adj. et subs. fém. (grec
logikos, de logos, discours, raison) D'interminables et vaines querelles ont
mis aux prises les philosophes pour savoir si la logique est un art ou une
science. Elle suppose la connaissance des opérations supérieures de
l'entendement, se rapproche par là de la psychologie et, sous cet angle,
apparaît comme une science. Mais, alors que la psychologie décrit ce qui est,
la logique fixe ce qui doit être ; elle apprécie et son caractère normatif la
rapproche singulièrement de l'art. « Science des sciences» ou « art de penser
», elle se donne pour but d’orienter l'esprit dans la recherche du vrai,
d'établir les règles de la pensée normale et scientifique. Deux parties la
composent : la logique formelle, dont l'objet est l'accord de la pensée avec
elle-même, la logique appliquée ou méthodologie qui vise à l'accord de la
pensée avec son objet. Longtemps la logique formelle garda une place
prépondérante. Au IVème siècle avant l'ère chrétienne, Aristote la porta
presque à sa perfection ; au moyen[1]âge,
avec les scolastiques, elle devint le cœur de la philosophie ; l'ambition
suprême des doctes fut alors d’argumenter « en forme ». Les humanistes d'abord,
puis les empiristes anglais et les rationalistes cartésiens réagirent
heureusement contre cet excès. Sous le nom de logistique, elle fut approfondie,
à la fin du XIXème et à l'époque contemporaine, par des philosophes qui ont
élargi et modifié l'œuvre d'Aristote, restée presque immuable jusque-là. Quant aux
néo-scolastiques, pompiers sans esprit ou farceurs à la Maritain, ils en
parlent avec onction, mais n'insistent plus autant que leurs chicaniers
ancêtres. A la suite du Stagirique, la logique formelle classique porte
principalement sur le concept, le jugement, le raisonnement. Mais elle ne
s'attarde ni aux opérations qu'ils exigent, ni à leurs rapports avec les
données de l'expérience ; elle s'intéresse exclusivement à leur validité
intrinsèque, à la présence ou à l'absence, de contradiction. C'est dire qu'elle
est entièrement et uniquement commandée par le principe d'identité, loi
souveraine de toute pensée raisonnable. Le concept, dont le terme est la
traduction verbale, suppose un ensemble de qualités, c'est sa compréhension ;
il s'applique à un ensemble d'êtres ou d'individus, c'est son extension.
Réunion de deux termes, sujet et attribut, au moyen du verbe « être », la
proposition est l'énoncé d'un jugement. Elle est universelle ou particulière
d'après l'extension du sujet ; affirmative ou négative selon qu'elle pose ou
exclut un terme par rapport à l'autre ; analytique ou synthétique selon que
l'attribut fait ou ne fait pas partie de la compréhension du sujet. Le
raisonnement peut être immédiat, c'est[1]à-dire
résulter de la seule confrontation des prémisses et des conclusions ; ainsi
dans la « conversion » et « l'opposition ». Il est médiat quand il suppose un
ou plusieurs intermédiaires entre la proposition d'où l'on part et la
proposition où l'on arrive. De tous les raisonnements médiats le syllogisme est
le plus fameux, celui que les scolastiques ont particulièrement étudié. C'est,
dit Aristote, « un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une
autre chose en résulte nécessairement, par cela seul que celles-ci sont posées
». Les trois propositions, dont il est formé, impliquent seulement trois termes
; celui qui sert d'intermédiaire disparaît dans la conclusion. Tout homme est
mortel ; Or Socrate est homme ; Donc Socrate est mortel. Le syllogisme n'est
légitime que s'il remplit certaines conditions longuement débattues au
moyen-âge et résumées, par les scolastiques, dans huit règles : les deux
premières définissent le syllogisme, les six autres interdisent de dépasser
dans la conclusion ce qui a été posé dans les prémisses, aussi bien en ce qui
concerne les termes qu'en ce qui concerne les propositions. Ce sont des
applications du principe d'identité qui permettent de passer du même au même et
du plus au moins, jamais du moins au plus. La transgression de ces règles rend
le syllogisme captieux : la rigueur de la déduction n'est plus qu'apparente et
la conclusion devient vicieuse. En voici deux exemples : « J'ai ce que je n'ai
pas perdu ; Or je n'ai pas perdu de cornes ; Donc j'ai des cornes ». Et « Les
nègres sont hommes ; Or les nègres sont noirs ; Donc les hommes sont noirs ».
