jeudi 6 mai 2021

KORSCH : LA PHILOSOPHIE DE LÉNINE (1938)

 [« Remarques sur la récente critique faite par J. Harper (Pannekoek) du livre de Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme », 1938 / Texte utilisé comme postface à Pannekoek, publié dans la revue animée par Paul Mattick, Living Marxism (lV, 5 novembre 1938, pp. 138-144) sous la signature l.h.] Lénine à la conquête de l’Ouest Quelle différence frappante entre l’impression que firent sur les révolutionnaires d’Europe de l’Ouest les courtes brochures de Lénine et de Trotsky, traduites et imprimées à la diable dans la dernière période de la guerre ou dans l’immédiat après-guerre, et l’effet, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, des premières versions de l’ouvrage philosophique de Lénine Matérialisme et empiriocriticisme, publié en russe en 1908 et tardivement (1927) en d’autres langues ! Les premières, par exemple L’Etat et la révolution (La Doctrine marxiste de l’Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution) ou les Tâches immédiates du pouvoir des soviets, avaient été étudiées avec avidité par les révolutionnaires européens. Ils y voyaient les premiers témoignages dignes de foi sur une révolution prolétarienne victorieuse et, du même coup, des guides pratiques pour les soulèvements révolutionnaires imminents où ils seraient engagés. Ces ouvrages étaient simultanément ignorés, falsifiés, calomniés, méprisés et également terriblement craints par la bourgeoisie et par ses partisans au sein du camp marxiste, c’est-àdire les réformistes et les centristes à la Kautsky. Lorsque parut hors de Russie l’ouvrage de Lénine, le décor avait bien changé. Lénine était mort. La Russie des Soviets s’était progressivement transformée en un nouvel Etat qui tenait sa partie dans la concurrence et la lutte entre les divers « blocs » de puissances formés dans une Europe apparemment vite remise de la guerre et d’une crise économique profonde mais passagère. Le marxisme avait cédé la place au léninisme, puis plus tard au stalinisme, ce dernier n’étant même plus considéré au premier chef comme une théorie de la lutte de classe prolétarienne, mais comme la philosophie dominante d’un Etat, différente sans doute mais pas entièrement de ces autres philosophies d’Etat que sont le fascisme italien ou la démocratie américaine. Même les derniers vestiges de l’agitation « prolétarienne » avaient disparu avec l’écrasement de la grève générale en Angleterre et de celle des mineurs de 1926, et avec la fin sanglante de la première période de la révolution chinoise, celle que l’on qualifie de « communiste ». L’intelligentsia européenne était donc mûre pour accueillir avec les premiers écrits philosophiques de Marx (hier encore inconnus, aujourd’hui luxueusement édités par l’institut Marx-Engels-Lénine de Moscou), les révélations philosophiques également piquantes du grand « disciple » russe qui, après tout, venait de renverser l’empire tsariste et avait su maintenir jusqu’à sa mort une dictature incontestée. Mais les couches du prolétariat de l’Europe occidentale qui avaient fourni ces premiers lecteurs, les plus sérieux et les plus persévérants, des brochures révolutionnaires de Lénine, écrites de 1917 à 1920, semblaient avoir disparu. Le devant de la scène était occupé par ces carriéristes staliniens, s’accommodant à tout et de tout, seule composante stable des partis communistes non russes d’aujourd’hui ; ou encore par des membres progressistes de la classe dominante elle-même ou des partisans de cette classe recrutés tout naturellement au sein des couches les plus cultivées et les plus aisées de la vieille et de la nouvelle intelligentsia, et qui ont fini par pratiquement remplacer, au sein du parti, les éléments prolétariens d’autrefois. Le communisme prolétarien ne semble survivre que grâce à des penseurs isolés ou dans de petits groupes, comme les communistes de conseils hollandais, d’où provient justement la brochure de Harper. On aurait pu croire que le livre de Lénine, lorsqu’il fut mis à la disposition du public d’Europe occidentale et d’Amérique dans le but manifeste de diffuser ces principes philosophiques du marxisme qui sont à la base de l’Etat russe actuel et du parti communiste qui y règne, aurait reçu partout un accueil chaleureux. En fait il n’en fut rien. Sans aucun doute, la philosophie de Lénine est infiniment supérieure, même sur un plan purement théorique, à ce ramassis de miettes tombées de systèmes philosophico-sociologiques contre-révolutionnaires et dépassés, dont Mussolini, avec l’appui