A) Loi naturelle. Prenons un
exemple classique : je place sur la paume de ma main une pierre ; je retourne
ma main, la pierre tombe. Autant de fois, je répéterai cette expérience, autant
de fois la pierre tombera. Je conclus de mes constatations que la pierre, en
tombant, obéit à une loi, à une loi de la nature. Toute cause permanente ou
identique produit des effets identiques ; le mot loi exprime en ce cas la
nécessité de cette genèse, et je sens bien que l'équilibre du système auquel je
suis assujetti exige l'invariabilité du phénomène : l'effet doit se produire
quand la cause se renouvelle ou persiste. Si la pierre livrée à elle-même ne
tombait pas, le satellite ne serait plus asservi à la planète, l'attraction des
masses et la gravitation des mondes seraient déréglées. Il est très important
de ne point se laisser prendre à de vaines apparences, quand on prétend
codifier les lois naturelles. En 1846, 56, 66 la Loire a débordé. Maintes gens
ont prétendu qu'elle sortait constitutionnellement de son lit tous les dix ans.
Ils s'étaient trop hâtés d'admettre la constance de l'événement. Il faut, en outre,
rattacher à leur véritable cause les effets observés. La balle n'est point
projetée hors du fusil, parce que le percuteur a frappé la douille, cette cause
ne serait pas suffisante, mais parce que cette percussion a fait jaillir
l'étincelle qui a enflammé le fulminate et la force de propulsion est produite
par l'expansion des gaz. La balle qui sort du fusil obéit à la loi de la
dilatation, l'inventeur de l'outil a eu recours à cette loi mystérieuse que
décèle l'observation : le choc, c'est-à-dire le mouvement contrarié engendre la
chaleur, symptôme d'un travail moléculaire qui peut aller jusqu'à la
combustion. Dire que la nature a des lois, ce n'est pas dire qu'elle a eu un
législateur en la personne d'un créateur omnipotent ni qu'elle soit à elle-même
son propre législateur, ni qu'elle soit un créateur indépendant. Je m'explique.
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Cette discipline contente notre
idée d'ordre et satisfait notre raison. Nous en concluons qu'un être doué de
raison a organisé, a sérié, a relié cette gamme naturelle. Mais il peut très
bien se faire que les choses soient ainsi parce qu'elles sont ainsi, ce qui
leur a permis d'être. Les icebergs qui dérivent dans le détroit de Behring
n'ont pas eu d’architectes, et leur vague ressemblance avec des édifices leur
donne seule à nos yeux une particularité qui nous les signale comme plus
remarquables qu'un champ de glaçons disloqués. Lorsque la terre incandescente
s'est refroidie et a pris de la consistance, la vie est devenue possible à sa
surface et la vie y est apparue. Mais ce n'est point pour que la vie s'y
montrât, pour que l'homme s'y levât, qu'une main éternelle (puérile et
grossière image!) a refroidi la nébuleuse en fusion. La vérité c'est que la
science, de jour en jour davantage, nous montre l'erreur où nous tombons quand
nous imaginons la matière dense, compacte, continue. La matière, ainsi
comprise, n'existe pas. Il n'y a que des systèmes stellaires d'atomes, soumis à
la gravitation dans des cycles distincts. Les forces différentes que nous
connaissons dans notre monde ou dans le monde sont les apparences diverses sous
lesquelles se manifeste à nous une force unique, quand sa condition change ou
quand son intensité se modifie. Les découvertes les plus récentes permettent de
croire que les rayons lumineux sont des rayons X amortis, atténués, et devenus
perceptibles pour notre œil ; les vibrations du son n'influencent plus notre
oreille, quand elles dépassent une certaine fréquence ; les ondulations de la
lumière n'influenceraient plus notre rétine, au-delà d'une certaine puissance.
Nous savons que l'énergie arrêtée dans son mouvement, contrariée, refoulée
produit la chaleur. Il est permis de penser qu'une force dégagée par la brusque
abolition ou la transformation soudaine d'un système moléculaire, traverse et
bouleverse de proche en proche d'autres systèmes moléculaires et que ce
frissonnement qui se propage est l'électricité. Mais ce qui est la force
unique, essentielle, nous n'en savons rien. Elle existe... Que parlons-nous de
création? Toute force ou toute source de force ne peut être engendrée ou
constituée que par une force, ce qui recule l'origine de la force vers l'infini.
