vendredi 21 mai 2021

Réflexions sur la violence Par Georges Sorel


« Les personnes qui sont appelés à intervenir de cette manière, dans les conflits, sont induites en erreur par les observations qu’elles font sur certains secrétaires de syndicats, qu’elles trouvent beaucoup moins intransigeants qu’elles ne l’auraient cru et qui leur semblent mûrs pour comprendre la paix sociale. Au cours des séances de conciliation, plus d’un révolutionnaire dévoilant une âme d’aspirant à la petite bourgeoisie, il ne manque pas de gens très intelligents pour s’imaginer que les conceptions socialistes et révolutionnaires ne sont qu’un accident que pourraient écarter de meilleurs procédés à établir dans les rapports entre les classes. Ils croient que le monde ouvrier comprend, tout entier, l’économie sous l’aspect du devoir et se persuadent qu’un accord se ferait si une meilleure éducation sociale était donnée aux citoyens. »

 

« Les ouvriers se rendent facilement compte que le travail de conciliation ou d’arbitrage ne repose sur aucune base économico-juridique et leur tactique a été conduite – instinctivement peut-être – en conséquence. Puisque les sentiments et surtout l’amour-propre des pacificateurs sont en jeu, il convient de frapper fortement leurs imaginations et de leur donner l’idée qu’ils ont à accomplir une besogne de Titans ; on accumulera donc les demandes, on fixera les chiffres un peu au hasard, et on ne craindra pas de les exagérer ; souvent le succès de la grève dépendra de l’habileté avec laquelle un syndiqué (qui comprend bien l’esprit de la diplomatie sociale) aura su introduire des réclamations fort accessoires en elles-mêmes, mais capables de donner l’impression que les entrepreneurs d’industrie ne remplissent pas leur devoir social. Bien des fois les écrivains qui s’occupent de ces questions s’étonnent qu’il se passe plusieurs jours avant que les grévistes soient parfaitement fixés sur ce qu’ils doivent réclamer, et que l'on voie à la fin apparaître des demandes dont il n’avait jamais été question au cours des pourparlers antérieurs. Cela s’explique sans difficulté lorsqu’on réfléchit aux conditions bizarres dans lesquelles se fait la discussion entre les intéressés. Je suis surpris qu’il n’y ait pas de professionnels des grèves, qui se chargeraient de dresser les tableaux des revendications ouvrières ; ils obtiendraient d’autant plus de succès dans les conseils de conciliation, qu’ils ne se laisseraient pas éblouir par les belles paroles aussi facilement que les délégués des ouvriers [La loi française du 27 décembre 1892 semble avoir prévu cette possibilité ; elle ordonne que les délégués des comités de conciliation doivent être pris parmi les intéressés ; elle écarte ainsi ces professionnels dont la présence rendrait si précaire le prestige des autorités ou des philanthropes.].

Lorsque tout est fini, il ne manque pas d’ouvriers pour se rappeler que les patrons avaient d’abord affirmé que toute concession était impossible : ils sont amenés ainsi à se dire que ceux-ci sont des ignorants ou des menteurs ; ce ne sont pas des conséquences capables de beaucoup développer la paix sociale ! Tant que les travailleurs avaient subi les exigences patronales sans protester, ils avaient cru que la volonté de leurs maîtres était complètement dominée par les nécessités économiques ; ils s’aperçoivent, après la grève, que cette nécessité n’existe point d’une manière bien rigoureuse et que, si une pression énergique est exercée par en bas sur la volonté du maître, cette volonté trouve moyen de se libérer des prétendues entraves de l’économie ; ainsi (en se tenant dans les limites de la pratique) le capitalisme apparaît aux ouvriers comme étant libre, et ils raisonnent comme s’il l’était tout à fait. Ce qui restreint à leurs yeux cette liberté, ce n’est pas la nécessité issue de la concurrence, mais l’ignorance des chefs d’industrie. Ainsi s’introduit la notion de l’infinité de la production, qui est un des postulats de la théorie de la lutte de classe dans le socialisme de Marx [Sorel, Insegnamenti sociali, p. 390]. »

 

« Une politique sociale fondée sur la lâcheté bourgeoise, qui consiste à toujours céder devant la menace de violences, ne peut manquer d’engendrer l’idée que la bourgeoisie est condamnée à mort et que sa disparition n’est plus qu’une affaire de temps. Chaque conflit qui donne lieu à des violences devient ainsi un combat d’avant-garde, et personne ne saurait prévoir ce qui peut sortir de tels engagements ; la grande bataille a beau fuir : en l’espèce, chaque fois qu’on en vient aux mains, c’est la grande bataille napoléonienne (celle qui écrase définitivement les vaincus) que les grévistes espèrent voir commencer ; ainsi s’engendre, par la pratique des grèves, la notion d’une révolution catastrophique. Un bon observateur du mouvement ouvrier contemporain a exprimé les mêmes idées : « Comme leurs ancêtres, [les révolutionnaires français] sont pour la lutte, pour la conquête ; ils veulent par la force accomplir de grandes oeuvres. Seulement, la guerre de conquête ne les intéresse plus. Au lieu de songer au combat, ils songent maintenant à la grève ; au lieu de mettre leur idéal dans la bataille contre les armées de l’Europe, ils le mettent dans la grève générale où s’anéantirait le régime capitaliste » [Ch. Guieysse, op. cit., p. 125]. »

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