Dans le premier cas on joue avec l'amphibologique expression « je n'ai pas
perdu » ; dans le second on donne au terme « hommes » une extension plus large
dans la conclusion que dans les prémisses. Les syllogismes diffèrent entre eux
soit par le « mode », qui dépend de la nature des propositions, soit par la «
figure » qui dépend de la place du moyen terme. Il existe encore des
syllogismes hypothétiques, dont la majeure renferme une condition, des
syllogismes disjonctifs, dont la majeure énonce une alternative : Le temps est
beau ou mauvais ; Or il est beau ; Donc il n'est pas mauvais. Mentionnons, parmi
les variétés de raisonnements médiats, l'enthymème, l'épichérème, le sorite, le
polysyllogisme : Cette rivière fait du bruit ; Ce qui fait du bruit remue ;
Cette rivière remue. Ce qui remue n’est pas gelé ; Cette rivière remue ; Cette
rivière n'est pas gelée, etc. A côté de l'ancienne logique formelle, celle des
propositions d'attribution, les logisticiens modernes veulent créer une logique
nouvelle, sorte d'algèbre qui englobe les propositions de relation. Comme
l'algèbre, elle use de symboles, qui diffèrent malheureusement avec les auteurs
; les règles logiques se démontrent par théorèmes et corollaires. Et de même
que l'on construit des machines à calculer, de même l'anglais Jevons a fabriqué
une machine à raisonner. Son piano logique exécute mécaniquement les opérations
logiques essentielles, grâce à un système de touches représentant soit les
divers rapports possibles, soit un concept ou sa négation. Pourtant beaucoup ne
voient dans la logistique qu'une sténographie fort subtile. Elle réduit en
formules mathématiques des combinaisons d'idées, négligées par le Stagirique,
mais il est douteux qu'elle puisse devenir l'art infaillible que certains
espèrent. Le moyen-âge fit un extraordinaire abus de la logique formelle et du
syllogisme. Considérée non seulement comme un bon procédé d'exposition ; mais
comme l'instrument par excellence de la recherche scientifique, la méthode
scolastique dégénéra en arguties insensées ; elle devait régner en maîtresse,
dans les écoles, jusqu'en plein XVIIème siècle. Aristote devint l'oracle
souverain dont la parole n'était jamais mise en doute ; le professeur suivit
servilement le texte de ses livres et la formule : « Magister dixit » (le
Maitre a dit) fut l'argument suprême qui permit de sortir victorieux dans
toutes les disputes. Or les exercices scolaires se bornaient, pour l'élève, à
la soutenance « en forme », selon des procédés invariables et séculaires, de
thèses fixées d'avance. Il y avait des termes rituels, des phrases consacrées,
dont l'omission pouvait rendre un examen nul ; la Faculté de Paris faillit
annuler une thèse de Bossuet parce qu'il avait passé un mot dans la formule de
compliment prescrite au début. Nos sorbonnards, dont la sottise parfois
déconcerte, ont de qui tenir on le voit! Qu'on traitât de philosophie, de
théologie, de droit, de médecine de physique, l'assaillant « disputans » et le
candidat « respondens » déroulaient interminablement, selon des règles
inflexibles, syllogismes, enthymèmes, etc. ; et les « concedo », les « nego »,
les « distinguo » pleuvaient au cours de la discussion ; le Diafoirus de
Molière emploie tous les termes scolastiques avec une parfaite convenance.
