vendredi 14 mai 2021

1845 : A PROPOS DU SYSTÈME NATIONAL DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE DE FRIEDRICH LIST [F. LIST ET LA BOURGEOISIE ALLEMANDE]

 

(...) que la conscience de la mort de la bourgeoisie elle-même a déjà pénétré dans la conscience du bourgeois allemand, celui-ci est assez naïf pour reconnaître cette « tristesse ». « C’est pourquoi il est si triste de rejeter l’industrie elle-même lorsqu’on tient à signaler les maux dont l’industrie s’accompagne de nos jours. Il y a des maux plus graves qu’une classe de prolétaires : un trésor vide – l’impuissance nationale – la servitude nationale – la mort nationale », p. LXVII. Il est vraiment triste que le prolétariat existe déjà et formule déjà des revendications, inspire déjà la peur, avant même que le bourgeois allemand soit parvenu à l’industrie. Quant au prolétaire lui-même, il sera certainement content de sa situation lorsque la bourgeoisie dominante aura ses coffres-forts bien remplis et jouira de la puissance nationale. M. List parle seulement de ce qui est plus triste pour les bourgeois. Il est vrai qu’il est très triste pour lui de vouloir instaurer le règne de l’industrie à un moment peu favorable, quand la servitude de la majorité est devenue un fait notoire. Le bourgeois allemand est le Chevalier de la Triste figure qui voulait introduire la chevalerie errante au moment où la police et l’argent firent leur apparition.

3) Il est un grand obstacle (un ennui) pour le bourgeois allemand aspirant à la richesse industrielle, savoir son idéalisme de toujours. Comment ce peuple de l’« esprit » en vient-il tout à coup à voir dans le calicot, le fil à tricoter, le métier à tisser automatique, dans le matérialisme des machines, dans une foule d’esclaves des fabriques, dans les porte-monnaie garnis de messieurs les fabricants, les biens suprêmes de l’humanité ? L’idéalisme creux, inane, sentimental du bourgeois allemand qui cache l’esprit mercantile le plus mesquin, le plus sordide, où se dissimule l’âme la plus lâche, est parvenu au moment historique où il doit nécessairement livrer son secret. Mais il le livre encore d’une façon purement allemande, transcendante, faite de pudeur idéaliste et chrétienne. Il renie la richesse qu’il s’efforce de conquérir. Il travestit d’une manière fort idéaliste le matérialisme vulgaire et c’est alors seulement qu’il ose courir après lui. Toute (...) la partie théorique du système listien n’est autre qu’un travestissement en phrases idéalistes du matérialisme industriel de l’économie sans fard. La réalité, il la laisse subsister partout, mais il en idéalise l’expression. Nous suivrons cela en détail. C’est précisément cette creuse phraséologie idéaliste qui lui permet aussi de méconnaître les obstacles réels qui s’opposent à ses pieux souhaits et de s’adonner aux chimères les plus absurdes. (Quel eut été le sort de la bourgeoisie anglaise et française, si elle avait d’abord sollicité d’une antique noblesse, d’une bureaucratie digne de tous éloges et des dynasties héréditaires, l’autorisation d’introduire une « industrie » ayant « force de loi » ?) Le bourgeois allemand est religieux même en étant industriel. Il a honte de parler des vilaines valeurs d’échange qu’il convoite, il parle forces productives ; il craint de parler de concurrence et parle d’une confédération nationale des forces productives nationales ; il a peur de parler de son intérêt privé, il parle d’intérêt national. Que l’on considère le cynisme franc, classique, avec lequel la bourgeoisie anglaise et française, par la bouche de ses premiers porte-parole scientifiques de l’économie politique, tout au moins au début de son règne, divinisait la richesse et sacrifiait tout sans vergogne à ce Moloch, même dans le domaine de la science ; qu’en revanche, on examine la manière idéalisante, verbeuse et emphatique de M. List, qui dédaigne, en pleine économie politique, la richesse des « justes » et connaît des buts plus élevés, et l’on devra accorder qu’il est « également triste » que de nos jours les jours de la richesse soient révolus.

M. List parle toujours en vers molossiques. Il se gonfle constamment pour tomber dans un pathos pesant et prolixe – au fond, un rabâchage infini des droits protecteurs et des fabriques « tudesques », eaux troubles encore et toujours ramenées sur les sables du rivage. Il est constamment matériel-immatériel. Le philistin allemand prompt à idéaliser veut s’enrichir et doit naturellement se forger auparavant une nouvelle théorie des richesses qui les rende assez respectables pour être convoitées par lui. Les bourgeois de France et d’Angleterre voient approcher la tempête qui anéantira quasiment la vie réelle de ce qu’on appelait jusque-là richesse, et le bourgeois allemand, qui n’a pas encore atteint cette détestable richesse, s’efforce d’en donner une nouvelle interprétation « spiritualiste ». Il se crée une économie « idéalisante », qui n’a rien à voir avec l’économie profane, française et anglaise, afin de se justifier à ses propres yeux et aux yeux du monde de vouloir lui aussi s’enrichir. Le bourgeois allemand commence sa production de la richesse en créant une économie politique éthérée, hypocritement idéalisante.

3. Comment M. List interprète l’histoire ; sa position face à Smith et à son école. Autant M. List est soumis à l’égard de la noblesse, des dynasties héréditaires, de la bureaucratie, autant il se montre « insolent » à l’égard de l’économie anglaise et française, qui a trahi cyniquement le secret de la « richesse », a réduit à néant toutes les illusions concernant sa nature, sa tendance et son mouvement, et dont le chef de file est Adam Smith. M. List les réunit tous sous le nom de « l’Ecole ». Comme il s’agit, en effet, pour le bourgeois allemand, de droits protecteurs, il est naturel que tout le développement de l’économie depuis Smith n’ait aucun sens pour lui, étant donné que les représentants les plus remarquables de cette économie ont pour point de départ la société bourgeoise actuelle de la concurrence et du libre-échange. Le philistin allemand montre ici, de mainte façon, son caractère « national ».

1° Dans toute l’économie politique, il ne voit que systèmes élucubrés dans les cabinets d’étude. Que le développement d’une science telle que l’économie soit liée au mouvement réel de la société, ou même en soit seulement l’expression théorique, M. List ne le soupçonne même pas : c’est un théoricien allemand.

2° Etant donné que sa propre théorie (son ouvrage) recèle un but caché, il flaire partout des buts secrets. Philistin authentiquement allemand, au lieu d’étudier l’histoire réelle, M. List cherche à deviner les mauvais buts secrets des individus et s’entend fort bien, dans sa roublardise, à les inventer (découvrir). Il fait de grandes découvertes du genre : Adam Smith, avec sa théorie, voulait duper le monde, et le reste du monde se laissa duper par lui jusqu’à ce que le grand List le délivrât de son rêve, un peu à la façon de ce conseiller à la cour de Düsseldorf, qui faisait passer l’histoire romaine pour une invention des moines du Moyen Âge soucieux de justifier la domination de Rome.

Or, de même que le bourgeois allemand ne sait jamais combattre son ennemi autrement qu’en le marquant d’une tare morale, en suspectant ses convictions, en prêtant à ses actes de sombres motifs, bref en médisant de lui et en le soupçonnant personnellement, de même M. List suspecte les économistes anglais et français, fait des commérages à leur sujet ; et tout comme le philistin allemand, dans le commerce, ne dédaigne pas le plus petit profit et la plus petite escroquerie, M. List, lui, ne dédaigne pas escamoter des mots dans les citations pour en tirer profit, coller l’étiquette de ses adversaires sur sa propre camelote, afin de les discréditer en les falsifiant. Il va même jusqu’à imaginer des mensonges flagrants pour ruiner le crédit de ces concurrents.