d’un ex-philosophe hégélien, Gentile, et de quelques autres aides de camp intellectuels, a prétendu faire une philosophie « fasciste ». Elle est incomparablement supérieure à cette énorme masse de lieux communs et de camelote stupide que nous distille l’œuvre « théorique » d’Adolf Hitler en tant que Weltanschauung politico-philosophique. Ainsi ceux qui ont réussi à découvrir quelque nouveauté ou quelque profondeur dans les idées de Mussolini et qui arrivent à trouver un sens aux platitudes du Führer n’auraient dû avoir aucune difficulté à avaler ce fatras de contresens, d’incompréhension, et d’arriération en général, qui ruine la valeur théorique de l’essai philosophique de Lénine. Pourtant les quelques personnes qui, aujourd’hui, connaissent les œuvres des philosophes et des savants dont Lénine parle, et qui sont au courant des développements de la science moderne, auraient dû pouvoir extraire de ce livre de 1908 – pour s’exprimer dans le style cher à Lénine – le « joyau » d’une pensée révolutionnaire conséquente « encore dans la gangue », d’une acceptation sans réserve de concepts « matérialistes » caducs, datant d’une époque historique révolue, et d’une interprétation abusive et aussi peu justifiée des tentatives les plus authentiques des savants modernes pour développer la théorie matérialiste. Quoi qu’il en soit, la réaction de l’intelligentsia bourgeoise progressiste dans son ensemble face à cette propagation tardive de la philosophie matérialiste de Lénine a dû quelque peu décevoir les Russes qui en maintes occasions ont montré qu’ils n’étaient pas insensibles aux louanges reçues pour leurs exercices favoris dans le domaine de la théorie, même si ces louanges proviennent de ces cercles « profanes » (du point de vue du marxisme) que sont les milieux scientifiques et philosophiques de l’Europe occidentale et de l’Amérique. Pas d’hostilité ouverte, mais l’indifférence. Plus gênant encore, chez ceux dont on souhaitait le plus les applaudissements, une sorte d’embarras poli. Ce silence désagréable ne fut même pas troublé, du moins pendant longtemps, par une de ces attaques vigoureuses que la minorité marxiste révolutionnaire portait violemment contre Lénine et ses disciples lorsqu’ils tentaient de transformer les principes politiques et tactiques, appliqués avec succès par les bolcheviks dans la révolution russe, en règles universellement valables pour la révolution prolétarienne mondiale. Les derniers représentants de cette tendance ont été très longs à déclencher une attaque d’envergure contre une tentative analogue, celle d’étendre à l’échelle mondiale les principes philosophiques de Lénine, promus au rang de seule doctrine philosophique véritable du marxisme révolutionnaire. Aujourd’hui, trente ans après la première publication (en russe) du livre de Lénine, onze ans après ses premières traductions en allemand et en anglais, paraît enfin le premier examen critique de cette contribution de Lénine à la philosophie matérialiste marxiste, examen dû à quelqu’un qui est mieux qualifié pour cette tâche que n’importe quel marxiste contemporain (Allusion aux activités scientifiques d’A. Pannekoek, astronome de réputation mondiale). Mais il y a bien peu d’espoir que cette première et importante critique de la philosophie de Lénine puisse atteindre ne serait-ce que cette faible minorité de marxistes révolutionnaires à qui elle s’adresse plus particulièrement. Elle est signée d’un pseudonyme quasi impénétrable, et, signe hautement caractéristique, publiée sous forme ronéotypée. Ainsi une longue période s’est écoulée avant que les deux camps de cette lutte mondiale, qui oppose les marxistes radicaux de l’Occident aux bolcheviks russes, aient découvert que leurs oppositions politiques, tactiques et organisationnelles provenaient en dernier ressort de principes plus profonds qui avaient été jusqu’alors négligés dans le feu du combat. Ces oppositions ne pouvaient être clarifiées sans un retour à ces principes philosophiques fondamentaux, ici encore semblait s’appliquer la phrase du vieil Hegel : « l’oiseau de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée du jour ». Cela ne veut pas dire que cette dernière « période philosophique » du mouvement social qui se déroule à une époque déterminée soit du même coup la plus haute et la plus importante. La lutte philosophique des idées est, du point de vue prolétarien, non pas la base mais tout simplement une forme idéologique transitoire de la lutte de classe révolutionnaire qui détermine le développement historique de notre temps.