Ne nous laissons pas abuser par cette idolâtrie grandiose qui élève la nature
au rang d'une bête fabuleuse et la consacre comme une divinité de fait. On
enseignait, il n'y a pas cent ans, que la nature avait horreur du vide, et
ainsi, commodément, on expliquait ce que devait amener à comprendre la théorie
des pressions. Refusons-nous à un panthéisme religiosâtre. La nature n'est pas
cette gigantesque marmotte en boule qui, digérant les Univers dans son ventre,
aurait un instinct à défaut d'un esprit et créerait ses lois au rythme de son
souffle. Le mot loi, quand il désigne la loi naturelle, ne doit avoir qu'un
sens : ce mot exprime que la relation d'une cause a avec ses effets m, n, r,
etc. reste constante lorsque la cause subsiste ou se renouvelle. Pour le mot
loi dont nous nous servons, nous indiquons que dans l'enchaînement des
phénomènes nous savons discerner la cause de l'effet, nous proclamons que le
plan de la réalité matérielle est conforme au plan mathématique de notre
intelligence et que la déduction qui s'opère : l'effet engendré par la cause,
était obligée, nécessaire.
B) Loi artificielle, loi
écrite. La loi de la nature, avons-nous dit, est indispensable au maintien, à
l'équilibre d'un système, le système auquel l'existence nous assujettit. Sans
doute, nous nous sommes adaptés aux conditions matérielles dans lesquelles nous
sommes obligés de vivre, mais il n'est pas douteux que notre existence serait
impossible, et la vie telle, du moins, que nous la concevons de tous les êtres
également si les lois naturelles n'existaient plus. Supposons abolie la loi que
nous appelons loi de l'attraction, l'air ne serait plus maintenu à la surface
du globe, nous ne serions plus adhérents au sol, et nous ne serions plus même
des corps constitués puisque les molécules de notre corps ne seraient plus
associées, puisque le sang qui ne serait plus du sang, ne serait plus contenu
dans nos artères évanouies. La loi artificielle, la loi fabriquée par l'homme,
devrait être semblable à la loi naturelle. Nulle loi ne peut être excusable ou
ne peut sembler légitime que si elle est nécessaire au maintien, à l'équilibre
du système vital qui permet à l'individu de subsister au milieu de ses
congénères. L'esprit public est imprégné de cette idée que la loi est un bien.
La loi est un mal, car toute loi restreint la liberté. « La loi n'atteint la
licence qu'en frappant la liberté ». Qui a dit cela? Un révolutionnaire? Pas
précisément. L'auteur de cette pensée est celui qui, à la formule célèbre de
Danton : « l'audace, et puis l'audace et encore l'audace » opposait cette
devise : « la justice, et puis la justice et encore la justice ». Ce téméraire
tribun s'appelait Royer-Collard. Sa sentence qui frappe au front, la loi n'a
pas jailli d'un nuage orageux : elle a brillé comme une lueur d'aurore sur les
pentes d'un génie moyen couvert de lauriers un peu fanés, mais que le vernis de
l'histoire empêchera longtemps de se flétrir. Voyons comment s'est formée la
loi (Voir droit, code, légalité, législation, justice, etc.). Le droit
primordial de l'homme, c'est le droit à la vie. Le devoir primaire de l'homme
envers lui-même, c'est de défendre et de protéger son existence. On a dit qu'il
fallait vivre d'abord, philosopher ensuite : « primum vivere, deinde
philosophari ». Nous dirons, en modifiant cet adage bien connu : vivre d'abord,
c'est le principe essentiel de la philosophie ; c'est l'axiome du droit
individuel et du droit social. Imaginons un paysage biblique. Un homme se
dresse sous les cieux resplendissants mais impassibles, dans une plaine
luxuriante mais sauvage et inculte. Les cratères en éruption s'empanachent
au-dessus de sa tête. Eperdu d'effroi à l'idée de son isolement, tremblant
d'angoisse à la vue de son péril, il se nourrit de racines et se protège contre
les éléments. Le soleil neuf est ardent, l'homme veut boire... Près de la
source où il va se désaltérer, un autre homme, son semblable a surgi. La source