Voici quelques échantillons des procédés de M. List. On sait que les prêtres allemands ne crurent pas pouvoir porter un coup fatal à la période des lumières autrement qu'en nous racontant la stupide anecdote et le mensonge au sujet de Voltaire, lequel aurait renié sa philosophie sur son lit de mort. M. List nous mène, lui aussi, au lit de mort de Smith et nous rapporte comme un fait avéré que celui-ci aurait alors remis en question sa propre théorie. Mais écoutons M. List en personne, et la suite de son jugement sur Smith. Nous plaçons en regard la source de sa sagesse.

List

« J’avais rappelé, en m’appuyant sur la biographie de Dugald Stewart, comment ce grand esprit [Adam Smith] n’a pas pu mourir tranquillement avant d’avoir brûlé tous ses manuscrits ; j’ai laissé ainsi entendre combien le soupçon était justifié que ces papiers contenaient des preuves de son manque de sincérité (p. LVIII). J’avais démontré que sa théorie a été utilisée par les ministres anglais pour jeter de la poudre aux yeux des autres nations au profit de l’Angleterre » (loc. cit.). « La théorie d’Adam Smith n’est qu’une continuation du système physiocratique pour ce qui est des rapports nationaux et internationaux. Comme ce système, elle ignore la nature des nations et suppose comme un fait acquis la paix éternelle et l'union universelle » (p. 475).

Ferrier, F.L.A., Du gouvernement considéré dans ses rapports avec le commerce, Paris, 1805 « Est-il possible qu’en entassant des raisonnements faux en faveur de la liberté du commerce, Smith eût été de bonne foi ?... » « ... Smith avait pour but secret de semer en Europe des principes dont il savait très bien que l’adoption livrerait à son pays le marché de l’univers » (p. 385-386). « On est même autorisé à penser que Smith n’avait pas toujours professé la même doctrine ; et comment expliquer d’une autre manière les tourments que lui fit éprouver, au lit de la mort, la crainte que les manuscrits de ses cours ne lui survécussent » (p. 386). Il reproche à Smith d’avoir été commissaire des douanes. « Or Smith a presque toujours raisonné comme les économistes (physiocrates), sans avoir égard à la séparation d’intérêt des différentes nations, et dans la supposition où il n’existerait au monde qu’une seule société d’hommes » (p. 381). « Laissons tous ces projets d’union... » (p. 15). M. Ferrier était inspecteur des douanes sous Napoléon et aimait son métier.

M. List comprend l’Economie de J.-B. Say comme une spéculation avortée. Nous allons bientôt citer en entier son jugement sur la vie de Say. Mais auparavant, voici encore un exemple de la façon dont il copie d’autres auteurs, et dont il les falsifie en copiant, afin de blesser ses adversaires.

List

« Say et MacCulloch semblent n’avoir vu et lu de ce livre » (d’Antonio Serra de Naples) « que le titre ; l’un et l’autre le rejettent dédaigneusement en notant qu’il ne traite que de la monnaie, et que le titre prouve, à lui seul, que l’auteur à commis l’erreur de considérer les métaux précieux comme les seuls objets de la richesse. S’ils avaient continué à lire... » (p. 456).

Comte Pecchio, Histoire de l’économie politique en Italie, Paris, 1830 « Les étrangers (...) cherchèrent à dépouiller Serra du mérite d’avoir été le premier fondateur des principes de cette science » (de l’économie politique). « Ce que je viens de dire ne peut nullement s’appliquer à M. Say, qui, tout en reprochant à Serra de n’avoir considéré comme richesses que les seules matières d’or et d’argent, lui cède néanmoins, avec une généreuse candeur, la gloire d’avoir été le premier à faire connaître la puissance productive de l’industrie... Ma plainte s’adresse à M. MacCulloch... Si M. MacCulloch avait lu un peu plus loin que le titre... » (p. 76-77).

On voit comment M. List falsifie délibérément Pecchio, qu’il copie, pour discréditer M. Say. Les notes biographiques concernant Say ne sont pas moins fausses.

M. List : dit à son propos : « D’abord marchand, puis fabricant, puis politicien raté, Say se tourne vers l’économie politique comme on se tourne vers une nouvelle entreprise quand l’ancienne ne veut plus marcher... La haine contre le système continental qui anéantit sa fabrique, et contre son instigateur qui l’avait expulsé du Tribunat, le poussa à prendre le parti du libre-échange absolu » (p. 488, 489). Donc, Say adopta le système du libre-échange, car sa fabrique avait été ruinée par le système continental ! Comment cela ? N’est-il pas vrai qu’il avait écrit son « Traité d’économie politique » avant de posséder une fabrique ? Say adopta le système du libre-échange parce que Napoléon l’avait chassé du Tribunat... Comment cela ? N'est-il pas vrai qu’il a écrit le livre alors qu’il était tribun ? Aux dires de M. List, Say était un commerçant ruiné pour qui la littérature n’était qu’une branche d’exploitation. Comment cela ? Et s’il s’avérait que Say a joué, dès son jeune âge, un rôle dans le monde littéraire français ?

D’où M. List tient-il ses informations ? De la « Notice historique sur la vie et l’œuvre de J.-B. Say » qui précède le Cours complet d’économie politique (Paris, 1833) de Charles Comte. Que dit cette notice ? Le contraire de toutes les déclarations de List. Ecoutons : J.-B. Say avait été destiné au commerce par son père, un commerçant. Cependant, son penchant l’attirait vers la littérature. Il publia en 1789 une brochure en faveur de la liberté de la presse. Il collabore depuis le début de la Révolution au Courrier de Provence publié par Mirabeau. Il était en même temps employé au bureau du ministre Clavière. Son goût « pour les sciences morales et politiques » autant que la banqueroute de son père le déterminèrent à abandonner complètement le commerce et à se consacrer exclusivement aux sciences. En 1794, il devint rédacteur en chef de la Décade philosophique, littéraire et politique. Napoléon le nomma membre du Tribunat en 1799. Il utilisa les loisirs que lui laissaient ses fonctions de tribun pour élaborer le Traité politique, qu’il publia en 1803. Il fut exclu du Tribunat où il appartenait au petit nombre de ceux qui osèrent former l’opposition. On lui proposa un poste lucratif aux finances : il le déclina, bien que chargé de six enfants et n’ayant presque pas de fortune... ; il n’aurait pu remplir les fonctions proposées sans concourir à la réalisation d’un système qu’il avait jugé funeste pour la France. Il monta une filature de coton, etc. Si la flétrissure dont M. List marque ici Say est due à une falsification, la louange qu’il décerne au frère de celuici, Louis Say, ne l’est pas moins. Pour prouver que Louis Say partage l’opinion de List l’astucieux, celui-ci falsifie un passage de l’auteur. M. List dit, p. 484 : « A son avis » (il s’agit de Louis Say), « la richesse des nations ne consiste pas dans les biens matériels et dans leur valeur d’échange, mais dans la capacité de produire continuellement ces biens. »

Voici d’après M. List, les propres paroles de Louis Say : *

Louis Say d’après M. List « La richesse ne consiste pas dans les choses qui satisfont nos besoins ou nos goûts, mais dans le pouvoir d’en jouir annuellement » (Etudes sur la richesse des nations, p. 10).

Le vrai Louis Say

« Quoique la richesse ne consiste pas dans les choses qui satisfont nos besoins ou nos goûts, mais dans le revenu ou dans le pouvoir d’en jouir annuellement... » (p. 9-10).

Par conséquent, Say ne parle pas de la capacité de produire, mais de la faculté de jouir, de la faculté que donne le « revenu » d’une nation. C’est justement de la disproportion entre la force productive croissante et le revenu d’une nation en général et de toutes les classes en particulier que sont issues les théories les plus hostiles à M. List, celles de Sismondi et de Cherbuliez par exemple. Voici maintenant un spécimen de l’ignorance dont fait preuve M. List en jugeant l’Ecole. A propos de Ricardo, il dit (List, Sur les forces productives) : « Depuis A. Smith, l’Ecole a échoué complètement dans ses recherches sur la nature de la rente. Ricardo, puis Mill, MacCulloch et d’autres pensent que la rente est payée pour la productivité naturelle inhérente aux terres. Sur cette idée, le premier a fondé tout un système... Mais n’ayant devant les yeux que les conditions anglaises, il commit l’erreur d’affirmer que ces champs et pâturages anglais, dont le prétendu rendement naturel rapporte de nos jours de si belles rentes, avaient été de tous temps les mêmes champs et pâturages » (p. 360).

Ricardo dit :

« Si le surplus du produit qui forme le fermage des terres est un avantage, il serait alors à désirer que tous les ans les machines récemment construites devinssent moins productives que les anciennes ; car cela donnerait infailliblement plus de valeur aux marchandises fabriquées, non seulement au moyen de ces machines, mais par toutes celles du pays ; et l’on payerait alors un fermage à tous ceux qui posséderaient les machines les plus productives. » « Les fermages haussent d’autant plus rapidement, que les terrains disponibles diminuent de facultés productives. La richesse augmente avec la plus grande rapidité dans les pays (...) où, par des améliorations dans l’agriculture, on peut multiplier les produits sans aucune augmentation proportionnelle de la quantité de travail, et où, par conséquent, l’accroissement des fermages est lent » (Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris, 1835, t. I, p. 77, 80-82).

D’après Ricardo, loin d’être la conséquence de la productivité naturelle inhérente au sol, la rente résulte, au contraire, de l’improductivité toujours croissante du sol, conséquence de la civilisation et de l’accroissement de la population. Aussi longtemps que le sol le plus fertile est disponible en quantité illimitée, il n’y a pas encore, d’après lui, de rente. La rente est donc déterminée par le rapport de la population aux terres disponibles. L’enseignement de Ricardo, qui sert de base théorique à toute l’Anti-Corn-law-League en Angleterre et au mouvement Anti-Rent dans les Etats libres d’Amérique du Nord, devait être faussé par M. List, pour peu qu’il l’eût connu autrement que par ouï-dire, précisément parce qu’il prouve combien des « bourgeois libres, forts et riches » (p. LXVI) sont disposés à travailler « activement » à la « rente foncière » et à leur [aux propriétaires fonciers] apporter le miel de la ruche (p. LXIV). L’enseignement de Ricardo relatif à la rente foncière n’est que l’expression économique d'une lutte sans merci des bourgeois industriels contre les propriétaires fonciers.

M. List continue à nous instruire sur Ricardo :

« Actuellement, la théorie de la valeur d’échange s’est révélée stérile à ce point... que Ricardo... pouvait dire : L’Economie a pour tâche principale de déterminer les lois qui régissent la répartition du revenu des biens-fonds entre le propriétaire foncier, le fermier et le journalier » (p. 493).

Nous y reviendrons au moment opportun. L’infamie de M. List atteint son point culminant dans son appréciation de Sismondi :

List :

« Il [Sismondi] veut par exemple que l’esprit d’invention soit tenu en lisière » (p. XXIX).

Sismondi :

... « Ce n’est point contre les machines, ce n’est point contre les découvertes, ce n'est point contre la civilisation que portent mes objections, c’est contre l’organisation moderne de la société, organisation qui, en dépouillant l’homme qui travaille de toute autre propriété que celle de ses bras, ne lui donne aucune garantie contre une concurrence, contre une folle enchère dirigée à son préjudice, et dont il doit nécessairement être victime. Supposez tous les hommes partageant également entre eux le produit du travail auquel ils auront concouru, et toute découverte dans les arts sera alors, dans tous les cas possibles, un bienfait pour eux tous » (Nouveaux principes d’économie politique [ou de la richesse dans ses rapports avec la population], Paris, 1827, t. II, [p. 443]).

Si M. List met en doute la moralité de Smith et de Say, il ne sait, en revanche, s’expliquer la théorie de M. Sismondi que par les défauts physiques de celui-ci. Il dit :

« Avec ses yeux corporels, M. de Sismondi voit noir tout ce qui est rouge, et sa vue spirituelle semble atteinte du même défaut quand il s’agit d’économie politique » (p. XXIX). Pour apprécier toute la bassesse de cette expectoration, il faut savoir d’où M. List a tiré sa remarque. Dans ses Etudes sur l’économie politique, parlant de la désolation de la campagne romaine, Sismondi déclare : « Les riches teintes de la campagne de Rome... disparaissent complètement devant nos yeux, pour lesquels le rayon rouge n’existe pas » (p. 8, réimpression de Bruxelles, 1838, [t. II]). Il l’explique par le fait que « le charme qui séduit tous les autres voyageurs à Rome » est détruit pour lui et qu’il a « de ce fait l’œil d’autant plus réceptif à l’état véritablement lamentable des habitants de la campagne ».

Si M. de Sismondi ne vit pas les teintes rouges ciel qui illuminent, aux yeux de List, d’un éclat magique toute l’industrie, il vit, en revanche, le coq rouge s’attaquer aux toits (pignons) de ces fabriques. Nous aurons plus tard l’occasion d’examiner l’opinion de List selon laquelle « les écrits de M. de Sismondi concernant le commerce international et la politique commerciale sont dépourvus de toute valeur » (p. XXIX).

Si M. List explique le système de Smith par la gloriole personnelle de celui-ci (p. 476) et son esprit britannique sournois et mercantile, le système de Say par l’appétit de vengeance et le goût des affaires, il s’abaisse, à propos de Sismondi, jusqu’à expliquer son système par une infirmité dans la constitution physique de Sismondi.

4. Originalité de M. List

Il est très caractéristique de M. List qu’en dépit de sa vantardise il n’avance pas une seule thèse qui n’ait été formulée avant lui, non seulement par les tenants du système de prohibition, mais même par des écrivains de « l’Ecole » qu’il invente : si Adam Smith est le point de départ théorique de l’économie politique, son origine véritable, sa vraie école, c’est la « société bourgeoise » dont on peut suivre exactement les différentes phases de développement dans l’économie politique. Seules sont à attribuer à M. List les illusions et les phrases (le langage) idéalisantes.

Il est important à nos yeux de démontrer ceci en détail au lecteur et de retenir son attention pour ce travail fastidieux. Il se convaincra que le bourgeois allemand arrive post festum, qu’il lui est tout aussi impossible de continuer l’économie politique achevée par les Anglais et les Français, que pour ceux-ci d’apporter quoi que ce soit de nouveau au mouvement de la philosophie en Allemagne. Le bourgeois allemand peut, tout au plus, ajouter ses illusions et ses phrases à la réalité française et anglaise. Or, s’il a bien du mal à donner un nouveau développement à l’économie politique, il en a bien plus encore à faire progresser l’industrie dans la pratique et à poursuivre un développement qui est presque à bout, sur les bases actuelles de la société.

5. Nous limitons donc notre critique à la partie théorique du livre de List, et, pour être précis, à ses découvertes principales. Quelles thèses maîtresses M. List veut-il démontrer ? Quel but veut-il atteindre ?  

1) Le bourgeois réclame de l’Etat des droits protecteurs pour s'emparer de la puissance politique et de la richesse. Or, ne disposant pas, comme en Angleterre ou en France, de la volonté de l’Etat et ne pouvant la diriger à son gré, mais étant réduit à quémander, il lui faut présenter sa requête à l’Etat – dont il veut régler la manière d’agir (l’activité) selon ses intérêts – comme une concession qu’il fait à l’Etat, tout en lui réclamant des concessions. Par le truchement de M. List, il prouve à l’Etat que sa théorie diffère de toutes les autres en ce qu’il permet à l’Etat d’intervenir dans l’industrie et de la régir, qu’il a la plus haute idée de son savoir en économie, et qu’il le prie seulement de laisser libre cours à sa sagesse, sous réserve, naturellement, que cette sagesse se limite à accorder de « vigoureux » droits protecteurs. Il présente son exigence de soumettre l’Etat à ses intérêts comme une reconnaissance de l’Etat : l’Etat a le droit de s’immiscer dans l’univers de la société bourgeoise.

2) Le bourgeois voudrait s’enrichir, faire de l’argent ; mais il doit, en même temps, composer avec l’idéalisme traditionnel du public allemand et avec sa propre conscience. Il démontre donc qu’il ne convoite pas des biens peu spirituels, matériels, mais un être spirituel, l’infinie puissance productive, au lieu de la valeur d’échange misérable et finie. Il est vrai que cet être spirituel a ceci de particulier qu’à cette occasion le « bourgeois » remplit sa propre poche avec des valeurs d’échange profanes. Or, étant donné que le bourgeois pense surtout à s’enrichir par les « droits protecteurs » ; que les droits protecteurs ne peuvent l’enrichir que dans la mesure où ce ne sont plus les Anglais, mais le bourgeois allemand lui-même qui exploite ses compatriotes, et même les exploite plus que s’ils étaient exploités de l’extérieur ; que les droits protecteurs exigent un sacrifice de valeurs d’échange de la part des consommateurs (en particulier des ouvriers que l’on veut supplanter par les machines, de tous ceux qui perçoivent un revenu fixe, comme les fonctionnaires, les rentiers, etc.) ; pour toutes ces raisons le bourgeois industriel est obligé de démontrer que, loin de faire la chasse aux biens matériels, il n’a d’autre désir que de sacrifier des valeurs d’échange, des biens matériels, pour des choses spirituelles. Au fond, il ne s’agit que de sacrifices de soi, d’ascétisme, de grandeur d’âme chrétienne. C’est pur hasard si A fait le sacrifice et si B l’empoche. Le bourgeois allemand est bien trop désintéressé pour penser à son intérêt privé, qui se trouve par hasard lié à l’offrande. Mais s’il se trouvait qu’une classe, dont le bourgeois allemand croit l’accord indispensable pour son émancipation, ne pût coexister avec cette théorie spirituelle, il lui faudrait l’abandonner et, par opposition à l’Ecole, il faudrait faire valoir justement la théorie des valeurs d’échange.

3) Du fait que tout l’espoir de la bourgeoisie revient, somme toute, à rendre le système de fabrique florissant « à l’anglaise » et à faire de l’industrie le régulateur de la société, c’est-à[1]dire à produire la désorganisation de la société, le bourgeois est obligé de prouver qu’il se soucie surtout d’harmoniser l’ensemble de la production sociale et qu'il ne vise qu'à l’organisation sociale. Il limite le commerce extérieur par des droits protecteurs et il affirme que l’agriculture atteindra rapidement son épanouissement maximal grâce aux manufactures. L’organisation de la société se résume donc dans les fabriques. Elles sont les organisatrices de la société, et le régime de la concurrence qu’elles engendrent est la plus belle confédération de la société. L’organisation de la société engendrée par le système de fabrique est la véritable organisation de la société. Certes, la bourgeoisie a raison en concevant généralement les intérêts de chaque bourgeois comme identiques, de même que le loup en tant que loup a le même intérêt que ses congénères, bien qu’il soit de l’intérêt de chacun que ce soit lui et non un autre qui se jette sur la proie.

6. Enfin, il est caractéristique de la théorie de M. List, comme de toute la bourgeoisie allemande, qu’elle soit partout obligée, pour défendre ses désirs d’exploitation, de recourir à des phrases « socialistes » et donc de s’accrocher avec la dernière énergie à une illusion que l’on a réfutée depuis longtemps. Nous montrerons çà et là que les phrases de M. List, si l’on en déduit les conséquences, sont communistes. Nous sommes, certes, bien loin de reprocher leur communisme à M. List et à sa bourgeoisie allemande, mais nous tenons là une nouvelle preuve de la faiblesse intrinsèque, du mensonge et de l’infâme hypocrisie du bourgeois « débonnaire » et « idéaliste ». Cela nous démontre que l’idéalisme, dans sa pratique, n’est rien d’autre qu’une tromperie sans scrupules et sans réflexion d’un matérialisme écoeurant. Il est enfin significatif que la bourgeoisie allemande commence par le mensonge, par où la bourgeoisie française et anglaise termine, après en être arrivée à un point où il lui faut faire sa propre apologie et excuser son existence.

7. Comme M. List distingue l’économie nationale traditionnelle, soi-disant cosmopolite, et la sienne, politique et nationale, dont l’une reposerait sur les valeurs d’échange et l’autre sur les forces productives, il nous faut commencer par cette théorie. De plus, comme la confédération des forces productives doit représenter l’unité de la nation, nous devons examiner cette théorie avant d’examiner cette distinction. Ces deux théories constituent la base réelle de l’économie nationale distincte de l’économie politique.

Il ne viendrait jamais à l’idée de M. List que la véritable organisation de la société est un matérialisme vulgaire, un spiritualisme individuel, un individualisme. Jamais il ne s’aviserait que les économistes n’ont fait que donner une expression théorique appropriée à cet état social. Sinon, il devrait se tourner contre l’actuelle organisation de la société et non contre les économistes. Il les accuse de n’avoir pas su trouver une expression qui enjolive une réalité désespérante. C’est pourquoi il veut laisser cette réalité subsister partout telle quelle, et n’en changer que l’expression. Il ne se livre jamais à une critique de la société réelle ; en bon Allemand, il critique l’expression théorique de cette société et lui reproche d’exprimer la chose et non l’illusion que l’on s’en fait.

La fabrique est transformée en une déesse, celle de la force manufacturière.

Le fabricant est le prêtre de cette force.

II. la théorie des forces productives et la théorie des valeurs d’échange

1) La théorie des « forces productives » de M. List se réduit aux thèses suivantes :

a) « Les causes de la richesse sont tout autre chose que la richesse elle-même. » « La force de créer les richesses est infiniment plus importante que la richesse elle-même » [p. 201].

b) List est bien loin de rejeter la théorie de l’économie cosmopolite ; il est seulement d’avis que l’économie politique doit, elle aussi, être élaborée scientifiquement [cf. p. 187].

c) « Quelle est donc la cause du travail ? » – « Comment ces têtes et ces bras et ces mains sont-ils amenés à produire, et comment ces efforts sont-ils rendus efficaces ? Quoi d’autre que l’esprit pourrait animer les individus, que l’ordre social qui féconde son activité, que les forces de la nature qu’ils peuvent exploiter » [p. 205].