Ajoutons qu'on s'exprimait en un latin barbare, et qu'on s'en tenait en général
à des jeux de mots, à des subtilités frivoles, négligeant le fond des
problèmes. Sans jamais recourir au contrôle de l'expérience, même en physique,
on prétendait vider le réel de son contenu tout entier, grâce à d'interminables
raisonnements a priori, dont le moins qu'on puisse dire c'est qu’ils étaient
d'ordinaire parfaitement déraisonnables. Depuis Descartes on a compris que le
syllogisme ne pouvait servir qu'à exposer ce qu'on savait déjà ; ce n'est pas
un instrument de découverte puisqu'il se borne à passer du général au
particulier, du contenant au contenu. Plusieurs l'accusent encore d'être un
cercle vicieux, dont la vérité de la conclusion est nécessaire à la vérité des
prémisses. L'Eglise, ce monstrueux éteignoir, toujours désireuse d'étouffer la
pensée libre, se devait de ressusciter la scolastique tombée dans un juste
discrédit. Elle le fit dans la seconde moitié du XIXème siècle. Dès son
avènement au pontificat, en 1878, Léon XIII recommandait le retour au thomisme
et, l’année suivante, par une Encyclique qui provoqua la démission de nombreux
professeurs, il imposait son enseignement dans les Universités catholiques. Ce
pape trouva un auxiliaire dans l'abbé Mercier, le futur cardinal, qui fut
chargé en 1880 d'enseigner la philosophie thomiste à l'Université de Louvain.
J'ai lu ses livres : ce sont d'indigestes mélanges, sans originalité, où le
fatras d'une érudition peu profonde remplace le talent. Bientôt les
scolastiques devinrent tout-puissants dans les séminaires et les écoles
catholiques. Ils n'ont atteint le public que plus tard, grâce à des charlatans,
dont Maritain est un beau spécimen présentement. Applaudis par la bourgeoisie,
que ses intérêts ont converti à une religion de façade, ils ont vu leurs
élucubrations insanes couronnées par l'Institut, propagées par les grands
périodiques, et favorisées même par les universitaires. Ayant voulu présenter
une thèse en Sorbonne où je malmenais le thomisme, à la fin de 1918, un
professeur israélite me fit savoir que l'heure était par trop mal choisie,
alors surtout que j'avais contre moi de n'être ni décoré de la croix de guerre,
ni même simplement soldat. Peu après deux badernes philosophiques de Gand,
admiratrices du Divin Thomas, devaient s'indigner non moins fortement devant
l'audace de mes conclusions. Malgré journaux et revues pseudo-littéraires,
malgré les complaisances des éditeurs pour les écrivains catholiques, la vogue
néo-scolastique sera sans lendemain ; les livres des Maritain sont promis à
l’oubli. Mais, à côté de la logique formelle, il y a place pour la logique
appliquée ou méthodologie. Presque inconnue au moyen-âge, cette dernière s'est
beaucoup développée au cours du XIXème siècle ; elle suit le progrès des
sciences particulières et constitue l'une des branches essentielles de la
philosophie contemporaine. Son but est de fixer les procédés requis pour
connaître scientifiquement les divers objets étudiés par l'esprit. Or tantôt
nous créons un monde abstrait, dégageant les règles idéales de toutes choses
réelles ou possibles, tantôt nous observons le monde sensible et précisons les
lois que l'expérience y découvre. D'où les sciences mathématiques d'une part
et, d'autre part, les nombreuses sciences qui, de la physique à la sociologie,
se partagent l'étude de l'univers observable. Les premières ont une méthode
déductive et a priori, la démonstration ; les secondes, malgré les variations
résultant de la diversité de leur objet, ont en commun une méthode a
posteriori, expérimentale, inductive. Négligeant la qualité, les mathématiques
s'en tiennent à la seule quantité, soit continue soit discontinue, figures et
nombres ; elles étudient les lois de variations corrélatives entre les
grandeurs. A l'origine leur méthode fut tributaire des données sensibles :
c'est l'expérience qui révéla aux anciens la mesure de la circonférence par le
diamètre, la valeur, toujours égale à deux droits, de la somme des angles d'un
triangle quelconque, etc. Mais aujourd'hui les mathématiques, devenues sciences
exactes, ne procèdent que déductivement, par démonstration. Partant des
définitions des nombres et des figures, créations de l'esprit suggérées par
l'expérience, elles tirent par raisonnement et sous le contrôle d'axiomes
évidents mais indémontrables, toute la splendide floraison de lois rigoureuses