Léninisme contre Machisme

Il est impossible de discuter dans un seul article les nombreux résultats très importants qu’apporte cet ouvrage magistral de Harper. Après un exposé bref et lumineux du développement historique du marxisme depuis l’époque de Marx et du matérialisme bourgeois des débuts, Harper expose de manière irréprochable le contenu théorique véritable de l’œuvre de Joseph Dietzgen d’une part et des savants bourgeois Mach et Avenarius d’autre part, qui tous tentèrent de faire mieux que leurs prédécesseurs en complétant leur représentation matérialiste du monde objectif par une représentation également matérialiste du processus même de la connaissance. Il montre de manière définitive quelles distorsions incroyables Lénine a fait subir aux théories de ces deux derniers auteurs, dans un exposé entièrement partial. En revanche, il n’existe pas, à la connaissance de l’auteur  de ces lignes, de compte rendu aussi magistral du contenu scientifique essentiel de l’œuvre de Mach et d’Avenarius, que celui qui occupe les quelque vingt pages consacrées à ces savants dans la brochure. Il n’existe pas non plus de réfutation aussi pertinente et efficace des erreurs théoriques commises par Lénine et ses disciples lorsqu’ils critiquent naïvement des définitions modernes de concepts comme « matière », « énergie », « lois de le nature », « nécessité », « espace-temps », etc., du point de vue du « sens commun ». Ce prétendu sens commun n’est en fait le plus souvent qu’un réchauffé des théories physiques dépassées et, selon Engels, le « pire des métaphysiciens ». Mais ce n’est là qu’un des aspects de cette critique des idées de Lénine et peut-être pas le plus important. La principale faiblesse de l’attaque de Lénine contre le machisme n’est pas cette mauvaise foi générale, ces contresens flagrants, cette incompréhension de la tentative essentiellement matérialiste sous-jacente à la philosophie néopositiviste, cette ignorance des réels succès obtenus depuis l’époque de Marx et Engels dans le domaine de la physique moderne. La principale faiblesse de la critique « matérialiste » que fait Lénine de ce qu’il appelle une tendance idéaliste (solipsiste, mystique, et finalement entièrement religieuse et réactionnaire) qui se dissimulerait derrière les théories pseudo-matérialistes et scientifiques de Mach et de ses disciples, réside essentiellement dans sa propre incapacité à dépasser les limites intrinsèques du matérialisme bourgeois. Il a beau parler de la supériorité du matérialisme marxiste « moderne » sur la méthode philosophique abstraite et fondamentalement naturaliste des premiers matérialistes bourgeois, il ne voit finalement qu’une différence de degré et non de nature entre ces deux matérialismes. Au mieux décrit-il le « matérialisme moderne » créé par Marx et Engels comme un « matérialisme incomparablement plus riche en contenu et plus solidement fondé que tous les matérialismes qui l’ont précédé ». Il ne voit jamais la différence entre le « matérialisme historique » de Marx et les formes « de matérialisme qui l’ont précédé » comme une opposition insurmontable issue d’un conflit de classe réel. Il la conçoit plutôt comme une expression plus ou moins radicale d’un mouvement révolutionnaire continu. C’est pourquoi la critique « matérialiste » que Lénine fait de Mach et des machistes échoue, comme le montre Harper, même dans le domaine purement théorique, parce que Lénine attaquait les plus récents efforts du matérialisme naturaliste bourgeois, non du point de vue du matérialisme historique, lié à la classe prolétarienne entièrement développée, mais de celui d’une période antérieure du matérialisme bourgeois, d’une période de développement scientifique inférieur. Cette appréciation de la philosophie matérialiste de Lénine est confirmée par les développements ultérieurs de celle-ci après 1908 et dont la brochure de Harper ne parle pas. L’institut Marx-Engels-Lénine vient de publier des notes philosophiques de Lénine postérieures à 1913. On peut y trouver les premiers germes de l’importance particulière que devait prendre, dans la dernière période de la vie de Lénine et dans celle qui a suivi sa mort, la pensée