murmurante occupe un étroit entonnoir... Si le trou d'eau, comme disent les
explorateurs, n'est ni assez large ni assez riche pour se prêter au désir des deux
bouches qui veulent humer l'onde bienfaisante, rien n'y fera. Le plus fort des
deux compétiteurs tuera le plus faible, ou le plus agile le moins leste. Le
vainqueur boira, courbé sur le cadavre du vaincu. Mais que l'eau soit
accessible et d'un débit suffisant, part à deux! Primus, pour parler le langage
juridique, prend conscience de cette vérité élémentaire : que son droit à la
vie peut marcher de pair avec le droit identique de Secundus. Primus et
Secundus boiront ensemble ou l'un après l'autre. L'accord s'établit, ou le
compromis se réalise. Peu à peu, notre clairière édénique se peuple de colons
involontaires ; ils n'ont pas demandé à venir au monde : ils sont nés
cependant. Si l'un d'eux est plus faible ou malingre, il peut être sacrifié ;
l'audace et la convoitise rompront à son détriment l'équité. Mais un clan se
forme. Le disgracié, le déshérité de naissance trouve des défenseurs parmi ses
compagnons de la prairie. Ces protecteurs égoïstes redoutent pour eux-mêmes la
contagion du mauvais exemple, la prédominance de la force brutale, sur la
notion du partage ou de la jouissance collective. Ils se font les défenseurs du
droit individuel pour le salut du droit commun. La présence des femmes et la
survenance des enfants compliquent la question sociale primitive. Les femmes,
qui doit les défendre, et qui doit les posséder? Un fait est certain : pour
tous les biens, dont le principal est l'aliment, les appétits doivent être
réfrénés, s'ils ne peuvent se débrider en même temps ; ils doivent se tempérer
ou se restreindre quand devient plus rare ou moins facilement accessible la «
masse » nécessaire aux besoins de tous. Et quand un bien est affecté au besoin
d'un individu, ce bien appartient à cet individu. Ainsi se dégage le principe
de la propriété dont la notion est donnée à l'homme par la possession de son
corps. C'est sur ces assises primitives que s'est formée la loi ; l'équité
réside dans l'exactitude avec laquelle la restriction imposée, ou acceptée,
correspond à la nécessité de sauvegarder le droit identique du voisin ; la
morale consiste dans la reconnaissance spontanée et dans l'observation bénévole
de l'équité. Le monde ancien a vécu de cette morale dont le symbole est une
équation : l'équation des droits, et qui se résume en deux formules : « il ne
faut pas entamer injustement le droit d’autrui » « neminem lœdere » ; que
chacun soit maître de ce qui lui appartient et reçoive ce qui lui revient «
suum cuique tribuere ». Et les civilisations rudimentaires ou primitives ont
sanctionné la loi de justice par un châtiment fondé sur l'équivalence de la
pénalité ou de la réparation avec le dommage. La loi romaine des douze tables
taillait dans le débiteur vivant une livre de chair en représentation du poids
de numéraire non payé, et l'ancien droit pénal, pour employer ces mots modernes
qui s'appliquent mal aux époques reculées, a connu la peine du talion, cette
vindicte qui subsiste encore dans l'usage oriental et ne semble devoir s'y
dissoudre qu'à la longue. Œil pour œil, dent pour dent. Le cadre de cette étude
nous restreint. Nous ne saurions exposer ici, nous mentionnons seulement que le
Christianisme a tenté de fonder une morale sur une idée nouvelle. Cette idée
que la Cité antique ne pouvait concevoir, c'est l'amour du prochain ; un tel
altruisme suppose le sacrifice joyeux spontané, tout ce que le désir de faire
le bonheur ou d'apaiser la souffrance peut mettre d’abnégation et d'élan dans
ce mot dont la doctrine épurée prétendait rajeunir l'étymologie grecque : le
mot de Charité. * * * La loi fixe la règle ; la loi opère sur les ambitions une
compression, impose aux appétits une restriction, conditionne le droit
individuel afin d'assurer l'exercice du droit collectif, ou afin de permettre à