qui constituent leur domaine. Le principe d'identité s'avère l'ossature de
leurs constructions ; leur vérité consiste dans un constant accord de la pensée
avec elle-même. Sur l'origine des nombres et des figures, purement
expérimentale selon les uns, purement rationnelle selon d'autres, à la fois
l'une et l'autre d'après beaucoup, les logiciens discutent ; de même sur la
valeur exacte des définitions et sur le rôle des axiomes. Les plus graves
dissentiments concernent les postulats, propositions spéciales à la géométrie,
synthétiques, indémontrables, d'une évidence moins immédiate que les axiomes,
avec lesquels on les a confondus parfois. On connaît celui d'Euclide : « Par un
point pris hors d'une droite, on ne peut mener qu'une parallèle à cette droite
». Lowatchewski l'a nié, puis a construit une géométrie non moins cohérente,
non moins logique, non moins vraie, du point de vue de l'identité, que
l'ancienne. On peut mener, par un point, une infinité de parallèles à une droite
donnée, parallèles qui se rencontrent à l'infini ; et les trois angles d'un
triangle sont inférieurs ou supérieurs à deux droits. Riemann, d'autre part, a
imaginé un espace ne possédant pas trois dimensions, largeur, hauteur,
profondeur, comme le nôtre, mais un nombre de dimensions moindre ou plus grand,
1, 2, 4, 5, n, dimensions. On a encore contesté l’homogénéité de l'espace et
son uniformité. De nombreux métagéomètres ont travaillé dans ces diverses
directions et les théorèmes qu'ils ont déduits n'ont rien d'absurde. Seule
l'expérience nous apprendra laquelle de ces géométries est physiquement vraie,
c'est-à-dire s'accorde avec l'univers observable. Il semble, en tout cas, que
certains animaux, souris japonaises, lamproies par exemple, perçoivent un
espace ayant moins de dimensions que le nôtre. Et des expériences répétées font
croire que nos trois dimensions correspondent aux trois canaux semi-circulaires
de l'oreille. Aussi peut-on se demander si les lois mathématiques sont les lois
du monde réel, si elles constituent un invariable plan de l'univers. Descartes
le croyait ; arithmétique et algèbre, écrivait-il, « règlent et renferment
toutes les sciences particulières », il admettait une conformité absolue entre
les lois de la raison et les lois des choses. Beaucoup en doutent aujourd'hui,
sans apporter, d'ailleurs, d'arguments décisifs en faveur de leur conception.
Dans les sciences expérimentales, l'esprit ne déduit pas les lois a priori
comme en mathématiques, il les dégage des faits. On examine d'abord les
phénomènes pour en avoir une connaissance objective et précise : soit que l'on
étudie sans idée directrice ceux qu'offre la nature, c'est l'observation ; soit
qu'une hypothèse nous guide et qu'on les reproduise intentionnellement, c'est
l'expérimentation. Puis, des faits nous passons aux lois, grâce au raisonnement
qui parvient à distinguer les successions causales des successions
accidentelles et grâce à la généralisation inductive du rapport nettement
établi entre l'antécédent-cause et l'antécédent-effet. Ainsi la méthode
expérimentale suppose une collaboration de l'esprit et des choses : sans une
constante interrogation de la nature, nous risquons de tomber dans une vaine et
illusoire scolastique ; mais seul l'entendement peut dégager les lois du fatras
des phénomènes enchevêtrés. Nos sens perçoivent des successions, nullement le
lien de causalité, et la diversité des antécédents déguise la cause productrice
; impossible, par ailleurs, de réaliser un vide où chaque antécédent serait
isolément introduit. C’est par des artifices de raisonnement, dont Bacon puis
Stuart Mill ont précisé les méthodes, que la pensée aboutit à la coïncidence
solitaire, preuve infaillible du rapport causal. Ce rapport, le savant
l'universalise d'emblée ; de quelques cas observés, parfois d'un seul, il
conclut à tous les cas présents, passés, futurs et déclare que dans de telles
conditions, tel antécédent sera toujours suivi de tel conséquent. Quel principe
garantit cette affirmation inductive? Dans la déduction, le principe d'identité
suffit parce que l'esprit va du général au particulier, du genre à l'espèce et
que les prémisses contiennent en totalité la conclusion. Ici nous tirons, au
contraire, l'universel du particulier, nous allons du moins au plus, de quelque
à tous. Par ailleurs les savants se défient trop de la finalité, faussement
