lundi 24 mai 2021

Lignes N°65 Collection dirigée par Michel Surya

 Le communisme délivré ( W. Benjamin)    par Frédéric Neyrat


"Il faut freiner en catastrophe pour arrêter, interrompre le mouvement capitalisme, du soi-disant "progrès" qui a servi de caution idéologique aux discours des vainqueurs - qu'ils aient été des colons, des émissaires de l'impérialisme, ou des délégués de la globalisation néo-libérale. Le progrès, c'est la catastrophe, et celle-ci "ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation, est donné", lit-on dans le livre des passages. "Ce qui va arriver", si rien ne vient interrompre le cours de l'histoire, est l'amoncellement des catastrophes, des manifestations de la dévastation - économique, politique, anthropologique. Freiner veut donc dire, d'abord et avant tout: que la catastrophe cesse d'arriver. Or certaines catastrophes peuvent parfois se présenter à tort, comme des coups de frein salvateurs."


"Virus et catastrophe

Il est en effet des catastrophes qui, interrompant en apparence le cours des choses, ne font que l'intensifier. Ainsi en est-il de la pandémie de 2020-2021. Un virus pandémique n'est pas messianique: il dissout toute communauté dans la peur et la suspicion, autrement dit exacerbe le sentiment de la catastrophe; ce sentiment est masqué par le virus, qui n'est que l'une des expressions du danger. La covid-19 était un pur produit de la catastrophe continuée dont parle Benjamin, non pas l'interruption de la continuité de l'histoire et de l'économie dominante ( toute préservation de l'oiké n'est pas capitaliste), mais sa révélation. Révélation de la globalisation, comme phénomène épidémique, des effets média-paniques, de l'anthropocène et sa destruction des barrières biologiques qui séparent en les articulant les domaines humains et non-humains, révélation de la faiblesse structurelle des systèmes de santé, de la montée vers les régimes de la brutalité policière, de la difficulté à faire primer l'existence sur la survie, à symboliser la mort, à intégrer en les reformulant les données de la science au lieu s'y référer comme prétendument aptes à nous dire le vrai sur le vrai. Les coronavirus sont des accélérateurs qui enclenchent la forme en germe de la globalisation nouvelle - plus immatérielle, et plus autoritaire."


"Car lorsque nous pensons à l'effondrement à venir de la civilisation mondiale, à l'extinction de masse du vivant, à la détérioration des environnements, nous ne pensons pas à un possible meilleur, nous nous pensons à partir d'un futur aboli. Et ce sont alors les spectres de ceux qui ne vivront pas qui nous lancent, d'un futur exterminé, leurs imprécations - leurs appels à la vengeance vers nous, ceux encore vivants; ensevelis dans la disparition que nous leur garantissons, les spectres de la sixième extinction sont alors la manifestation de la mort du futur qui déjà nous hante - le passé du futur."


"Et pourtant, c'est bien à nous, aujourd'hui, qu'il revient de prendre sur nous une menace réelle, ce "signe de terreur", de telle sorte que nos corps en soient porteurs à l'instant de la décision. Car si le passé est bien désormais la seule trace restant du futur qui n'aura pas lieu, alors la rédemption du passé est aujourd'hui le seul avenir que nous ayons.  En prenant en charge la nécessité, nous sommes la monade de temps vif qui conjure la linéarité des temps morts. Nous incarnons l'esprit en un acte révolutionnaire, nous l'accomplissons. Et à ce moment-là seulement le passé cesse d'insister, il se libère de lui-même et de tout futur."


"Réduire la dimension anarchiste de la pensée de Benjamin à la question de la destruction est cependant très insuffisant. Lowy montre que Benjamin avait une "conception extrêmement large de l'anarchisme" qui pouvait aussi bien concerner Dostoïevski que Rimbaud et Lautréamont. C'est en effet des derniers que Benjamin, dans un texte de 1922 consacré au surréalisme, qualifie de "grands anarchistes", avant de faire des surréalistes ceux qui, après Bakounine, rendent à nouveau disponible " l'idée radicale de la liberté".  Il est vrai que - comme l'écrit Lowy - les écrits qui rattachent Rimbaud aux surréalistes "font sauter en l'air, comme de la dynamite de Ravachol ou des nihilistes russes sur un autre terrain, l'ordre moral bourgeois", mais il me semble que l'idée radicale de la liberté doit être d'abord entendue comme libération de ce qui était retenu inexistant, et en ce sens comme rédemption. Anarchique est la rédemption de l'archaïque.