tous les individus l'usage suffisant de leur droit particulier. Mais qui fera
la loi? Qui discernera dans quelle mesure et de quelle manière la compression
doit se produire, la restriction être imposée? Car la loi ne peut sortir
automatiquement de la nécessité sociale. La machine sociale ne règle pas
elle-même l'introduction ou l'expulsion de la vapeur, comme ces mécaniques
modernes qui assurent par leurs propres organes le libre jeu nécessaire à leur
rendement. C'est à ce point que la loi artificielle, oscillant entre ces deux
pôles : le bon plaisir et le bon sens, bifurque et se sépare nettement de la
loi naturelle, ou loi de la nature. Quelles que soient les révolutions qu'aient
subies les nations, les constitutions gouvernementales se ramènent et se
ramèneront toujours à trois types : la monarchie, l’aristocratie ou oligarchie,
la démocratie. Montesquieu, sur ce sujet, et pour cette classification, se
rencontre avec Aristote. Dans une analyse qui a pour thème le mot : loi, on
s'étonnerait que Montesquieu ne fût pas nommé, que l'Esprit des lois ne fût pas
cité. L'Esprit des lois est une œuvre considérable, qui est assurée d'une
gloire éternelle. Cet heureux destin se perpétue pour les ouvrages consacrés,
que les bibliothèques opulentes ou simplement traditionnalistes se doivent à
elles-mêmes d'accueillir, mais qu'une main fervente ou fureteuse ne vient plus
troubler dans la paix définitive de leur asile. L'Esprit des Lois est une œuvre
dont la trame est forte, mais brochée de soies très disparates, où les
considérations anecdotiques traversent la thèse doctrinale. Vous apprendrez que
les Tartares étaient obligés de mettre leur nom sur leurs flèches, afin que
l'on connût la main qui les lança, et ce chapitre est intitulé : « Des lettres
anonymes ». L'auteur vous entretiendra de Gelon, roi de Syracuse, et des
Bactriens « qui faisaient manger leurs pères vieux à de grands chiens » avant
d'écrire ces chapitres imposants et graves qui ont pour titre : « Combien il faut
être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation » (thèse
discutable), ou bien encore : « De la tolérance en fait de religion » (sujet
périlleux pour l'époque et trop prudemment abordé). Dans l'Esprit des lois on
peut reconnaître à la curiosité de son esprit personnel l'auteur des « Lettres
persanes ». Le goût de l'érudition exotique bariole ce classique traité, la
fantaisie plante des panaches inattendus sur la masse sévère du monument.
Combien Aristote est plus simple, plus beau, moins varié mais plus complet dans
sa Politique! Quelle surprise de constater que la politique, en tant que
science sociale, ait si peu changé depuis qu'il y a des hommes, et qui
oppriment! Il va de soi que, sous tous les régimes, où le pouvoir est
centralisé entre les mains d'un maître ou d'une caste, le fait du prince, pour
parler comme les juristes, se rapproche de l'arbitraire. La loi favorise des
privilégiés ou une classe de privilégiés, et pour voiler sa tyrannie ou
dissimuler son exaction, elle se réclame hypocritement de l'intérêt public.
Elle sacrifie des droits individuels, non pour assurer l'équitable répartition
de la liberté entre tous les citoyens, mais pour frustrer le nombre au profit
de bénéficiaires qui cumulent. Elle fait une fixation frauduleuse de la
réduction à opérer sur la liberté plénière sous prétexte de conférer à chaque
ayant droit son prorata de liberté. Elle fait une banqueroute perpétuelle, mais
muscle ses créanciers. Le seul contrepoids qui modère la tyrannie et l'arrête
dans son audace, c'est la crainte de la révolution qui jetterait bas la
pyramide au sommet de laquelle trône la tyrannie. Contre l'excès avéré de la
loi, la résistance est un devoir ; il importe seulement de ne pas se tromper
quand on prétend que dans sa balance la légalité a mis de faux poids, qu'elle a
fait pencher le plateau vers le favoritisme au détriment du droit populaire.