étendue au monde physique quoiqu'en pense Lachelier, pour qu'on l'invoque en
faveur de cette généralisation. On ne peut légitimer l'induction que grâce au
principe d'universel déterminisme ; en assurant que « dans les mêmes
circonstances les mêmes causes produisent les mêmes effets », ce dernier permet
d'ériger en lois les rapports de succession reconnus essentiels. Pour le
savant, qui se refuse à dépasser le monde sensible afin de pénétrer dans la
chimérique région des choses-en-soi, la cause n'est d'ailleurs rien d'autre que
l'antécédent nécessaire et suffisant du phénomène-effet. Si le passage de la
constatation des faits à l'affirmation des lois s'opère de même façon dans
toutes les sciences expérimentales, méthodes et procédés d'observation ou
d’expérimentation varient beaucoup selon qu'on étudie la matière inorganique,
les manifestations de la vie ou les phénomènes mentaux. Physiciens et chimistes
disposent d'une foule d'instruments de précision, souvent enregistreurs
automatiques, qui rendent faciles les mesures exactes et ne gardent des
phénomènes que les éléments quantitatifs. Aussi ont-ils pu aboutir,
fréquemment, à des lois assez parfaites pour être traduites en formules
mathématiques. Le biologiste a besoin d'instruments d'un genre différent,
microscope et scalpel ; mais la complexité des faits observés lui permet
rarement d'arriver à des lois très précises. Botanistes et zoologues doivent
s'occuper en outre de classer plantes et animaux d'après leurs caractères
essentiels. En psychologie il faut joindre l'introspection interne ou
observation par la conscience à la méthode objective ; et l’expérimentation
s'avère plus difficile encore qu'en biologie. Sans parier des objections que
beaucoup élèvent contre l'idée de loi psychologique. Aussi ne s'étonnera-t-on
pas que peu de phénomènes mentaux soient parfaitement expliqués. Quant à la
sociologie, dont la statistique sera le procédé le plus fécond, elle trouve
d'utiles indications dans l'étude comparée des sociétés de toutes époques et de
tous genres, mais l'expérimentation lui reste interdite lorsqu'il s'agit des
problèmes vraiment fondamentaux. L'histoire, même devenue scientifique, est une
connaissance d'un type très différent. Peut-être parviendra-t-elle dans
l'avenir à dégager des lois, mais aujourd'hui elle se borne à reconstituer les
faits disparus, en partant des vestiges laissés par eux. Parler
d'expérimentation serait un non sens ; il conviendrait, par contre, que
l'histoire cessât d'être au service des prêtres et des dirigeants, pour devenir
strictement impartiale. Dans toutes les sciences d'observation des hypothèses
générales ou théories, qui visent soit à schématiser seulement les phénomènes,
soit à faire connaître leurs vraies causes, résument un ensemble parfois
considérable de faits et de lois particulières. Citons l'hypothèse de Laplace
en astronomie, celles de l'unité des forces en physique, de l'unité de la
matière en chimie, du transformisme en biologie, de l'associationnisme en
psychologie. Des découvertes nouvelles conduisent à les remanier, ainsi a-t-on
fait de celle de Laplace ; quelquefois à les abandonner presque totalement,
c’est le cas pour l'associationnisme. En histoire on cherche à dégager une
philosophie ; le matérialisme historique de Karl Marx a le mérite de mettre en
lumière l'importance du facteur économique, mais il se trompe en déniant toute
valeur aux sentiments et aux idées. La loi des trois états, d'Auguste Comte,
est une hypothèse historique plutôt qu'une loi sociologique ; elle offre un
très grand intérêt. Si l'histoire n'est pas encore au stade des larges
synthèses, j'ai confiance qu'elle y parviendra et qu'un jour nous connaitrons,
par elle, le sens du devenir humain. Quant à l'hypothèse d'Einstein (dont il
est moins question car on a reconnu qu’elle repose sur une erreur
d'expérimentation), à la fois physique et mathématique, elle est un essai de
synthèse de l'espace et du temps. Elle mérite de retenir l'attention à ce titre
; quelques-uns de ses arguments gardent aussi leur valeur, lorsqu'il s'agit de
la relativité, cette doctrine mi-philosophique, mi[1]scientifique qui, elle, découle
d'incontestables observations. Mais que valent nos lois les plus certaines,
même en physique ou en chimie? Aucune d'elles, en pratique, n'offre une rigueur
totale ; jamais l'application n'est le décalque exact de la formule théorique.
Ingénieurs, praticiens, expérimentateurs le savent ; toujours ils laissent une
marge pour les causes d'erreurs possibles. Et si du monde inorganique on passe
à celui de la vie puis à celui de la pensée, les lois, nous l'avons dit,
deviennent de plus en plus imprécises. Pourquoi? C'est, répondra Bergson, que
le devenir est essentiellement créateur, qu'il y a dans le monde constante
apparition de nouveauté et que, si notre intelligence peut encore se mouvoir
aisément parmi les solides, elle s'avère incapable de comprendre la vie. C'est,
prétendra Boutroux, que la réalité, surtout la réalité vivante, reste
foncièrement contingente, indéterminée. Nos lois scientifiques indiquent le
sens habituel de la succession phénoménale ; comme le lit du fleuve détermine
l'écoulement ordinaire de ses eaux ; mais il arrive que la nature échappe au
réseau de nos formules, comme parfois le fleuve sort de son lit. D'où les
erreurs, constatées si fréquemment par l'expérimentation, dans le domaine de la
vie, et plus encore dans celui de la pensée. Contre ces interprétations la
majorité des savants s'élève avec vigueur, car une double cause explique
parfaitement la marge constatée entre la théorie et son application. D'une part
la cause n'est pas simple, les antécédents sont extrêmement nombreux et
compliqués, surtout dans le monde organique ; il est donc impossible que nos
dosages soient rigoureusement identiques et que la qualité des antécédents
reste la même dans tous les cas. D'autre part les sciences expérimentales, et
la biologie et la psychologie en particulier, sont à leur début ; des
recherches extrêmement longues seront nécessaires avant que nous parvenions à
connaître, fut-ce en gros, la cause des principaux phénomènes. La complexité du
réel et notre ignorance suffisent à rendre compte de toutes les erreurs
d'expérience. Ne constatons-nous pas que plus la science progresse, plus
l'imprévisible et l'indéterminé disparaissent : une analyse très poussée permet
aussi de réduire l'importance des erreurs possibles. Ces arguments militent de
même en faveur du déterminisme universel base essentielle des lois
expérimentales. S'il n'est qu’une hypothèse commode, convenons que cette
hypothèse acquiert une singulière probabilité du fait que chaque découverte
scientifique la confirme. Et nous pouvons dire que le miracle, entendu au sens
religieux du mot, est inexistant ; il a sa source dans les lacunes de notre
savoir, nullement dans la puissance divine. La foudre, la tempête, dues aux
caprices de divinités particulières, étaient des miracles pour les anciens ; la
brusque guérison d'un paralytique, le dédoublement de la personnalité l'étaient
encore au début du XIXème siècle. Pour quiconque a étudié, ce sont des faits
naturels aujourd’hui. Déjà l'on découvre comment s'opère la guérison rapide de
certaines maladies organiques ; les phénomènes de télépathie semblent très
naturellement possibles, etc. Toute conquête de la science marque un recul pour
l'action divine et pour l'intervention des entités de l'au-delà. Un atavisme
millénaire rend seul compte de la crédulité sympathique qui accueille les
faiseurs de miracles, toujours nombreux dans les religions les plus opposées. –
L. BARBEDETTE
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