6) Smith « faisait fausse route en expliquant les forces spirituelles par les circonstances matérielles » [p. 207].

7) « La science qui enseigne comment les forces productives sont éveillées et entretenues, et comment elles sont entravées ou détruites » [ibid.].

8) Exemple des deux pères de famille, religion chrétienne, monogamie, etc. [cf. p. 208-209].

9) « On peut définir les concepts de valeur et de capital, profit, salaire, rente foncière, les décomposer en leurs éléments et spéculer sur ce qui pourrait influer sur leur hausse et leur baisse, etc, sans pour autant tenir compte des conditions politiques des nations » [p. 211]. Nous passons aux :

10) Manufactures et fabriques, mères et enfants de la liberté bourgeoise [cf. p. 212].

11) Théorie des classes productives et improductives. Les unes « produisent des valeurs d’échange, les autres les forces productives... » [p. 213].

12) Le commerce extérieur ne doit pas être jugé selon la théorie des valeurs [cf. p. 216].

13) « La nation doit (...) sacrifier des forces (...) matérielles pour acquérir des forces spirituelles ou sociales » (ibid.). Droits protecteurs pour la mobilisation de la force manufacturière [cf. p. 217].

14) « Si donc les droits protecteurs entraînent un sacrifice de valeurs, celui-ci est compensé par l’acquisition de forces productives, assurant non seulement à la nation une quantité infiniment plus importante de biens matériels, pour l’avenir, mais aussi, en cas de guerre, l’indépendance industrielle » [ibid.].

15) « Dans toutes ces relations, l’essentiel dépend des conditions sociales dans lesquelles l’individu s’est formé et de l’état de floraison des arts et des sciences... » [p. 206].

2) M. List est tellement obsédé par des préjugés économiques de l’ancienne économie – bien plus que les autres économistes de l’Ecole, nous le verrons – que, pour lui, « biens matériels » et « valeurs d’échange » coïncident complètement. Mais la valeur d’échange est absolument indépendante de la nature spécifique des « biens matériels ». Elle est indépendante de la qualité autant que de la quantité des biens matériels. La valeur d’échange diminue quand la quantité des biens matériels augmente, bien que ceux-ci conservent, avant comme après, le même rapport aux besoins humains. La valeur d’échange est indépendante de la qualité. Les choses les plus utiles, tel le savoir, n’ont pas de valeur d’échange. M. List aurait donc dû comprendre que la transformation des biens matériels en valeurs d’échange est l’œuvre de l’ordre social existant, la société de la propriété privée développée. L’abolition de la valeur d’échange est l’abolition de la propriété privée et du gain privé. En revanche, M. List est assez naïf pour concéder qu’avec la théorie des valeurs d’échange on peut « établir les concepts de valeur et de capital, profit, salaire, rente foncière, les décomposer en leurs éléments et spéculer sur ce qui pourrait influer sur leur hausse et leur baisse, etc., sans pour autant tenir compte des conditions politiques des nations » [p. 211].

On peut donc « établir » tout cela sans tenir compte de la « théorie des forces productives » et des « conditions politiques des nations ». Qu’établit-on ainsi ? La réalité. Qu’établit-on par exemple, par le salaire ? La vie du travailleur. De plus, on établit par ce moyen que le travailleur est l’esclave du capital, qu’il est une « marchandise », une valeur d’échange dont le niveau plus ou moins élevé, la hausse ou la baisse, dépendent de la concurrence, de l’offre et de la demande. On établit ainsi que son activité n’est pas la libre manifestation de sa vie humaine, mais plutôt un moyen de négocier ses forces, une aliénation (un trafic) d’aptitudes mécaniques de l’ouvrier livré au capital, en un mot : on établit que son activité, c’est du « travail ». Maintenant, oublions tout cela. Le « travail » est la base vivante de la propriété privée, la propriété privée étant sa propre source créatrice. La propriété privée n’est rien d’autre que le travail matérialité. Si l’on veut lui porter un coup fatal, il faut attaquer la propriété privée non seulement comme état objectif ; il faut l’attaquer comme activité, comme travail. Parler de travail libre, humain, social, de travail sans propriété privée, est une des plus grandes méprises qui soient. Le « travail » est par nature l’activité asservie, inhumaine, antisociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent, l’abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on la conçoit comme abolition du « travail », abolition qui, naturellement, n’est devenue possible que par le travail lui-même, c’est-à-dire par l’activité matérielle de la société, et nullement comme substitution d’une catégorie à une autre. Par conséquent, une « organisation du travail » est une contradiction. La meilleure organisation que le travail puisse trouver est l’organisation présente, la libre concurrence, la dissolution de toutes les organisations antérieures faussement « sociales ».

Si donc on peut « établir » le salaire selon la théorie des valeurs, s’il est ainsi « établi » que l’homme lui-même est une valeur d’échange, que l’immense majorité des nations est une marchandise que l’on peut déterminer sans se soucier des « conditions politiques des nations », cela prouve-t-il autre chose, sinon que cette immense majorité des nations n’a pas besoin de se soucier des « conditions politiques », que celles-ci sont pour elle illusion pure ; une théorie, qui s’abaisse réellement à ce sordide matérialisme au point de ravaler la majorité des nations au rang de « marchandise », de « valeur d’échange », de les soumettre aux conditions purement matérielles des valeurs d’échange, une telle théorie, qu’est-elle d’autre qu’une infâme hypocrisie et un enjolivement (un boniment) idéaliste quand, face aux autres nations, elle abaisse des regards méprisants sur le mauvais « matérialisme » des « valeurs d’échange » et prétend se soucier uniquement des « forces productives » ? Quand, en outre, on peut « établir » les rapports du capital, de la rente foncière, etc., sans tenir compte des « conditions politiques » des nations, qu’est-ce que cela prouve, sinon que le capitaliste industriel, le propriétaire foncier sont déterminés dans leur activité, dans leur vie réelle, par le profit, par les valeurs d’échange et non par le souci des « conditions politiques » et des « forces productives », et que leur bavardage à propos de civilisation et de forces productives n'est qu'enjolivement de tendances bornées et égoïstes ?

Le bourgeois dit : sur le plan intérieur, la théorie des valeurs d’échange conservera naturellement toute sa validité ; la majorité de la nation restera une simple « valeur d’échange », une « marchandise », une marchandise qui doit elle-même chercher preneur, qui n’est pas vendue mais se vend elle-même. Vis-à-vis de vous autres, prolétaires, et même entre nous, nous nous considérons mutuellement comme des valeurs d’échange, et la loi du trafic universel demeure valable. Mais à l’égard des autres nations, nous devons suspendre la loi. En tant que nation, nous ne pouvons pas nous vendre à d’autres. Du fait que la majorité des nations, « sans souci » des « conditions politiques des nations », est livrée aux lois du commerce, cette proposition n’a d’autre sens que celui-ci : nous autres, bourgeois allemands, nous ne voulons pas être exploités par le bourgeois anglais comme vous autres, prolétaires allemands, êtes exploités par nous, et comme nous nous exploitons à notre tour mutuellement. Nous ne voulons pas nous mettre à la merci de ces mêmes lois des valeurs d’échange auxquelles nous vous livrons. Nous ne voulons plus reconnaître à l’extérieur les lois économiques que nous reconnaissons à l’intérieur. Que veut donc le philistin allemand ? A l’intérieur, il veut être un bourgeois, un exploiteur, mais il refuse d’être exploité par rapport à l’extérieur. Par rapport à l’extérieur, il se pose orgueilleusement en « nation » et affirme : je ne me soumets pas aux lois de la concurrence, cela est contraire à ma dignité nationale ; comme nation, je suis un être au-dessus du trafic sordide.

La nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais, allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas l’air français, anglais, allemand, c’est l’air des usines. Le sol qui lui appartient n’est pas le sol français, anglais, allemand, c’est quelques pieds sous la terre.

A l’intérieur, l’argent est la patrie de l’industriel. Et le philistin allemand veut que les lois de la concurrence, de la valeur d’échange, du commerce, perdent leur puissance aux barrières de son pays ? Il ne veut accepter la puissance de la société bourgeoise que dans la mesure où il y va de son intérêt, de l’intérêt de sa classe ? Il ne veut pas se sacrifier à une puissance à laquelle il veut en sacrifier d’autres, et se sacrifie lui-même dans son propre pays ? Il veut se montrer et être traité à l’extérieur comme un être différent de ce qu’il est et fait lui-même à l’intérieur ? Il veut maintenir la cause et supprimer une de ses conséquences ? Nous lui prouverons que le trafic de soi-même à l’intérieur entraîne nécessairement le trafic à l’extérieur ; que l’on ne peut éviter que la concurrence, qui au-dedans est sa force, ne devienne au-dehors sa faiblesse ; que l’Etat qu’il soumet au-dedans à la société bourgeoise ne peut le préserver au-dehors de l’action de la société bourgeoise.

Pris individuellement, le bourgeois lutte contre les autres, mais en tant que classe, les bourgeois ont un intérêt commun, et cette solidarité, que l’on voit se tourner au-dedans contre le prolétariat, se tourne au-dehors contre les bourgeois des autres nations. C’est ce que le bourgeois appelle sa nationalité.

2. Il est certes possible de considérer l’industrie sous un tout autre angle que celui des sordides intérêts commerciaux, sous lequel la considèrent aujourd’hui non seulement le commerçant individuel, le fabricant individuel, mais encore les nations industrielles et commerçantes dans leurs relations mutuelles. On peut la considérer comme le grand atelier où l’homme s’approprie lui-même ses propres forces et les forces de la nature, où il se réalise, où il a créé les conditions d’une vie humaine. En la considérant de la sorte, on fait abstraction des circonstances dans lesquelles l’industrie fonctionne de nos jours, au sein desquelles elle existe en tant qu’industrie ; on ne se situe pas dans l’ère industrielle, on se situe au-dessus d’elle, on la considère non d’après ce qu’elle est aujourd’hui pour l’homme, mais d’après ce que l’homme d’aujourd’hui est pour l’histoire humaine, ce qu’il est historiquement ; on n’accepte pas l’industrie en tant que telle, son existence présente ; on reconnaît plutôt en elle la puissance qu'elle recèle sans en avoir conscience et contre son gré, qui l’anéantit et qui constitue le fondement d’une existence humaine. (Il serait tout aussi absurde de s’imaginer que chaque peuple parcourt en lui-même cette évolution, que de penser que chaque peuple devrait refaire le développement politique de la France ou l’évolution philosophique de l’Allemagne. Ce que les nations ont fait en tant que nations, elles l’ont fait pour la société humaine ; toute leur valeur consiste uniquement dans le fait que chacune d’elles a accompli pour les autres une destinée essentielle (point de vue capital) au sein de laquelle l’humanité a accompli son évolution. Par conséquent, une fois que l’industrie, la politique et la philosophie ont été respectivement expérimentées en Angleterre, en France et en Allemagne, elles ont été expérimentées pour le monde tout entier, et leur importance historique, tout comme celle des nations, s’est de ce fait, tarie.

Reconnaître cela, c’est en même temps comprendre que l’heure de l’industrie a sonné et qu’il faut l’abolir, ou supprimer les conditions matérielles et sociales dans lesquelles l’humanité, tel un esclave, a dû développer ses facultés. En effet, dès l’instant qu’on ne voit plus dans l’industrie l’intérêt mercantile, mais l’épanouissement de l’homme, c’est l’homme que l’on érige en principe au lieu de l’intérêt mercantile, et l’on donne à tout ce qui n’a pu se développer dans l’industrie qu’en contradiction avec elle-même le fondement qui est en harmonie avec ce qu’il convient de développer.

Or, le misérable qui s’enfonce dans la condition présente, qui veut seulement l’élever à un niveau qu’elle n’a pas encore atteint dans son propre pays, et qui regarde avec (...) jalousie une autre nation qui y est parvenue, ce misérable a-t-il le droit de découvrir dans l’industrie autre chose que l’intérêt mercantile ? Peut-il affirmer que son seul souci, c’est le développement des facultés humaines et l’appropriation humaine des forces de la nature ? C’est aussi abject que si le garde-chiourme se vantait de brandir son fouet sur son esclave, afin que celui-ci se réjouît d’exercer sa force musculaire. Le philistin allemand est le garde[1]chiourme qui brandit le fouet des droits protecteurs afin de donner à sa nation l’esprit de l’« éducation industrielle » et de lui apprendre le jeu de ses muscles.

L’école saint-simonienne nous a proposé un exemple instructif de ce qui arriverait si l’on mettait au crédit de l’industrie actuelle la force productive que l’industrie crée involontairement et inconsciemment, et si l’on confondait les deux choses, l’industrie et les forces que l’industrie suscite inconsciemment et involontairement, mais qui ne deviennent des puissances humaines, la puissance de l’homme, qu’au moment où l’on supprime l’industrie.

C’est aussi stupide que si le bourgeois voulait se vanter de ce que son industrie crée le prolétariat, et dans le prolétariat la force d’un nouvel ordre mondial. Les forces de la nature et les forces sociales que l’industrie engendre, sont avec lui dans le même rapport que le prolétariat. Aujourd’hui, elles sont encore les esclaves du bourgeois qui n’y voit que les supports (instruments) de son avidité égoïste (sordide) ; demain, elles briseront leurs chaînes et se révéleront porteuses d’un épanouissement humain qui le fera sauter, lui et son industrie, cette industrie qui avait revêtu provisoirement cette enveloppe sordide que le bourgeois prenait pour son essence, jusqu’à ce que la graine humaine ait acquis suffisamment de force pour la faire voler en éclats et apparaître sous sa propre forme ; demain elles briseront les chaînes au moyen desquelles le bourgeois les sépare de l’homme, et les transforme (caricature) ainsi, d’un véritable lien social, en chaînes de la société.

L’école saint-simonienne célébra sur le mode dithyrambique la force productive de l’industrie. Elle confondit les forces créées par l’industrie avec cette industrie, c’est-à-dire avec les conditions d’existence présentes de ces forces. Nous sommes, certes, bien loin de mettre au même rang les saint-simoniens et un homme tel que List ou qu’un philistin allemand. Le premier pas pour échapper au sort industriel, ce fut de faire abstraction des conditions, des chaînes vénales dans lesquelles ses forces agissent de nos jours, et de les considérer en elles-mêmes.

