« La violence prolétarienne change l'aspect de tous les conflits au cours desquels on l'observe ; car elle nie la force organisée par la bourgeoisie, et prétend supprimer l'État qui en forme le noyau central. Dans de telles conditions il n'y a plus aucun moyen de raisonner sur les droits primordiaux des hommes ; c'est pourquoi nos socialistes parlementaires, qui sont des enfants de la bourgeoisie et qui ne savent rien en dehors de l'idéologie de l'État, sont tout désorientés quand ils sont en présence de la violence prolétarienne; ils ne peuvent lui appliquer les lieux communs qui leur servent d'ordinaire à parler de la force, et ils voient avec effroi des mouvements qui pourraient aboutir à ruiner les institutions dont ils vivent : avec le syndicalisme révolutionnaire, plus de discours à placer sur la Justice immanente, plus de régime parlementaire à l'usage des Intellectuels ; - c'est l'abomination de la désolation ! Aussi ne faut-il pas s'étonner s'ils parlent de la violence avec tant de colère. »
« Au cours de ces études j'avais constaté une chose qui
me semblait si simple que je n’avais pas cru devoir beaucoup insister : les
hommes qui participent aux grands mouvements sociaux, se représentent leur
action prochaine sous forme d'images de batailles assurant le triomphe de leur
cause. Je proposais de nommer mythes ces constructions dont la connaissance
offre tant d’importance pour l’historien [Dans l’Introduction à l’économie
moderne j’ai donné au mot mythe un sens plus général, qui dépend étroitement du
sens strict employé ici.] : la grève générale des syndicalistes et la
révolution catastrophique de Marx sont des mythes. J'ai donné comme exemples
remarquables de mythes ceux qui furent construits par le christianisme
primitif, par la Réforme, par la Révolution, par les mazziniens ; je voulais
montrer qu'il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d'images, comme
on décompose une chose en ses éléments, qu'il faut les prendre en bloc comme
des forces historiques, et qu'il faut surtout se garder de comparer les faits
accomplis avec les représentations qui avaient été acceptées avant l'action. »
« Je comprends que ce mythe de la grève générale
froisse beaucoup de gens sages à cause de son caractère d'infinité ; le monde
actuel est très porté à revenir aux opinions des anciens et à subordonner la
morale à la bonne marche des affaires publiques, ce qui conduit à placer la
vertu dans un juste milieu. Tant que le socialisme demeure une doctrine
entièrement exposée en paroles, il est très facile de le faire dévier vers un
juste milieu ; mais cette transformation est manifestement impossible quand on
introduit le mythe de la grève générale, qui comporte une révolution absolue.
Vous savez, aussi bien que moi, que ce qu'il y a de meilleur dans la conscience
moderne est le tourment de l'infini ; vous n'êtes point du nombre de ceux qui
regardent comme d'heureuses trouvailles les procédés au moyen desquels on peut
tromper ses lecteurs par des mots. C'est pourquoi vous ne me condamnerez point
pour avoir attaché un si grand prix à un mythe qui donne au socialisme une
valeur morale si haute et une si grande loyauté. Bien des gens ne chercheraient
pas dispute à la théorie des mythes si ceux-ci n'avaient des conséquences si
belles. »
« Bergson nous invite, au contraire, à nous occuper du
dedans et de ce qui s'y passe pendant le mouvement créateur : « Il y aurait
deux moi différents, dit-il, dont l'un serait comme la projection extérieure de
l'autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons
le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états
internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des
états réfractaires à la mesure... Mais les moments où nous nous ressaisissons
nous-mêmes sont rares, et c'est pourquoi nous sommes rarement libres. La
plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes ; nous n'apercevons
de notre moi que son fantôme décoloré... Nous vivons pour le monde extérieur
plutôt que pour nous ; nous parlons plus que nous ne pensons; nous sommes agis
plus que nous n'agissons nous-mêmes. Agir librement c'est reprendre possession
de soi, c'est se replacer dans la pure durée » [Bergson, Données immédiates de
la conscience, pp. 175-176. Dans cette philosophie on distingue la durée qui
s’écoule, dans laquelle se manifestent notre personne, et le temps mathématique
suivant la mesure duquel la science aligne les faits accomplis.]. »
« On peut indéfiniment parler de révoltes sans
provoquer jamais aucun mouvement révolutionnaire, tant qu'il n'y a pas de
mythes acceptés par les masses ; c'est ce qui donne une si grande importance à
la grève générale, et c'est ce qui la rend si odieuse aux socialistes qui ont
peur d'une révolution ; ils font tous leurs efforts pour ébranler la confiance
que les travailleurs ont dans leur préparation à la révolution ; et pour y
parvenir, ils cherchent à ridiculiser l'idée de grève générale, qui seule peut avoir
une valeur motrice. Un des grands moyens qu'ils emploient consiste à la
présenter comme une utopie : cela leur est assez facile, parce qu'il y a eu
rarement des mythes parfaitement purs de tout mélange utopique. »
« L'économie politique libérale a été un des meilleurs
exemples d'utopies que l'on puisse citer. On avait imaginé une société où tout
serait ramené à des types commerciaux, sous la loi de la plus complète
concurrence ; on reconnaît aujourd'hui que cette société idéale serait aussi
difficile à réaliser que celle de Platon ; mais de grands ministres modernes
ont, dû leur gloire aux efforts qu'ils ont faits pour introduire quelque chose
de cette liberté commerciale dans la législation industrielle. »
«L'utopie tend ainsi à disparaître complètement du
socialisme ; celui-ci n'a pas besoin de chercher à organiser le travail,
puisque le capitalisme l'organise. Je crois avoir démontré, d'ailleurs, que la
grève générale correspond à des sentiments si fort apparentés à ceux qui sont
nécessaires pour assurer la production dans un régime d'industrie très
progressive, que l'apprentissage révolutionnaire peut être aussi un
apprentissage de producteur. »
« Quand on se place sur ce terrain des mythes, on
est à l'abri de toute réfutation ; ce qui a conduit beaucoup de personnes à
dire que le socialisme est une sorte de religion. On a été frappé, en effet,
depuis longtemps, de ce que les convictions religieuses sont indépendantes de
la critique ; de là on a cru pouvoir conclure que tout ce qui prétend être
au-dessus de la science est une religion. On observe aussi que, de notre temps,
le christianisme tendrait être moins une dogmatique qu'une vie chrétienne,
c'est-à-dire une réforme morale qui vent aller jusqu'au fond du cœur ; par
suite, on a trouvé une nouvelle analogie entre la religion et le socialisme
révolutionnaire qui se donne pour but l'apprentissage, la préparation et même
la reconstruction de l'individu en vue d'une oeuvre gigantesque. Mais
l'enseignement de Bergson nous a appris que la religion n'est pas seule à
occuper la région de la conscience profonde ; les mythes révolutionnaires y ont
leur place au même titre qu'elle. Les arguments qu'Yves Guyot présente contre
le socialisme en le traitant de religion me semblent donc fondés sur une
connaissance imparfaite de la nouvelle psychologie. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire