« Vers 1930, on entendait
parfois en Allemagne, dans certaines réunions, des révolutionnaires
intelligents et honnêtes bien qu’imbus d’une mentalité nationaliste et
métaphysique, du genre d’Otto Strasser, faire le reproche suivant aux
marxistes: «Vous autres marxistes, vous vous réclamez habituellement de la
doctrine de Karl Marx. Marx enseignait que la théorie trouve sa confirmation
dans la pratique. Or, tout ce que vous savez faire c’est expliquer les défaites
de l’Internationale ouvrière. Votre marxisme a fait faillite. Vous expliquez la
défaite de 1914 par la «défection de la social-démocratie», celle de 1918 par
sa «politique de trahison» et ses illusions. Maintenant vous brandissez
d’autres arguments pour expliquer le glissement des masses, pendant la grande
crise économique, à droite plutôt qu’à gauche. Mais toutes vos explications ne
peuvent effacer les revers! Où sont donc les faits qui, depuis quatre-vingts
ans, confirment au plan pratique la doctrine de la révolution sociale? Vous
commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et
de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose.»
« On ne se souciait pas
de l’application du matérialisme dialectique à des phénomènes historiques
nouveaux : le fascisme était un tel phénomène que Marx et Engels avaient ignoré
et dont Lénine n’avait aperçu que les premières lueurs. Le concept
réactionnaire de la réalité ne s’embarrasse ni des contradictions ni des faits
réels; la politique réactionnaire se sert automatiquement de toutes les forces
sociales qui s’opposent à l’évolution; elle pourra continuer avec succès ce jeu
tant que la science n’aura pas découvert toutes les forces révolutionnaires
qui, opposées aux forces réactionnaires, doivent nécessairement en venir à
bout. Comme nous l’exposerons plus loin, la base de masse du fascisme, la
petite bourgeoisie révoltée, n’avait pas seulement mobilisé les forces
régressives, mais aussi les forces résolument progressistes; personne ne s’est
avisé de cette contradiction, le rôle de la petite bourgeoisie est passé à peu
près inaperçu jusque peu de temps avant la prise du pouvoir par Hitler. La
pratique révolutionnaire se développe spontanément dans tous les domaines de
l’existence humaine à condition qu’on se rende compte des contradictions
contenues dans chaque processus nouveau; elle consiste à épouser la cause des
forces progressistes décidées à aller de l’avant. Être radical, cela veut dire,
selon la définition de Marx lui-même, «prendre les choses à la racine»; si l’on
prend les choses à la racine, si l’on se rend compte de leur processus
contradictoire, la victoire sur l’élément réactionnaire est assurée. Si l’on
procède autrement, on aboutit inéluctablement aux vues mécanistes, économistes
ou métaphysiques, autrement dit au désastre. Il s’ensuit que la critique n’a de
sens et de portée pratique que si elle peut montrer à quel point précis on est
passé à côté des contradictions de la réalité sociale. Marx a accompli un acte
révolutionnaire non pas en lançant des manifestes ou en indiquant les objectifs
révolutionnaires, mais en reconnaissant dans la main[1]d’œuvre industrielle la force progressive de
la société et en brossant un tableau véridique des contradictions de l’économie
capitaliste. L’échec du mouvement ouvrier doit signifier que notre connaissance
des forces qui font retarder le progrès social est très limitée; en effet
certains points importants sont encore complètement inconnus. Comme tant d’autres
œuvres de nos grands penseurs, le marxisme a lui aussi dégénéré et s’est
transformé en formules creuses: entre les mains des politiciens marxistes, il a
perdu son contenu scientifique révolutionnaire. Ceux-ci se trouvaient si
fortement engagés dans la lutte politique de tous les jours, qu’ils n’ont pas
fait fructifier les principes d’une philosophie vivante telle qu’elle leur
avait été transmise par Marx et Engels. Il n’est, pour s’en convaincre, que
d’ouvrir l’ouvrage du communiste allemand Sauerland sur le «Matérialisme
dialectique» ou n’importe quel autre livre de Salkind ou Pieck, et de les
comparer au Capital de Marx ou au Développement du socialisme de l’utopie à la
science d’Engels. Des méthodes vivantes se sont figées en formules, des recherches
scientifiques eu schémas creux. Le «prolétariat» du temps de Marx s’est
transformé depuis en une immense armée d’ouvriers de l’industrie, la classe
moyenne artisanale en une foule nombreuse d’employés de l’industrie et de
fonctionnaires de l’État. Le marxisme scientifique dégénéré est devenu le
«marxisme vulgaire». C’est là le nom que plusieurs excellents politiciens
marxistes ont donné à l’«économisme» qui entendait rabaisser toute l’existence
humaine au niveau du problème du chômage et du taux des salaires. Ce même
«marxisme vulgaire» prétendait qu’une crise économique de l’ampleur de celle de
1929-1933 devait nécessairement aboutir à une évolution idéologique de gauche
des masses concernées. Tandis qu’on parlait encore, en Allemagne, même après la
défaite de janvier 1933, d’«essor révolutionnaire», la réalité était tout
autre: la crise économique qui aurait dû imprimer à l’idéologie des masses un
mouvement à gauche aboutit en fait à un glissement idéologique vers la droite
qui s’empara de toutes les couches prolétariennes de la population. Ainsi on
voyait s’installer un écart entre l’évolution de la base économique poussant
vers la gauche et l’idéologie des masses attirées par l’extrémisme de droite.