Ce fut le premier appel fait aux hommes pour émanciper leur industrie du lucre et concevoir l’industrie moderne comme une période de transition. Les saint-simoniens ne s’en tinrent d’ailleurs pas à cette interprétation. Ils allèrent jusqu’à attaquer la valeur d’échange, l’organisation de la société actuelle, la propriété privée. Ils mirent l’association à la place de la concurrence. Mais l’erreur initiale se vengea d’eux. Cette confusion les entraîna dans l’illusion qui leur fit prendre le sordide bourgeois pour un prêtre ; pis encore, après les premières luttes extérieures, ils retombèrent dans la vieille confusion (illusion) ; mais cette fois, quand ce contraste entre les deux forces qu’ils avaient confondues se manifesta justement dans la lutte, ils sombrèrent dans l’hypocrisie. Leur glorification des forces productives de l’industrie devint la glorification du bourgeois, et M. Michel Chevalier, M. Duvergier, M. Dunoyer se sont eux-mêmes cloués au pilori, entraînant avec eux le bourgeois, devant toute l’Europe – où les œufs pourris que l’histoire leur lance à la figure se muent, encore par la magie du bourgeois, en œufs d’or : l’un a conservé les vieilles phrases, mais en leur donnant le contenu du régime bourgeois d’aujourd’hui ; le deuxième pratique lui-même le sordide commerce en grand et préside à la prostitution des journaux français ; tandis que le troisième est devenu l’apologiste le plus enragé de l’ordre actuel et surpasse en impudence (inhumanité) tous les économistes français et anglais d’antan. Le bourgeois allemand et M. List commencent là où l’école saint-simonienne s’est arrêtée, par l’hypocrisie, l’escroquerie et la phraséologie.

3. La tyrannie industrielle exercée par l’Angleterre sur le monde est le règne de l’industrie sur le monde.

L’Angleterre nous domine parce que l’industrie nous domine. Nous ne pouvons nous libérer de l’Angleterre au-dehors qu’en nous libérant de l’industrie au-dedans. Nous ne pouvons anéantir sa domination et sa concurrence qu’en vainquant la concurrence à l’intérieur de nos frontières. L’Angleterre exerce sa puissance sur nous, parce que nous avons érigé l’industrie en puissance au-dessus de nous.

Que l’ordre social industriel soit pour le bourgeois le meilleur des mondes, l’ordre le plus approprié pour développer ses « facultés » de bourgeois et l’aptitude à exploiter les hommes et la nature, qui songerait à contester cette tautologie ? Que tout ce que, de nos jours, on nomme « vertu » – vertu individuelle ou sociale – serve au profit du bourgeois, qui le conteste ? Qui conteste que le pouvoir politique soit un instrument de sa richesse, que même la science et les jouissances intellectuelles soient ses esclaves ! Qui conteste tout cela ? Que pour lui tout soit parfait (...) ? Que tout lui soit devenu un moyen d’atteindre la richesse, une « force productrice de la richesse » ?

4. L’économie politique d’aujourd’hui part de l’état social de la concurrence. Le travail libre, c’est-à-dire l’esclavage indirect, celui qui se met en vente soi-même, en est le principe. Ses premiers axiomes sont la division du travail et la machine. Celles-ci ne peuvent cependant atteindre leur plus haut déploiement que dans les fabriques, ainsi que l’économie politique le reconnaît elle-même. L’économie politique actuelle part donc des fabriques, son principe créateur. Elle présuppose les conditions sociales présentes. Elle n’a donc pas besoin de s’étendre longuement sur la force manufacturière. Si l’Ecole n’a pas donné un « développement scientifique » à la théorie des forces productives à côté de la théorie des valeurs d’échange et distincte d’elle, c’est parce qu’une telle séparation est une abstraction arbitraire, parce qu’elle est impossible et qu’elle doit se borner à des généralités, à des phrases.

5. « Les causes de la richesse sont tout autre chose que la richesse elle-même. La force de créer des richesses est infiniment plus importante que la richesse elle-même » [p. 201]. La force productive apparaît comme un être infiniment sublime au-dessus de la valeur d’échange. La force revendique la place de l’essence intime, la valeur d’échange celle du phénomène éphémère. La force apparaît comme infinie, la valeur d’échange comme finie, celle-là comme immatérielle, celle-ci comme matérielle, et toutes ces antithèses, nous les trouvons chez Lift. Le monde immatériel des forces pénètre, par conséquent, le monde matériel des valeurs d’échange. Lorsqu’une nation se sacrifie pour des valeurs d’échange, l’infamie est évidente, car l’homme y est sacrifié aux objets ; en revanche, les forces apparaissent comme des êtres spirituels autonomes – des fantômes – et de pures personnifications, des divinités ; et l’on peut bien exiger du peuple allemand qu’il sacrifie les vilaines valeurs d’échange pour des fantômes ! Une valeur d’échange, l’argent, semble toujours être un but extérieur, mais la force productive est un but qui découle de ma nature elle-même, une fin en soi. Donc, les valeurs d’échange que je sacrifie sont quelque chose d’extérieur à moi ; ce que je gagne en forces productives est le gain de moi-même. Telle est l’apparence, si l’on se satisfait du mot, ou si, en Allemand idéalisant, on ne se soucie pas de la sordide réalité qui se cache derrière ce mot pompeux.

Pour détruire l’éclat mystique qui transfigure la « force productive », il suffit de consulter la première statistique venue. Il y est question de force hydraulique, de force de la vapeur, de force humaine, de force de chevaux. Ce sont toutes des « forces productives ». Quelle grande estime pour l’homme que de le faire figurer comme « force » à côté du cheval, de la vapeur, de l’eau ! Dans le système actuel, si un dos rond, une luxation des os, un développement et un renforcement exclusifs de certains muscles, etc., te rendent plus productif (plus apte au travail), ton dos rond, ta luxation des membres, ton mouvement musculaire uniforme sont une force productive. Quand ton inintelligence est plus productive que ta féconde activité intellectuelle, ton inintelligence est une force productive, etc. Quand la monotonie d’une occupation te rend plus apte à cette même occupation, la monotonie est une force productive. En vérité, le bourgeois, l’industriel tient-il à ce que l’ouvrier développe toutes ses facultés, qu’il mette en action sa capacité productive, qu’il ait lui-même une activité humaine, et pratique ainsi en même temps l’humain tout court ?

Nous laissons le Pindare anglais du système manufacturier, M. Ure, répondre à cette question. « Le but constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est en effet de se passer entièrement du travail de l’homme, ou d’en diminuer le prix en substituant l’industrie des femmes et des enfants à celle de l’ouvrier adulte ou le travail d’ouvriers grossiers (inhabiles) à celui de l’habile artisan » (Philosophie des manufactures, etc., Paris, 1836, t. I, p. 34). « La faiblesse de la nature humaine est telle que plus l’ouvrier est habile, plus il devient volontaire et intraitable et, par conséquent, moins il est propre à un système de mécanique... Le grand point du manufacturier actuel est donc, en combinant la science avec ses capitaux, de réduire la tâche de ses ouvriers à exercer leur vigilance, etc. » (l. c, t. I, p. 30). Force, force productive, causes.

« Les causes de la richesse sont tout autre chose que la richesse elle-même » [List, op. cit., p. 201.] Mais si l’effet est différent de la cause, le caractère de cet effet ne doit-il pas être inclus dans la cause ? La cause doit déjà comporter la détermination que l’effet révèle par la suite. La philosophie de M. List reconnaît même que la cause et l’effet sont « choses fort différentes ». Belle appréciation de l’homme, qui rabaisse ce dernier au point d’en faire une « force » qui produit la richesse. Le bourgeois voit dans le prolétaire non l’homme, mais la force qui produit la richesse, force qu’il peut ensuite comparer à d’autres forces productives, à l’animal, à la machine, et selon que la comparaison lui est défavorable, la force détenue par un homme devra céder sa place à la force détenue par un animal ou une machine, l’homme jouissant alors toujours de l’honneur de figurer comme « force productive ».