L'archaïque n'est pas le passé mais ce qui a manqué d'être dans le passé et ce qui demeure en souffrance d'être, en demande d'existence. On pourrait dire aussi: l'archaïque est l'absolu du passé qui cherche à se finir, d'où le messianisme, qui consiste à accomplir l'inaccompli. Mais alors, l'anarchisme serait l'expression de l'archaïque; après tout, les deux termes sont en rapport avec le terme grec arché, signifiant à la fois principe ( métaphysique) et commandement (politique). Exprimer l'archaïque ne signifie pas le fétichiser - puisqu'il n'est pas un objet du passé - mais le libérer en vue d'une politique. Ce qu'il y a d'explosif chez Ravachol comme chez Rimbaud est la violence de l'archaïque: la violence de ce qui n'a pas eu lieu assez. Et c'est peut-être ainsi qu'il faudrait comprendre, à l'occasion d'une manifestation, la dégradation de telle façade de banque, telle voiture qui flambe suite à un soulèvement populaire: ce qui est alors détruit, réduit à néant, est la seule manière qu'à le néant - ce qui n'a pas eu lieu assez, ce qui n'a pas existé assez - d'exister. Ce qui est détruit est alors la rédemption du manque - du manque de quoi? De communisme."


"Au nom d'un geste déconstructif facile, ou d'un lacanisme mal utilisé, on pourrait croire que le "communisme primitif" n'est qu'un fantasme, un effet rétroactif, une projection imaginaire dans le passé; mais ce que nous dit Benjamin est bien plus intéressant: le communisme primitif n'est pas un fantasme, on peut l'attester historiquement et anthropologiquement, mais il n'est pas non plus un fait, il est ce dont nous devons nous emparer pour défaire ce qui empêche la libération de son existence. Ponctuellement, le communisme a eu lieu; mais de façon ontologiquement incomplète.

Mais comment faire droit à cette incomplétude? La fonction de l'anarchie consiste à reprendre ce qui a été incomplet, à le libérer en ce sens, assurant ainsi sa rédemption - anarchie au service d'un communisme à délivrer."


"Découvrir qu' "est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ( ausnahmezustand)" (Carl Schmitt) reste objet de fascination aussi longtemps que nous ne méditons pas assez sur ce qui est occulté pour que nous continuions à croire en la mystique de la souveraineté. C'est d'une psychanalyse de la souveraineté dont nous aurions besoin, une réactualisation de Freud et de la psychanalyse, une reprise de la psychologie des foules et analyse du moi. Le fétichisme de la souveraineté consiste à refouler la "servitude volontaire", autrement dit le "désir" de liberté - pour reprendre les termes et l'analyse de l'ouvrage de la Boétie, De la servitude volontaire. Or il faudra bien se demander pourquoi ce désir est devenu de plus en plus indéchiffrable, pourquoi la recherche de la sécurité est devenue ce qui régule une économie pulsionnelle laissée à la tendance réactionnaire, et comment raviver le désir de la liberté sans le confondre avec la négligence pulsionnelle: faire ce que je veux au mépris des autres n'est pas liberté, mais asservissement à ce qui en moi est le plus contraint, autrement dit confirmation de la tendance réactionnaire. C'est en analysant les conditions sociales, économiques et technologiques qui ont conduit à pervertir le désir de liberté, et non pas seulement en dénonçant le pouvoir, que l'on pourra lire autrement le corpus intellectuel qui va de Schmitt à Agamben: contre le mystère de la souveraineté, faisons luire l'énigme de la liberté. L'énigme, et non pas le slogan de ceux et celles qui cherchent à renforcer l'illusion d'un égo tout-puissant, à demander pour soi-même l'exception - car tel est le narcissisme primaire qui gargouille au fond de la souveraineté.

C'est de notre capacité à porter l'énigme de la liberté, à la supporter sans l'avilir, que dépend la possibilité d'une révolution - ce que Benjamin nomme une "chance révolutionnaire" (thèse XVII). Quelle liberté? Celle qui aura liquidé l'exceptionnalité de l'égo pour la transformer en correspondance révolutionnaire, devenant le noyau radioactif de la politique, à la fois son centre irradiant et son danger, sa force de destruction et son esprit. Car la révolution communiste doit être à la fois organisée, liante et structurante, sans que cette organisation assourdisse la dimension anarchiste. Elle doit certes s'effectuer à partir du présent et de ses demandes sociales, financières et écologiques, mais en se souvenant que son origine archaïque vient d'un passé qui ne s'est pas passé assez. Elle ne peut pas seulement accumuler des revendications, elle doit aussi faire place au manque d'arché , c'est à dire au manque de plénitude de l'avoir-eu-lieu. Son messianisme, c'est-à-dire son anarchisme et son archaïsme, est le rappel forcené que la politique ne peut se réduire à ce qui a lieu ici et maintenant qu'à se perdre: la liberté du recommencement est libération de l'archaïque, la puissance immémoriale du ça en acte éveillé du commun, elle fait passer le communisme pulsionnel au communisme organisé par l'expérience du négatif.

En d'autres termes, la question relative à la survie organique des vivants ne devra pas éclipser la rédemption messianique des morts: de leur correspondance dépend le sens d'une révolution communiste nouvelle, enfin délivrée - enfin advenue; libérée des exceptions souveraines et nous libérant de l'inception qui asservit l'esprit; délivrée du présent pour mieux y intervenir; délivrée du proche pour y sentir le lointain; délivrée de ce qui retenait le champ pulsionnel dans le marécage conservateur des libertés de l'égo ; et pouvant dès lors apparaitre partout, à la faveur de la nuit, quand le ciel devient le fond sombre et déchiré où le rouge du communisme se détache."







Aucun commentaire: