a) LOIS NATURELLES (leur
portée, leur contingence) C'est parce que les phénomènes se répètent, nous
donnent l'impression de similitudes, de concordances, que nous nous mouvons
avec sécurité dans le monde qui nous environne. « Nous sentons qu'il y a un
rapport entre l'expérience actuelle et certaines expériences antérieures ». Par
là nous est rendue possible la prévision, base de toute organisation de la vie.
Nous pourrions nous borner à dresser un répertoire des faits passés et des
particularités corrélatives que nous aurions relevées parmi eux, catalogues et
recettes qui inspireraient notre comportement. Mais quelle cervelle humaine
saurait retenir la multitude des faits, quelle bibliothèque serait capable d'en
conserver la trace, si l'homme ne s'ingéniait à soulager la mémoire en reliant
les faits les uns aux autres par quelque lien logique? Ce qui importe à tout
instant « c'est de trouver en soi l'indication de tous les phénomènes
extérieurs possibles en se reportant au minimum de données observées » (Le
Dantec). Le procédé d'inventaire qui se borne à noter les phénomènes sans les
interpréter, sans les codifier par une synthèse, constitue l'empirisme. Nul n'a
jamais pu le pratiquer dans toute sa rigueur ; la faveur qu'ils lui accordent
n'a jamais servi qu'à dissimuler l'étroitesse de vues de ceux qui s'en
réclament. L'homme de science, au lieu de se borner à dresser un répertoire de
faits, emploie sa raison à les expliquer, à les encadrer dans un groupe plus vaste
duquel il les rapproche, à discerner, sous leur complexité naturelle, des
composants plus simples laissant apparaître des similitudes, entre lesquelles
on pourra établir des relations et dont il sera facile de suivre les variations
dans l'espace et dans le temps. Le savant exprime le résultat de son travail
dans une formule ou loi qui résume ce qu'il y a d'essentiel dans un ensemble
d'expériences passées et permet de prévoir le plus grand nombre possible de
faits à venir. « La meilleure loi naturelle est celle qui condense le plus de
faits » (Le Dantec). Un exemple : les petites oscillations d'un pendule sont
d'égale durée, et chacun a pu observer que celle-ci s'accroît avec la longueur
de l’instrument. On aurait pu s'en tenir à rédiger des tables numériques
donnant, pour chaque lieu du globe et pour chaque longueur, la durée du
battement. La science fait mieux, elle nous dote d'une brève formule de quatre
lettres et de trois signes qui, grâce à trois opérations élémentaires, nous
permet de connaître le temps cherché pour tel appareil que l'on voudra. Opérant
sur ces lois particulières comme il a opéré sur les faits, l'esprit s'est élevé
à des lois de plus en plus générales et à des principes en nombre toujours plus
restreint, qui suffisent à condenser tout notre savoir et à vivifier toute
notre industrie. La formule de l'attraction universelle, due à Newton, d'une
concision égale à la précédente, ne nous explique pas seulement les mouvements
du système solaire ; elle nous permet d'aborder une foule d'autres problèmes
concernant par exemple, les actions électrostatiques et magnétiques, la
capillarité, etc... Mais nous sommes sujets à une illusion. Cette loi, qu'au
prix de longs efforts nous avons tirée de la connaissance des faits passés, qui
n'est en somme qu'un moyen de classification indispensable, nous sommes
aussitôt portés à lui attribuer une valeur absolue, à croire qu'elle s'impose
fatalement à l'avenir. Nous regardons comme une loi inhérente à la nature,
inéluctable, divine, ce qui n'est en définitive qu'une loi de notre esprit ou,
si l'on préfère, le reflet dans notre esprit de phénomènes dont l'essence nous
demeure impénétrable. Les lois physiques expriment « non pas l'activité de la
nature, mais les relations entre cette activité et celle de l'homme » (Le
Dantec). On a pu se demander si elles sont des lois éternelles. « En toute
simplicité, on doit répondre que nous n'en savons rien. Pour qu'elles fussent
nécessaires, éternelles, il faudrait que la justification d'un corps de
doctrine reposât sur une autre base que sa convenance au réel, telle que nous
l'avons étudiée. Tout ce que nous pouvons dire, c'est : tel symbole convient
aux faits réels sur lesquels on a expérimenté jusqu'ici. Mais nous n'avons
rencontré nulle part quoi que ce soit nous permettant d'affirmer en augures :
tel symbolisme conviendra éternellement aux faits réels de l'avenir... On dit
parfois que nous arrivons à connaître, non les choses, mais les rapports des
choses. C'est encore un leurre. Nous ne parvenons qu'à formuler des relations
entre les symboles des choses. La différence est formidable entre les deux
prétentions ; gardons-nous de confondre l'image scientifique que nous nous
faisons du monde avec le monde lui-même » (Gl Vouillemin). b) LOIS SOCIALES.