Tous les Gouvernements déloyaux se sont réclamés de l'ordre public, quand ce
n'était pas de l'ordre moral, et toutes les scélératesses royales, impériales
ou dictatoriales ont été baignées de douces larmes : « le prince »
s'attendrissait en songeant au sacrifice salutaire qu'il allait offrir sur
l'autel de la Loi à la cause de l'ordre et à la religion du bien public. Il ne
faut pas croire que les démocraties n'aient pas aussi leur tyrannie. Leur
formule : « tous pour un, un pour tous » ne garantit pas l'homme libre contre
la pire des servitudes : celle qui peut l'enchaîner à l'Etat. La lecture de
l'histoire romaine m'a enlevé tout regret de n’avoir pas vécu à l'époque la
plus brillante des Quirites, au plus beau temps des consuls. Un frisson m'agite
comme au sortir d’un songe, lorsque je vois combien était entière et
intraitable cette « res publica », dans quel esclavage cette entité collective,
formidable et sacrée, faisait vivre les citoyens. Elle faisait bon marché de
leur vie. Eternelle, massive, écrasant sous sa roue ardente tous les obstacles,
elle était un de ces chars augustes qui se préoccupent peu des êtres qu'ils
portent. Le char divinisé sacrifiait tout à sa solidité, à sa splendeur et à sa
route. La République, entité idéale, avait un intérêt supérieur, préférable à
l'intérêt de la collectivité qui la composait. Les hommes, de nos jours,
admettent encore cette fiction monstrueuse de l'Etat, Moloch impersonnel,
statue creuse, statue d'airain pareille à ces idoles qu'on remplit de victimes.
Louis XIV disait au moins, en despote : « l'Etat c'est moi » ; nous disons : «
l'Etat c'est nous », mais nous faisons de l'Etat une carapace distincte de
nous, et dont notre chair meurtrie doit épouser la rigueur. Il y a toujours
quelqu'un pour exiger que cette armure soit renforcée. Nous demandons en
soupirant ou en gémissant : quel Dieu le veut? Il y a toujours un oracle pour
répondre : l'intérêt public. C'est bientôt dit. Et l'étui se blinde et
l'étreinte se resserre. Pour ce traître travail, il se trouve toujours un
ingénieur bien outillé, des auxiliaires commodément installés, des
spéculateurs, des arrivistes. Ici un rivet, là une bande d'acier : c'est
bientôt fait Lorsque l'autorité entreprend de fabriquer à sa manière et par ses
moyens le bonheur du peuple, elle a le choix entre deux systèmes : trancher ou
concilier. Elle a rarement le courage d'aiguiser sa hache et d'abattre des
chênes pour ouvrir une éclaircie. Elle ménage l'arbre et la liane. Quand les
intérêts s'affrontent se heurtent et menacent de s'effondrer en se ruinant les
uns par les autres, la loi se multiplie, incohérente, hâtive, innovatrice,
contradictoire, parfois inapplicable. On voit alors les partisans de la liberté
se chercher, essayer de se joindre et de s'unir pour former un Etat dans
l'Etat. Si les mœurs influent sur les lois et les lois sur les mœurs, c'est que
la loi légitime devrait sortir du consentement de tous ceux qui sont appelés à
s'y soumettre, connaissance prise des intérêts à satisfaire et du retranchement
à subir par contribution. Cette délibération collective, cette consultation
permanente sont impossibles. Le législateur légifère. Les mœurs s'adaptent à la
loi, c'est-à-dire que la collectivité intéressée se plie avec souplesse à la
réforme acquise. Les mœurs, au contraire, modifiées par l'expérience, par le
déclin d'une croyance, par le succès d'une invention, par la nécessité de la
vie courante, par la péremption des usages peuvent provoquer l'avènement de la
loi : c'est qu'une atmosphère s'est créée à laquelle le législateur a été
sensible. Il a été averti d'une discordance entre le désir ou la récrimination
des intérêts en malaise, et le statut ancien qui s'est trouvé soudain les
desservir. Le système du suffrage universel aboutit à l'élection d'un
mandataire auquel ses mandants font confiance sur le vu de sa couleur et qui,
pour le renouvellement de son mandat se tient en communion d'idées ou de