Or, cet écart, on ne s’en est pas aperçu. C’est pourquoi la question n’a pas
été posée de savoir comment des masses paupérisées ont pu passer au
nationalisme. Des mots comme «chauvinisme», «psychose», «conséquences du Traité
de Versailles» n’expliquent pas la tendance du petit bourgeois ruiné à épouser
le radicalisme de droite, puisqu’ils ne cernent pas réellement le processus en
question. D’ailleurs, l’orientation à droite n’était pas seulement le fait de
petits bourgeois mais aussi d’une partie non négligeable et moralement
importante du prolétariat. On négligea le fait que la bourgeoisie, échaudée par
la révolution russe, avait essayé de mettre en place des mesures de précaution
nouvelles et incompréhensibles à l’époque, qui paraissaient bizarres et que le
mouvement ouvrier ne s’est pas donné la peine d’analyser (par exemple le «New
Deal» de Roosevelt); on ne se rendait pas compte que le fascisme s’était dressé
au début de sa carrière, avant de devenir un mouvement de masse, contre la
haute bourgeoisie; il n’était donc pas question de le neutraliser en le
qualifiant de «simple gardien du capital financier» – ne serait-ce que parce
qu’il était un mouvement de masse. Où se situait donc le problème? La
conception fondamentale de Marx partait de l’idée que le travail était exploité
comme une marchandise, que le capital se trouvait concentré dans quelques
mains, que cette situation entraînerait la paupérisation progressive de
l’humanité laborieuse. Marx déduisit de ce processus la nécessité d’«exproprier
les expropriateurs». Selon cette vue, les forces productives de la société
capitaliste transcendent le cadre du mode de production. La contradiction entre
la production sociale et l’appropriation privée des produits par le capital ne
peut être abolie qu’en équilibrant le mode de production et le niveau des forces
productives. La production sociale doit être complétée par l’appropriation
sociale des produits. Le premier acte de cette appropriation est la révolution
sociale; c’est là le principe économique fondamental du marxisme. L’équilibre,
affirme-t-il, ne peut être réalisé que si la majorité paupérisée instaure la
«dictature du prolétariat», dictature de la majorité des travailleurs sur les
détenteurs expropriés des instruments de production. Les conditions économiques
de la révolution sociale existaient conformément à la théorie de Marx: le
capital était concentré dans quelques mains, le passage de l’économie nationale
à l’économie mondiale était contrarié par le dispositif douanier des États
nationaux, l’économie capitaliste n’atteignait même pas la moitié de sa
capacité de production, le chaos régnait, partout. La majorité de la population
des pays fortement industrialisés vivait dans le plus grand dénuement, on
comptait à peu près 50 millions de chômeurs en Europe, des centaines de
millions de travailleurs végétaient misérablement. Mais l’«expropriation des
expropriateurs» se faisait attendre, l’évolution sociale placée devant
l’alternative «socialisme ou barbarie» opta provisoirement pour la barbarie.
Car c’était bien là le sens du renforcement du fascisme et du piétinement du
mouvement ouvrier. Ceux qui se croyaient «certains» de pouvoir placer leur
espoir dans l’issue révolutionnaire de la Deuxième Guerre mondiale (qui venait
d’éclater) – ceux qui escomptaient la possibilité que les masses armées fissent
usage de leurs armes contre l’ennemi intérieur, n’avaient pas suivi l’évolution
de la technique guerrière moderne. On ne pouvait rejeter d’emblée l’idée que
l’armement des masses au cours de la prochaine guerre était une hypothèse peu
vraisemblable. La guerre, disait-on, serait menée par une poignée de
techniciens sûrs et sélectionnés qui attaqueraient les masses non armées des
grands centres industriels. Il fallait donc repenser le problème pour mettre au
point une nouvelle tactique révolutionnaire. La Deuxième Guerre mondiale devait
confirmer ces prévisions. »
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