Noli me tangere par Jacob Rogozinski
"Qu'il s'agisse du danger de toucher et de se toucher, ou de celui d'une autodestruction auto-immunitaire, nous faisons en temps d'épidémie l'expérience d'une réversibilité où la menace et le salut, le poison et le remède, la vie et la mort s'entrelacent et deviennent quasi indiscernables. Il faut insister sur ce point: l'on n'a pas affaire à une situation entièrement nouvelle, car elle ne fait que révéler une ambivalence fondamentale, une vulnérabilité qui étaient déjà notre condition, mais dont nous n'avions pas clairement conscience. Il en va de même des parades que nous sommes censés opposer à la contagion, cette "distanciation sociale", ces "gestes barrières" que l'on nous somme de respecter pour ne pas propager l'épidémie. Des voix s'élèvent pour protester contre l'emprise croissante du sans-contact, la disparition programmée d'une "socialité tactile" fondée sur les poignées de mains, les embrassades, la convivialité des fêtes, des cafés, et des grands rassemblements collectifs, au profit d'un monde aseptisé dominé par les écrans. Certes, et il importe d'être vigilants: on nous assure qu'il faudra désormais privilégier un télétravail généralisé où des travailleurs isolés seraient surveillés à distance par des logiciels de contrôle, une télé-justice sans audiences ni plaidoiries, une télé-université sans étudiants ni enseignants...Il faut pourtant reconnaitre que ce processus qui nous amène à perdre le contact" était déjà engagé bien avant l'épidémie actuelle, avant même l'apparition d'internet et des portables. Debord avait analysé dès 1967 le "devenir-monde du spectacle qui est aussi le devenir-spectacle du monde", forme ultime de cette illusion que Marx appelait le " fétichisme de la marchandise". Or, il affirme que le spectacle - c'est-à-dire la "tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n'est plus directement saisissable" - "trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d'autres époques le toucher". Ainsi "le sens le plus abstrait, le plus mystifiable" correspondrait à l'extrême aliénation de la société contemporaine."
La séparation du monde Par Mathilde Girard
56 Un homme porte des gants par habitude. Il se sent en sécurité avec ses gants quand il est dehors, quand il va au magasin, quand il ouvre la porte de son immeuble. Mais de retour chez les gants deviennent menaçants. Il voit qu'ils sont pleins de miasmes, il ne sait pas comment les nettoyer ou les isoler, chez lui, sans que les gants ne contaminent d'autres vêtements. Il ne peut pas les poser sur la table. Il ne peut pas les remiser dans leur tiroir habituel. Il ne peut pas les laisser sur le paillasson. Il court en entrant dans son appartement et jette ses gants dans la baignoire. Il les reprend avec des gants en latex jetables. Il met ses gants en cuir dans un sac-poubelle qu'il referme et qu'il pose dans une bassine sur le pas de la porte. Il garde les gants en latex pour nettoyer le pommeau de douche, et finit par se nettoyer les mains à l'eau de javel et se passer de la crème adoucissante.
Ca lui a pris 20 minutes en tout. A la fin de l'opération il transpire, se demande s'il n'a pas de la fièvre.
91 Parce qu'il n'arrive pas à dormir, il prend des somnifères. Il se réveille deux jours plus tard. Il trouve beaucoup de messages sur son répondeur. Le dernier lui apprend que le pays est en état d'alerte maximale; qu'on doit laisser manteau et chaussures à l'extérieur du domicile; qu'il faut jeter systématiquement tous les emballages de nourriture, laisser toutes les courses en quarantaine pendant 5 heures sur le palier ou dans la voiture.
Il bloque sur chaque mot: domicile, voiture, palier, courses alimentaires, contact. Il pense au contact des mots les uns avec les autres et de l'espèce de réalité que ça fabrique quand on colle les choses les unes aux autres, quand on établit un contact affectif entre des choses qui n'en avaient pas auparavant. Il pense au type de relation qu'il a avec son trousseau de clés, avec sa poignée de porte de l'immeuble, avec les paniers du super U, avec les emballages alimentaires, avec les caissières, avec les clients, avec les sacs plastiques. Il se dit c'est une véritable orgie sexuelle."
93 Des groupes résistants aménagent volontairement des rencontres avec des personnes extérieures à leur communauté initiale: on ouvre une fenêtre de contamination par groupe par souci de garder un rapport à l'étranger. C'est une décision politique de désobéissance dans un moment où l'obéissance est incontestable et valorisée - dans un moment où l'on voit chacun prendre de plus en plus de plaisir à l'interruption du monde, qui devient elle-même ( bénéfice secondaire) la solution temporaire au désastre écologique.
94 La solitude est aussi radicale qu'impossible: il n'y a plus nulle part où se cacher. Il n'y a plus de pensée puisqu'il n'y a plus de différence: le monde entier pense à la même chose nuit et jour.
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