philosophique de Hegel, du moins telle qu’elle est présentée dans la « philosophie matérialiste » de Lénine. On assiste à une renaissance de la dialectique idéaliste de Hegel, autrefois désavouée, mais qui tardivement sert à réconcilier l’adhésion des léninistes au vieux matérialisme bourgeois avec les exigences formelles d’une tendance en apparence antibourgeoise, révolutionnaire et prolétarienne. Tandis que dans les périodes précédentes le « matérialisme historique » était conçu, bien que de manière assez peu claire, comme « différent des formes antérieures du matérialisme », l’accent passait du matérialisme « historique » au matérialisme « dialectique » ou, plus exactement, comme le dit Lénine, dans sa dernière œuvre qu’il a consacrée à ce sujet, à une « application matérialiste de la dialectique (idéaliste) de Hegel ». Ainsi dans cette phase du mouvement marxiste où les Russes jouent un rôle, se trouve répétée toute l’évolution du matérialisme bourgeois (et même de toute la pensée philosophique bourgeoise d’Holbach à Hegel), puisque ce marxisme est passé du matérialisme du XVIIIe siècle et de celui de Feuerbach, qui étaient adoptés par Plekhanov et Lénine avant la guerre, à une sympathie pour l’« idéalisme intelligent » de Hegel et des autres philosophes bourgeois du XIXe siècle par opposition au « matérialisme inintelligent » des philosophes du début du siècle précédent (Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel – d’après la version allemande, « Philosophische Hefte », Werke, tome 38, 1964, p. 263).


L’influence de la philosophie matérialiste de Lénine aujourd’hui 

A la fin de son ouvrage Harper traite de la signification historique et pratique de la philosophie matérialiste de Lénine dont il avait discuté les aspects théoriques dans les chapitres précédents. Harper admet sans réserves que des nécessités tactiques, valables dans les conditions prérévolutionnaires de la Russie tsariste, aient obligé Lénine à un combat inflexible contre les bolcheviks de gauche, comme Bogdanov, partisans plus ou moins avoués des idées de Mach et qui, en dépit de leurs bonnes intentions révolutionnaires, mettaient réellement en danger l’unité du parti marxiste et affaiblissaient son énergie révolutionnaire par une révision de son idéologie matérialiste « monolithique ». Harper va un peu trop loin dans la sympathie qu’il porte à la tactique adoptée par Lénine en 1908 dans le domaine de la philosophie, plus loin en tout cas qu’il ne semble justifié, même dans une analyse rétrospective. S’il avait étudié les tendances représentées par les machistes russes et leurs maîtres allemands, Harper aurait été plus circonspect dans son appréciation positive de l’attitude de Lénine dans le combat idéologique de 1908, ne serait-ce qu’en prenant connaissance d’un événement qui se déroula plus tard. Lorsque, après 1908, Lénine en eut fini avec l’opposition machiste au sein du comité central du parti bolchevik, il considéra l’incident comme clos. Dans la préface à la deuxième édition russe de son livre il signale qu’il n’a pas eu « la possibilité de prendre connaissance des dernières œuvres de Bogdanov » mais il était entièrement convaincu, d’après ce que d’autres lui en avaient dit, que « Bogdanov propage des idées bourgeoises et réactionnaires sous les apparences de « culture prolétarienne ». Il ne livra pas pour autant Bogdanov à la G.P.U., aux fins d’exécution pour cet horrible crime. A cette époque préstalinienne, il s’estima satisfait d’une exécution spirituelle abandonnée à un excellent camarade du parti, digne de toutes les confiances. Ainsi apprenons-nous de la plume du léniniste fidèle V.I. Nevsky (dont Lénine a joint l’article à la deuxième édition de son livre) que Bogdanov, non seulement a persévéré, sans faire preuve d’aucun remords, dans ses anciennes erreurs machistes, mais a même ajouté un crime supplémentaire encore plus flagrant : une omission. « Il est curieux », dit Nevsky, que dans tous les écrits qu’il a publiés pendant la période de la dictature du prolétariat, que ce soit sur des sujets théoriques ou sur le problème de la culture prolétarienne, Bogdanov ne parle jamais de la « production et de