samedi 1 mai 2021

La psychologie de masse du fascisme de Wilhelm Reich


« Nous avons vu que la situation économique et la situation idéologique des masses ne coïncident pas obligatoirement et qu’il peut même y avoir, entre les deux, un écart sensible. La situation économique ne passe pas immédiatement et directement à la conscience politique. S’il en était ainsi, la révolution sociale serait depuis longtemps chose faite. Compte tenu de cet écart entre situation sociale et conscience sociale, l’exploration de la société devra se faire sur deux plans: nonobstant le fait que la structure dérive de l’être économique, la situation économique doit être examinée par d’autres méthodes que la structure caractérielle: la première relève de la méthode socio-économique, la seconde de la méthode biopsychologique. Un exemple très simple illustrera notre pensée: quand des ouvriers se mettent en grève parce que la pression sur les salaires ne leur permet plus de vivre, leur action découle directement de leur situation économique. Il en est de même de l’affamé qui vole de la nourriture. Pour expliquer le vol de nourriture ou la grève provoquée par l’exploitation, on n’a pas besoin de recourir à la psychologie. L’idéologie aussi bien que les actes répondent alors à la pression économique. La psychologie réactionnaire s’emploie dans ces cas à découvrir des motifs irrationnels pour expliquer le vol ou la grève, en recourant à une argumentation typiquement réactionnaire. Pour la psychologie sociale, le problème se présente de façon inverse: elle ne s’attarde pas sur les raisons qui poussent l’homme affamé ou exploité au vol ou à la grève, mais elle tente d’expliquer pourquoi la majorité des affamés ne vole pas, pourquoi la majorité des exploités ne se met pas en grève. L’économie sociale explique donc entièrement un fait social, lorsqu’il a des motifs rationnels et utilitaires, c’est-à-dire lorsqu’il sert, à la satisfaction d’un besoin et reflète et prolonge directement une situation économique. Elle est inopérante quand la pensée ou l’action sont en contradiction avec la situation économique, quand l’une ou l’autre ne sont pas rationnelles. Le marxisme vulgaire et l’économisme, qui rejettent la psychologie, sont désarmés devant ce genre de contradiction. Plus l’orientation d’un sociologue est mécaniste et économiste, plus il ignore la structure interne de l’homme, et plus il recourt dans l’application de la propagande de masse à un «psychologisme» superficiel. Loin de se rendre compte de la contradiction psychique de l’individu nivelé dans la masse et d’y porter remède, il se gargarise d’illusions à la Coué ou bien il explique le mouvement national-socialiste par une «psychose de masse» [3] . La psychologie de masse voit des problèmes précisément là où l’explication socio-économique directe s’avère inopérante. La psychologie de masse s’oppose-t-elle donc à l’économie sociale? Aucunement! Car la pensée et l’action irrationnelles des masses qui semblent en désaccord avec la situation socio-économique de l’époque considérée, procèdent elles-mêmes d’une situation socio-économique plus ancienne. On a pris l’habitude d’expliquer les inhibitions de la conscience sociale par ce qu’on appelle la tradition. Mais jusqu’ici, on ne s’est jamais demandé ce qu’est la «tradition», au niveau de quels phénomènes psychologiques elle opère. L’économisme a méconnu jusqu’à présent qu’il ne s’agit pas, essentiellement, de savoir si la conscience sociale existe chez le travailleur (c’est l’évidence même!) ou de quelle manière elle se manifeste, mais ce qui entrave le développement de la conscience de responsabilité. L’ignorance de la structure caractérielle des foules aboutit souvent  à des questions stériles. C’est ainsi que les communistes expliquaient l’installation au pouvoir du fascisme par la politique déroutante de la social-démocratie. Cette explication était dépourvue de sens, puisque c’était un des traits caractéristiques de la social-démocratie de répandre des illusions. Elle ne comportait aucun élément permettant une réorientation pratique. Tout aussi vaine était l’explication selon laquelle la réaction politique aurait, sous le déguisement du fascisme, «obnubilé», «séduit» et «hypnotisé» les masses. Ce sera là le propre du fascisme tant qu’il existera. De telles explications ne sont pas constructives, car elles ne suggèrent aucune solution. L’expérience enseigne en effet que des révélations mille fois répétées de ce genre ne convainquent pas les masses, qu’il ne suffit pas d’envisager un problème dans la seule perspective socio-économique. N’est-on pas tenté de se demander plutôt ce qui se passe au sein des foules pour qu’elles ne reconnaissent pas ou ne veuillent pas reconnaître le rôle du fascisme? Il est de peu d’utilité de constater que «le moment est venu pour les travailleurs d’ouvrir les yeux» ou «qu’on n’a pas bien compris que…, etc.» Pourquoi les travailleurs n’ont-ils pas ouvert les yeux, pourquoi n’a-t-on pas compris? Tout aussi stérile est le débat entre l’aile droite et l’aile gauche du mouvement ouvrier, l’aile droite prétendant que les travailleurs manquaient de combativité, l’aile gauche rejetant cette accusation, disant que les travailleurs sont révolutionnaires et qu’affirmer le contraire c’est trahir leur pensée. Les deux manières de poser le problème sont trop absolues, trop rigides, trop mécanistes. Si l’on était allé au fond des choses, on aurait constaté que le travailleur moyen porte en lui-même la contradiction, qu’il n’est ni nettement révolutionnaire, ni nettement traditionaliste, qu’il se trouve dans une situation de conflit: sa structure psychique découle d’une part de sa situation sociale, prélude à des attitudes révolutionnaires, de l’autre de l’atmosphère générale de la société autoritaire: les deux influences sont antagonistes. Il importe avant tout de bien se rendre compte de cet antagonisme et d’approfondir comment se présentent concrètement la tendance réactionnaire et la tendance progressive-révolutionnaire chez le travailleur. La remarque s’applique aussi aux membres des classes moyennes. Qu’ils se révoltent, en cas de crise, contre le «système» n’est pas pour nous étonner. Mais le fait que même ruinés ils redoutent le progrès et rallient les extrémistes de droite ne s’explique pas directement par des causes socio-économiques. Ainsi, des membres des classes moyennes sont également tiraillés entre le sentiment de révolte et les objectifs et contenus réactionnaires. »

 

«En Allemagne, les mouvements de libération n’ignoraient pas l’importance de ce qu’on appelle «le facteur subjectif de l’histoire» (chez Marx l’homme est principalement conçu, en opposition au matérialisme mécaniste, comme «sujet de l’histoire», aspect du marxisme que Lénine surtout a développé); ce qui manquait c’était l’appréhension de l’action irrationnelle, inadéquate, autrement dit de l’écart entre l’économie et l’idéologie. Il faut que nous soyons à même d’expliquer comment le mysticisme a pu venir à bout de la sociologie scientifique. Or, notre travail n’est utile que si nous posons la question de telle manière que la réponse nous fournit spontanément les moyens d’une action pratique nouvelle. Si le travailleur n’est ni franchement réactionnaire ni franchement révolutionnaire, mais se trouve tiraillé entre des tendances antagonistes réactionnaires et révolutionnaires, la découverte de cet antagonisme devra nécessairement aboutir à une pratique qui opposera aux forces psychiques conservatrices les forces révolutionnaires. Toute mystique est réactionnaire, l’homme réactionnaire est mystique. En se moquant du mysticisme, en le qualifiant simplement d’«obscurantisme» ou de «psychose», on ne  forge pas d’armes contre lui; c’est en l’interprétant correctement, qu’on élabore par la force des choses un antidote contre le mysticisme. Pour faire face à cette tâche, il faut saisir les rapports entre la situation sociale et la formation de structures, et plus particulièrement, dans la limite de nos connaissances, les idées irrationnelles qui ne s’expliquent pas directement par des considérations socio-économiques. »

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