine pour l’essentiel de Cabet et Fourier, c’est-à-dire exactement de ceux qu’ils attaquent, comme notre correspondant aurait pu le lire dans le même livre [Weitling, Garanties, p. 228, cité par Engels] qu’il cite si largement ; ils verraient « leurs quatre évangélistes en Cabet, Proudhon, Weitling et – et – Constant » ! Benjamin Constant, l’ami de Madame de Staël est mort depuis longtemps et l’idée ne l’a jamais effleuré de s’occuper de réforme sociale. Manifestement notre correspondant veut dire Considérant, fouriériste, directeur de l'exPhalange et actuellement de la Démocratie pacifique, qui est surtout liée avec les communistes. « La doctrine communiste est en ce moment plus négative que positive » – et aussitôt après cette affirmation notre correspondant se contredit lui-même, en brossant en douze points un tableau de l’ordre social nouveau proposé par Weitling, dont le plan est plus que positif (il ne mentionne même pas la destruction de l’actuel régime social). Il rapporte cependant ce plan de manière tout à fait confuse. Notre correspondant démontre que, dans la plupart des cas, il n’a même pas compris de quoi il parlait, car au lieu de s’en tenir à l’essentiel il se perd dans des détails insignifiants. Ainsi il omet le point essentiel sur lequel Weitling est supérieur à Cabet, à savoir lorsqu’il parle de l’abolition de tout pouvoir gouvernemental, fondé sur la force et la majorité [Ergänzungsband, dans lequel cet article est traduit de l’anglais, rend majority par Vorrang (privilège hiérarchique). En fait, Engels parle effectivement de l’abolition du système démocratique majoritaire au sein de la société communiste, les fonctions n’y étant pas assumées par ceux qui savent séduire la majorité, donc les plus vils, comme le montre notre époque de télévision, mais tout bonnement par ceux qui sont les plus capables de remplir la fonction qu’exige un travail donné. Lénine a repris à son compte le but de la société communiste, à savoir l’abolition finale de tout Etat et donc de la démocratie, cf. L’Etat et la Révolution, chap. 6 : « Engels et la suppression de la démocratie. » Engels avait une vue parfaitement historique sur le processus de la démocratie : « L’égalité démocratique est une chimère : la lutte des pauvres contre les riches ne peut donc être menée jusqu’à son terme ultime sur le terrain de la démocratie ou de la politique en général. Cette phase n’est donc qu’un point de transition, car c’est le dernier moyen purement politique que l’on puisse employer, car aussitôt après il faut que se développe un élément nouveau, un principe dépassant tout élément politique : celui du socialisme. » (« La Situation de l’Angleterre. La Constitution anglaise », Vorwärts, octobre 1844.) Ayant ainsi épuré ce qu’il y avait d’utopique, c’est-à-dire a-historique dans le rejet de la démocratie et l’abolition de l’Etat, Engels pouvait mettre en évidence que, chez Proudhon lui-même ce germe de communisme affleurait malgré tout son contexte petit-bourgeois et l’incohérence voire l’absence des moyens pour le réaliser : « Il [Proudhon] y fait, en outre, quelques REMARQUES fort intelligentes sur les formes de gouvernement. Après avoir observé que toute forme de gouvernement est à rejeter, qu’il s’agisse de démocratie, d’aristocratie ou de monarchie, que le gouvernement s’appuie sur la force et que même dans le meilleur des cas possibles la force de la majorité opprime la minorité plus faible, il en vient à la conclusion : « Nous voulons l’anarchie ! » Ce dont nous avons besoin, c’est l’anarchie, c’est-à-dire le gouvernement exercé par nul être humain, la responsabilité de chaque particulier devant personne d’autre que lui-même. » (Engels, « Progrès de la réforme sociale sur le continent ») Aux yeux de Marx-Engels, ce processus devait être le résultat d’une longue activité de classe combinant spontanéité et organisation en vue d’abolir toutes les superstructures de contrainte politiques de classe afin que les producteurs puissent exercer enfin librement leur action vitale. Au moment de la Commune, les producteurs commencèrent à s’organiser d’abord politiquement de manière démocratique dans ce but : « Dans une brève esquisse d'organisation nationale que la Commune n’eut pas le temps de développer, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l'armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu de département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris ; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par un mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l’a dit faussement, mais devaient être acquittées par des fonctionnaires communaux, autrement dit strictement responsables. » (Marx, La Guerre civile en France, Ed. sociales, p. 43.) Et Engels remarquait dans son Introduction de 1891 à La Guerre civile en France que la Commune avait en somme mis en place « une organisation qui – comme Marx le dit très justement dans la Guerre Civile – DEVAIT ABOUTIR au communisme, c’est-àdire à l’exact opposé de la doctrine de Proudhon. C’est aussi pourquoi la Commune fut le tombeau de l’école proudhonienne du socialisme ». En effet, après la critique théorique, les faits et la praxis même – à laquelle les proudhoniens avaient contribué – ruinèrent cet utopisme immédiatiste.]. En effet, il remplace celui-ci par une simple administration qui organise les diverses branches de travail et en distribue les produits. Il passe également sous silence sa proposition de nommer tous ceux qui occupent une fonction dans l’administration et dans chaque branche particulière, non par la majorité de la communauté, mais simplement par le savoir-faire nécessaire à la fonction précise du travail devant être accompli. En outre, il omet ce qui est l’une des caractéristiques principales du plan, à savoir que l’on sélectionne les personnes les plus compétentes par le moyen d’une sorte de concours, sans que l’on connaisse les diverses personnes qui s’y essayent. Les noms se trouvent dans une enveloppe cachetée, et l’on n’ouvre que l’enveloppe qui renferme le nom du candidat heureux. De la sorte se trouve exclue toute considération d’ordre personnel qui pourrait influencer les esprits des membres de la commission d’examen. En ce qui concerne les autres citations de Weitling, je laisse aux lecteurs de ce journal le soin de juger s’ils veulent reprendre à leur compte la misérable matière que notre correspondant entend leur réserver, ou bien s’ils ne revendiquent pas dans tous les cas, sinon dans beaucoup d’entre eux, les principes et les projets que ce journal s’est proposé de diffuser lors de sa fondation. Quoi qu’il en soit, si le Times souhaitait une nouvelle fois commenter le communisme allemand, il devrait se mettre en quête d’un autre correspondant. Je demeure, sincèrement,
votre F. Engels.
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