son système d’organisation dans les conditions de la dictature du prolétariat pas plus qu’il ne dit mot de cette dictature elle-même ». Ce fait prouve à l’évidence que Bogdanov ne s’est pas amendé et qu’en fait cet « idéaliste », qui pèche contre les principes fondamentaux de la philosophie de Lénine et de ses disciples, ne saurait s’amender. ll ne faudrait pas en conclure que l’auteur de ces lignes considère que les définitions de Bogdanov (par exemple: le monde physique est « l’expérience organisée socialement », la matière « n’est rien d’autre que la résistance aux efforts du travail collectif », la nature est « le déroulement d’un panorama, celui de l’expérience du travail », etc.) apportent la solution réellement matérialiste et  prolétarienne au problème posé par Marx dans les « Thèses sur Feuerbach » : « Le défaut principal de tout matérialisme connu jusqu’ici – y compris celui de Feuerbach – est que la réalité concrète et sensible n’y est conçue que sous la forme de l’objet ou de la représentation, mais non comme activité sensorielle de l’homme, comme pratique humaine, non subjectivement » ou comme « activité révolutionnaire practico-critique » » (K. Marx, op. cit. ll s’agit de la première thèse). En fait, et c’est là le fond de la question, nous ne devons à aucun prix, que ce soit aujourd’hui ou rétrospectivement, faire la moindre concession à cette erreur fondamentale que l’on retrouve à chaque instant dans la lutte philosophique de Lénine contre les machistes et que répètent pieusement ses disciples les plus obscurs dans leur opposition aux tentatives matérialistes du positivisme scientifique d’aujourd’hui. Selon cette conception erronée on peut et on doit préserver le caractère militant de la théorie matérialiste révolutionnaire, contre toutes les influences affaiblissantes venues d’autres tendances apparemment hostiles, et ceci par tous les moyens, en se gardant même de toute modification rendue inévitable par le développement de la critique et de la recherche scientifique. C’est cette conception qui a conduit Lénine à ne pas discuter les mérites des nouveaux concepts et des nouvelles théories scientifiques. A ses yeux ils compromettraient la puissance éprouvée de cette philosophie matérialiste révolutionnaire (pourtant pas nécessairement prolétarienne) que son parti marxiste avait adoptée et qu’il tirait moins de l’enseignement de Marx et d’Engels que des matérialistes bourgeois d’Holbach à Feuerbach et de leur adversaire idéaliste, le philosophe de la dialectique : Hegel. Lénine resta sur ses positions préférant, dans un monde changeant, l’utilité pratique immédiate d’une idéologie connue à la vérité théorique. Incidemment, cette attitude doctrinaire est calquée sur son comportement pratique dans le domaine politique. Elle correspond à la croyance inébranlable, jacobine, en une forme politique déterminée (parti, dictature, Etat), considérée comme adaptée aux buts des révolutions bourgeoises du passé et que, par conséquent, on s’attend à trouver adaptée tout autant aux buts de la révolution prolétarienne. Dans sa philosophie révolutionnaire matérialiste, comme dans sa politique révolutionnaire jacobine, Lénine refusait de voir cette vérité historique : sa révolution russe, en dépit d’un effort temporaire de dépassement de ses propres limites par une liaison avec le mouvement révolutionnaire du prolétariat d’Occident, ne pouvait être en réalité qu’un rejeton tardif des grandes révolutions bourgeoises d’autrefois. Quel chemin parcouru de la violente attaque de Lénine contre le positivisme idéaliste et l’empiriocriticisme de Mach et d’Avenarius, à cette critique scientifique raffinée des derniers développements du positivisme qui vient de paraître, dans la revue ultra-cultivée du parti communiste anglais (M. Black, « L’évolution du positivisme », The Modern Quaterly I, 1, Londres, 1938) ! Pourtant, sous-jacente à cette critique des formes les plus progressistes de la pensée positiviste moderne, on retrouve la même vieille erreur léniniste. L’auteur évite soigneusement de se compromettre avec une quelconque école de pensée philosophique. C’est avec Wittgenstein, qui dans sa dernière période traite la philosophie comme une maladie incurable plutôt que comme un ensemble de problèmes, qu’il se sentirait le plus d’accord. Son argumentation contre le positivisme moderne repose entièrement sur l’hypothèse que le combat acharné mené par le vieux positivisme contre toute philosophie provenait de ce que le vieux positivisme était lui-même issu d’une croyance philosophique distincte. L’école des « positivistes logiques » – dont le représentant le plus typique est R. Carnap, et qui, à bien des égards, est la plus scientifique de ces écoles – vient d’abandonner, pour un temps, « toute tentative philosophique de construire un système homogène de lois, valable pour la science dans son ensemble » et s’attelle à une tâche plus modeste, celle d’unifier le langage de la science (Rudolf Carnap, Logical Evolution of the Unity of Science – Les fondements logiques de l’unité de le science, 1938). Si l’on en croit l’argumentation développée par le critique pseudo-léniniste du Modern Quaterly, cette école verra diminuer son ardeur à combattre la philosophie par le processus même qui la conduit à abandonner son ancienne base philosophique. Selon ce critique, « le positiviste qui troublait les eaux calmes de la philosophie en criant grossièrement à l’absurde » en est réduit maintenant à reconnaître de la façon la plus douce et la plus inoffensive : « l’absurdité est mon propre langage ». On voit facilement que cet argument peut être utilisé de deux manières : d’abord pour une attaque théorique contre la confusion entre science et philosophie, qui régnait dans les premières phases du positivisme, et ensuite pour justifier pratiquement la conservation de cette base philosophique, bien que les découvertes récentes aient montré qu’elle n’avait aucun fondement scientifique. Mais tout ceci ne repose sur aucun raisonnement logiquement ou empiriquement fondé. Point n’est besoin, pour un savant bourgeois moderne ou pour un marxiste, de se cramponner à une « philosophie » caduque (positiviste ou matérialiste) dans le but de garder intact son « esprit militant » pour la lutte contre ce système d’idées – nécessairement « idéaliste » dans toutes ses manifestations – qui, au cours du siècle dernier, a, sous le nom de « philosophie », largement (mais pas entièrement) remplacé la foi religieuse dans l’idéologie de la société moderne. Harper, sans abandonner entièrement la croyance en la nécessité d’une « philosophie marxiste » pour la lutte révolutionnaire du prolétariat moderne, se rend parfaitement compte de ce que le matérialisme léniniste est absolument impropre à cette tâche. Tout au plus peut-il servir de base idéologique à un mouvement qui n’est plus anticapitaliste mais seulement « antiréactionnaire » et « antifasciste », celui que les partis communistes du monde entier ont lancé récemment sous le nom de « front populaire » ou même de « front national ». Cette idéologie léniniste, que professent aujourd’hui les partis communistes et qui, en principe, est conforme à l’idéologie traditionnelle du vieux parti social-démocrate, n’exprime plus aucun des buts du prolétariat. Selon Harper elle est plutôt une expression naturelle des buts d’une « nouvelle classe » : l’intelligentsia. C’est donc une idéologie que les diverses couches de cette prétendue nouvelle classe seraient prêtes à adopter dès qu’elles seront libérées de l’influence idéologique de la bourgeoisie en déclin. Traduit en termes philosophiques ceci veut dire que le « nouveau matérialisme » de Lénine est devenu l’arme principale des partis communistes dans leur tentative de détacher une fraction importante de la bourgeoisie de la religion traditionnelle et des philosophies idéalistes professées par cette couche supérieure de la bourgeoisie qui a, jusqu’à présent, détenu le pouvoir. Ce faisant les partis communistes espèrent gagner cette fraction de la bourgeoisie au système de planification industrielle, à ce capitalisme d’Etat qui, pour les ouvriers, n’est qu’une autre forme d’esclavage et d’exploitation. Tel est, selon Harper, le sens politique véritable de la philosophie matérialiste de Lénine. 


New-York, 1938.

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