samedi 1 mai 2021

Wilhelm Reich La Psychologie de masse du fascisme

 



 

« Vers 1930, on entendait parfois en Allemagne, dans certaines réunions, des révolutionnaires intelligents et honnêtes bien qu’imbus d’une mentalité nationaliste et métaphysique, du genre d’Otto Strasser, faire le reproche suivant aux marxistes: «Vous autres marxistes, vous vous réclamez habituellement de la doctrine de Karl Marx. Marx enseignait que la théorie trouve sa confirmation dans la pratique. Or, tout ce que vous savez faire c’est expliquer les défaites de l’Internationale ouvrière. Votre marxisme a fait faillite. Vous expliquez la défaite de 1914 par la «défection de la social-démocratie», celle de 1918 par sa «politique de trahison» et ses illusions. Maintenant vous brandissez d’autres arguments pour expliquer le glissement des masses, pendant la grande crise économique, à droite plutôt qu’à gauche. Mais toutes vos explications ne peuvent effacer les revers! Où sont donc les faits qui, depuis quatre-vingts ans, confirment au plan pratique la doctrine de la révolution sociale? Vous commettez l’erreur fondamentale de nier l’âme et l’esprit, de vous en moquer et de ne pas comprendre que ce sont eux qui animent toute chose.»

 

« On ne se souciait pas de l’application du matérialisme dialectique à des phénomènes historiques nouveaux : le fascisme était un tel phénomène que Marx et Engels avaient ignoré et dont Lénine n’avait aperçu que les premières lueurs. Le concept réactionnaire de la réalité ne s’embarrasse ni des contradictions ni des faits réels; la politique réactionnaire se sert automatiquement de toutes les forces sociales qui s’opposent à l’évolution; elle pourra continuer avec succès ce jeu tant que la science n’aura pas découvert toutes les forces révolutionnaires qui, opposées aux forces réactionnaires, doivent nécessairement en venir à bout. Comme nous l’exposerons plus loin, la base de masse du fascisme, la petite bourgeoisie révoltée, n’avait pas seulement mobilisé les forces régressives, mais aussi les forces résolument progressistes; personne ne s’est avisé de cette contradiction, le rôle de la petite bourgeoisie est passé à peu près inaperçu jusque peu de temps avant la prise du pouvoir par Hitler. La pratique révolutionnaire se développe spontanément dans tous les domaines de l’existence humaine à condition qu’on se rende compte des contradictions contenues dans chaque processus nouveau; elle consiste à épouser la cause des forces progressistes décidées à aller de l’avant. Être radical, cela veut dire, selon la définition de Marx lui-même, «prendre les choses à la racine»; si l’on prend les choses à la racine, si l’on se rend compte de leur processus contradictoire, la victoire sur l’élément réactionnaire est assurée. Si l’on procède autrement, on aboutit inéluctablement aux vues mécanistes, économistes ou métaphysiques, autrement dit au désastre. Il s’ensuit que la critique n’a de sens et de portée pratique que si elle peut montrer à quel point précis on est passé à côté des contradictions de la réalité sociale. Marx a accompli un acte révolutionnaire non pas en lançant des manifestes ou en indiquant les objectifs révolutionnaires, mais en reconnaissant dans la main[1]d’œuvre industrielle la force progressive de la société et en brossant un tableau véridique des contradictions de l’économie capitaliste. L’échec du mouvement ouvrier doit signifier que notre connaissance des forces qui font retarder le progrès social est très limitée; en effet certains points importants sont encore complètement inconnus. Comme tant d’autres œuvres de nos grands penseurs, le marxisme a lui aussi dégénéré et s’est transformé en formules creuses: entre les mains des politiciens marxistes, il a perdu son contenu scientifique révolutionnaire. Ceux-ci se trouvaient si fortement engagés dans la lutte politique de tous les jours, qu’ils n’ont pas fait fructifier les principes d’une philosophie vivante telle qu’elle leur avait été transmise par Marx et Engels. Il n’est, pour s’en convaincre, que d’ouvrir l’ouvrage du communiste allemand Sauerland sur le «Matérialisme dialectique» ou n’importe quel autre livre de Salkind ou Pieck, et de les comparer au Capital de Marx ou au Développement du socialisme de l’utopie à la science d’Engels. Des méthodes vivantes se sont figées en formules, des recherches scientifiques eu schémas creux. Le «prolétariat» du temps de Marx s’est transformé depuis en une immense armée d’ouvriers de l’industrie, la classe moyenne artisanale en une foule nombreuse d’employés de l’industrie et de fonctionnaires de l’État. Le marxisme scientifique dégénéré est devenu le «marxisme vulgaire». C’est là le nom que plusieurs excellents politiciens marxistes ont donné à l’«économisme» qui entendait rabaisser toute l’existence humaine au niveau du problème du chômage et du taux des salaires. Ce même «marxisme vulgaire» prétendait qu’une crise économique de l’ampleur de celle de 1929-1933 devait nécessairement aboutir à une évolution idéologique de gauche des masses concernées. Tandis qu’on parlait encore, en Allemagne, même après la défaite de janvier 1933, d’«essor révolutionnaire», la réalité était tout autre: la crise économique qui aurait dû imprimer à l’idéologie des masses un mouvement à gauche aboutit en fait à un glissement idéologique vers la droite qui s’empara de toutes les couches prolétariennes de la population. Ainsi on voyait s’installer un écart entre l’évolution de la base économique poussant vers la gauche et l’idéologie des masses attirées par l’extrémisme de droite. Or, cet écart, on ne s’en est pas aperçu. C’est pourquoi la question n’a pas été posée de savoir comment des masses paupérisées ont pu passer au nationalisme. Des mots comme «chauvinisme», «psychose», «conséquences du Traité de Versailles» n’expliquent pas la tendance du petit bourgeois ruiné à épouser le radicalisme de droite, puisqu’ils ne cernent pas réellement le processus en question. D’ailleurs, l’orientation à droite n’était pas seulement le fait de petits bourgeois mais aussi d’une partie non négligeable et moralement importante du prolétariat. On négligea le fait que la bourgeoisie, échaudée par la révolution russe, avait essayé de mettre en place des mesures de précaution nouvelles et incompréhensibles à l’époque, qui paraissaient bizarres et que le mouvement ouvrier ne s’est pas donné la peine d’analyser (par exemple le «New Deal» de Roosevelt); on ne se rendait pas compte que le fascisme s’était dressé au début de sa carrière, avant de devenir un mouvement de masse, contre la haute bourgeoisie; il n’était donc pas question de le neutraliser en le qualifiant de «simple gardien du capital financier» – ne serait-ce que parce qu’il était un mouvement de masse. Où se situait donc le problème? La conception fondamentale de Marx partait de l’idée que le travail était exploité comme une marchandise, que le capital se trouvait concentré dans quelques mains, que cette situation entraînerait la paupérisation progressive de l’humanité laborieuse. Marx déduisit de ce processus la nécessité d’«exproprier les expropriateurs». Selon cette vue, les forces productives de la société capitaliste transcendent le cadre du mode de production. La contradiction entre la production sociale et l’appropriation privée des produits par le capital ne peut être abolie qu’en équilibrant le mode de production et le niveau des forces productives. La production sociale doit être complétée par l’appropriation sociale des produits. Le premier acte de cette appropriation est la révolution sociale; c’est là le principe économique fondamental du marxisme. L’équilibre, affirme-t-il, ne peut être réalisé que si la majorité paupérisée instaure la «dictature du prolétariat», dictature de la majorité des travailleurs sur les détenteurs expropriés des instruments de production. Les conditions économiques de la révolution sociale existaient conformément à la théorie de Marx: le capital était concentré dans quelques mains, le passage de l’économie nationale à l’économie mondiale était contrarié par le dispositif douanier des États nationaux, l’économie capitaliste n’atteignait même pas la moitié de sa capacité de production, le chaos régnait, partout. La majorité de la population des pays fortement industrialisés vivait dans le plus grand dénuement, on comptait à peu près 50 millions de chômeurs en Europe, des centaines de millions de travailleurs végétaient misérablement. Mais l’«expropriation des expropriateurs» se faisait attendre, l’évolution sociale placée devant l’alternative «socialisme ou barbarie» opta provisoirement pour la barbarie. Car c’était bien là le sens du renforcement du fascisme et du piétinement du mouvement ouvrier. Ceux qui se croyaient «certains» de pouvoir placer leur espoir dans l’issue révolutionnaire de la Deuxième Guerre mondiale (qui venait d’éclater) – ceux qui escomptaient la possibilité que les masses armées fissent usage de leurs armes contre l’ennemi intérieur, n’avaient pas suivi l’évolution de la technique guerrière moderne. On ne pouvait rejeter d’emblée l’idée que l’armement des masses au cours de la prochaine guerre était une hypothèse peu vraisemblable. La guerre, disait-on, serait menée par une poignée de techniciens sûrs et sélectionnés qui attaqueraient les masses non armées des grands centres industriels. Il fallait donc repenser le problème pour mettre au point une nouvelle tactique révolutionnaire. La Deuxième Guerre mondiale devait confirmer ces prévisions. »




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