Les lois qui gouvernent les sociétés, tout comme celles qui règlent les
phénomènes de la nature, sont empreintes de relativité. Elles le sont même à un
plus haut degré puisqu'elles définissent les rapports de l'homme avec un milieu
qui se modifie sous l'action de l'homme. Nous ne sommes plus en présence d'un
équilibre quasi stabilisé par la lenteur de l'évolution de l'un des facteurs,
le facteur cosmique, mais d'une relation entre des termes, individus et
groupes, dont les changements, s'ils ne sont ni simultanés, ni identiques, sont
sous la dépendance d'une même cause, le psychisme humain et par suite du même
ordre de grandeur. Aux deux sens civil et moral « les lois sont des produits
naturels, ce sont des produits des phases particulières du développement
humain. Ce développement est lui-même capable d'être traité par la méthode
scientifique, et la suite de ses degrés petit être exprimée par des formules
scientifiques ou bien par des lois naturelles, si l'on considère la loi civile
et la loi morale comme des phénomènes objectifs ». Envisagées sous cet angle,
les lois sociales seraient de simples guides nous servant à orienter notre
conduite dans la compagnie de nos semblables, de même que les lois
scientifiques guident notre action dans l'ensemble du monde naturel ; elles
nous avertiraient des réactions que nos actes doivent susciter chez ceux qui
nous entourent. Malheureusement, au cours des âges, le milieu social ne s'est pas
organisé spontanément par le concours d'instincts sensiblement équilibrées ;
des volontés particulières et collectives y ont prédominé. Les lois ne sont pas
seulement explicatives, mais impératives ; elles prétendent contraindre au lieu
de conseiller. Cependant certains indices de leurs fonctions naturelles sont
parfois visibles. Sous l'ancien régime, à côté des ordonnances promulguées
d'autorité par le pouvoir, existaient des lois qui n'étaient que des coutumes
rédigées. Et ce souci de réduction était justifié. Rien de plus tyrannique que
les exigences d'un groupe inconstant, obéissant à des impulsions irréfléchies,
imprévisibles. Un texte est une garantie contre l'interprétation abusive d'un
usage mal défini. La jurisprudence, à son tour, adapte à la vie des formules
trop immuables. D'un autre point de vue, légitime est le souci que nous avons
d'influer sur l'évolution de cette partie du milieu vital qui relève plus
directement de notre volonté. Dans ce cas, la loi abdiquant son caractère de
contrainte exercée de l'extérieur devra se réduire ci une obligation ressentie
par les consciences individuelles, trouvant son point d'appui dans leur commune
volonté de progrès. Quels seront la source et le champ d'application d'une
telle législation? Lorsqu'elle visera la manifestation des tendances morbides
ou perversesunanimement réprouvées, elle ne différera guère, sinon dans sa
formule, du moins dans son effet, de celle qui nous régit aujourd'hui. Mais
pour tout ce qui concerne les rapports politiques ou économiques entre les
hommes elle ne sera rien plus que l'expression des conditions afférentes à la
réalisation d'un idéal consciemment poursuivi par les membres d'une
collectivité. Cela ne sera possible qu'autant que les liens qui les uniront
n'engloberont que la part de leur activité appliquée à la poursuite d'un but
exactement spécialisé. Les tendances humaines sont trop hétérogènes pour que
les statuts d'un groupe puissent les confondre dans un seul bloc, sans en
écraser le plus grand nombre sous le poids d'une discipline trop uniforme. Dès
l'instant qu'il se livre tout entier à un groupe, l'être abdique sa
personnalité. Dans une sphère délimitée, au contraire, l'individu accroît ses
moyens d'action en joignant sa propre force à d'autres semblables dirigées dans
le même sens. Comme l'a fait remarquer Durkheim (nullement libertaire
d'ailleurs), c'est au sein de groupes issus de la similitude des activités et
des œuvres que s'élaborent les lois morales, « car il est impossible que des
hommes vivent ensemble, soient régulièrement en commerce, sans qu'ils prennent
le sentiment du tout qu'ils forment par leur union, sans qu'ils s'attachent à
ce tout, se préoccupent de ses intérêts et en tiennent compte dans leur
conduite. Or, cet attachement à quelque chose qui dépasse l'individu, cette
subordination des intérêts particuliers à l'intérêt général (nous dirions
plutôt à l'intérêt qui a motivé l'accord) est la source même de toute activité
morale. Que ce sentiment se précise et se détermine, qu’en s’appliquant aux
circonstances les plus ordinaires et les plus importantes de la vie il se
traduise en formules définies, et voilà un corps de règles morales en train de
se constituer ». Les sentiments et les usages qui, dans chaque sphère
d’activité, maintiennent l’accord entre les participants, auront un fond commun
qui, généralisé à l'ensemble du milieu social, en assurera l'harmonisation.
C'est à ces règles qu'une pratique journalière aura gravé dans toutes les
consciences que, dans des sociétés exemptes des tares qui corrompent celles
d'aujourd'hui, se réduira le code des lois. –
G. GOUJON
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