tendances avec ses électeurs les plus puissants ou les plus nombreux. A notre
époque, le peuple se flatte facilement d'être souverain alors qu'il est dominé
par le capitalisme et maté par la finance. Volontiers il se satisfait des
ballons rouges que ses représentants légaux gonflent à son intention et lui mettent
en mains au bout d'une ficelle, comme des articles de réclame. Il se laisse
séduire par la rondeur de l'objet que la ploutocratie saura dégonfler à coups
d'épingles. Il admire le vermillon qui fait reluire son jouet : cette couleur
lui est chère. Ces ingénieux aérostats qui tendent vers le ciel et semblent
vouloir le conquérir sont fabriqués en série par la Chambre lorsque,
périodiquement, elle arrive à son déclin. Jamais les mœurs électorales n'ont eu
plus d'influence sur la loi! * * * La loi a eu beaucoup de peine à devenir une
et indivisible, comme la République, à réunir sous son faisceau digne des
licteurs tous les sujets d’un même Etat. C'est que la diversité des climats,
des traditions, des habitudes et des besoins crée dans un pays qui, politiquement,
constitue une patrie, des intérêts différents ou même contraires. Au mot «
Droit » nous avons exposé brièvement la genèse de la Loi, nous avons montré que
la loi avait été formée par l'amalgame des coutumes propres à chaque province,
ou, en cas de conflit, par la prédominance accordée aux unes sur les autres. La
Loi est sortie, armée et casquée, du génie de la Révolution. Son empire a été
dessiné par le Tribunat et consacré par Napoléon Ier. Au fur et à mesure que le
monde se civilise, que la pénétration réciproque des Etats augmente, que leurs
communications se multiplient et se perfectionnent, les Etats, comme jadis les
provinces, éprouvent le besoin de régler leurs rapports et ceux de leurs
nationaux avec les étrangers, ou vice-versa, par une législation
internationale. Nous voyons se développer deux Droits internationaux : le Droit
international public qui règle les rapports des nations entre elles, le Droit
international privé qui détermine les principes d'après lesquels certains actes
passés dans un pays peuvent être considérés comme valables par les autorités
d'un autre pays, et qui fixent la condition civile d'un étranger dans le pays où
il passe, séjourne ou s'établit. Nous réduisons la question à sa plus simple
expression, Le plus ancien droit international semble bien avoir été constitué
par les lois de la guerre - triste origine - et par les règles admises pour la
navigation. Peu à peu, sous la pression des nécessités économiques, les Etats
se sont mis d'accord par des conventions au moins partielles sinon universelles
pour les tarifs du télégraphe et de la poste, pour les tarifs douaniers, des
traités interviennent de puissance à puissance. Des traités ou des conventions,
surtout celles de la Haye, ont ouvert aux ressortissants des puissances
contractantes la libre pratique des tribunaux institués par l'une ou par
l'autre. L'étranger hors de son pays conserve la condition civile que sa
nationalité lui confère, ce qu'on appelle son statut personnel. Exemple : un
Italien épouse une Française qui devient Italienne par son mariage et il se
fixe en France. Sa femme l'actionne en divorce. L'action est irrecevable, car
la loi du défendeur n'admet pas le divorce. Nous ne ferons qu'effleurer ce
vaste sujet. Le système métrique sera plus facilement généralisé que le Code
international complet, forgé, approuvé, édicté. La diversité des races
s'opposera-t-elle longtemps à l'adoption d'une langue universelle? La loi
réduite au minimum, par l'exercice conscient et raisonné de la liberté,
l'internationalisation des peuples, l'espacement des frontières par la
pénétration réciproque des intérêts correspondants ; voilà un bref résumé pour
une étude!... Voilà un magnifique programme pour des siècles de lutte, de foi,
de ferveur..., de persécution et de progrès. –
Paul MOREL
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