Si je qualifie l’homme de « valeur d’échange », j’ai déjà énoncé que les conditions sociales l’ont transformé en une « chose ». Si je le traite de « force productive », je mets à la place du sujet réel un autre sujet, je lui substitue une autre personne : il existe désormais comme cause de la richesse, sans plus.

Toute la société humaine n’est plus qu’une machine pour créer la richesse. La cause n’est en aucune façon plus noble que l'effet. L’effet n’est plus que la cause ouvertement proclamée. List raisonne comme s’il ne se souciait que des forces productives pour elles-mêmes, abstraction faite des vilaines valeurs d’échange.

Nous sommes éclairés sur la nature des « forces productives » actuelles par le simple fait que, dans la situation présente, la force productive ne consiste pas seulement à rendre le travail de l’homme plus efficace et à rendre les forces de la nature ou les forces sociales plus productives ; elle consiste tout autant dans le fait de rendre le travail moins cher ou moins productif pour le travailleur. La force productive est donc d’emblée déterminée par la valeur d’échange. C’est tout autant une augmentation

(...) [Fragments du chapitre III] [À propos de la rente foncière] (...) la rente foncière disparaît. Ces prix plus élevés des céréales doivent être déduits des profits de Messieurs les industriels – Ricardo a la sagesse de supposer que le salaire ne peut plus être réduit. La réduction du profit qui en résulte et l’élévation du salaire – l’ouvrier doit toujours consommer une certaine portion de céréales, si chères qu’elles soient ; son salaire nominal croît donc avec l’augmentation du prix des céréales, sans croître réellement, et même quand, en réalité, il décroît – accroît le coût de production des industriels à cause de l’augmentation des prix des céréales, leur rendant ainsi plus difficile l’accumulation et la concurrence ; en un mot, la force productive du pays est paralysée. Il faut donc que la vilaine « valeur d’échange » qui, sous forme de rente foncière et au grand dam (sans aucun bénéfice) de la force productive du pays, se glisse dans la poche des propriétaires fonciers, soit sacrifiée au bien collectif d’une façon ou d’une autre : que le commerce des céréales soit libre, que tous les impôts soient reportés sur la rente foncière, ou encore, que l’Etat s’approprie formellement la rente foncière, c’est-à-dire la propriété foncière (Mill, Hilditch, Cherbuliez, entre autres, ont tiré cette conséquence).

M. List ne pouvait naturellement pas révéler à la noblesse terrienne allemande les conséquences terrifiantes de la force productive manufacturière pour la propriété foncière. C’est pourquoi il vitupère Ricardo qui a divulgué des vérités si désagréables ; en le falsifiant, il lui prête la vue contraire, celle des physiocrates, selon laquelle la rente foncière n'est que la preuve de la productivité naturelle du sol.

List

« Depuis A. Smith, l’Ecole a échoué complètement dans ses recherches sur la nature de la rente. Ricardo, puis Mill, MacCulloch et d’autres pensent que la rente est payée pour la productivité naturelle inhérente aux terres. Sur cette idée, le premier a fondé tout un système... Mais comme il n’avait sous les yeux que les conditions anglaises, il commit l’erreur d’affirmer que ces champs et pâturages anglais, dont le prétendu rendement naturel rapporte de nos jours de si belles rentes, avaient été de tous temps les mêmes champs et pâturages » (p. 360).

Ricardo

« Si le surplus du produit qui forme le fermage des terres est un avantage, il serait alors à désirer que tous les ans les machines récemment construites devinssent moins productives que les anciennes ; car cela donnerait infailliblement plus de valeur aux marchandises fabriquées, non seulement au moyen de ces machines, mais par toutes celles du pays ; et l’on payerait alors un fermage à tous ceux qui posséderaient les machines les plus productives. » « La richesse augmente (...) dans les pays où, par des améliorations dans l’agriculture, on peut multiplier les produits sans aucune augmentation proportionnelle de la quantité de travail, et où par conséquent l’accroissement de fermage est lent » (Ricardo, op. cit., p. 77, 80-82).

M. List n’ose pas conserver le jeu d’ombres chinoises des « forces productives » face à une aristocratie aussi élevée. Il veut l’allécher avec des « valeurs d’échange » et bave donc sur l’école de Ricardo qui n’évalue pas plus la rente foncière à partir de la force productive qu’il n’évalue cette dernière d’après les grandes fabriques modernes.

Ainsi, M. List ment doublement. Néanmoins, nous ne devons causer nul tort à M. List sur ce point. Dans une grande fabrique wurtembergeoise (Köchlin, sauf erreur), le roi des Wurtembergeois lui-même a investi une grosse somme. La noblesse terrienne possède de gros intérêts sous forme d’actions, surtout dans les fabriques du Wurtemberg, et plus ou moins dans celles du pays de Bade. En l’occurrence, les nobles participent financièrement à la « force manufacturière », comme bourgeois et fabricants et non comme propriétaires fonciers et

(...) (...)

« forces productives » et « la continuité et la permanence du travail » de toute une génération résulte – List, le communiste déguisé, nous l’enseigne également – appartient donc aussi héréditairement à cette génération et non à Messieurs les industriels (voir par exemple Bray).

En Angleterre, le taux élevé de la rente foncière n’était assuré aux landlords (propriétaires) qu’en ruinant les métayers et en réduisant les journaliers à une misère irlandaise (vrais mendiants). Tout cela en dépit des lois sur les céréales. Abstraction faite de ce que même les propriétaires fonciers étaient souvent contraints de dispenser les métayers du tiers, de la moitié de la rente. Depuis 1815, trois lois différentes sur les céréales ont été votées pour améliorer le sort des métayers et les encourager. Durant cette période, cinq commissions parlementaires siégèrent afin de démontrer l’existence de la misère des agriculteurs et d’en examiner les autres causes. D’une part, la ruine permanente des métayers en dépit de la réduction totale ou maximale du salaire (exploitation totale des laboureurs), d’autre part la nécessité fréquente pour le propriétaire foncier de renoncer à une partie de la rente attestent que même en Angleterre – en dépit de toutes les manufactures – les rentes foncières n’étaient jamais très élevées. En effet, économiquement parlant, on ne peut considérer qu’il y a rente foncière, si une partie du coût de production s’en va dans la poche du propriétaire foncier au lieu de la poche du métayer en raison de contrats et autres circonstances extra-économiques. Si le propriétaire foncier cultivait lui-même sa terre, il se garderait bien de ranger une partie du profit ordinaire du fonds de roulement sous la rubrique « rente foncière ».

Les auteurs du XVIe, du XVIIe et même des deux premiers tiers du XVIIIe siècle considèrent l’exportation de céréales comme la principale source de richesse de l’Angleterre. L’ancienne industrie anglaise – dont l’industrie de la laine constituait la branche principale et dont les branches moins importantes traitaient surtout les matériaux qu’elle fournissait elle-même – était entièrement subordonnée à l’agriculture. Sa matière première principale était le produit de l’agriculture anglaise.

Il va donc de soi qu’elle favorisait l’agriculture. Plus tard, avec l’essor du système de fabrique proprement dit, on ressentit rapidement la nécessité de taxes sur les blés. Mais celles-ci restèrent purement nominales.

L’accroissement rapide de la population, un sol considérablement plus fertile encore à défricher, les inventions, entraînèrent d’abord tout naturellement, un développement de l’agriculture. Elle tira surtout avantage de la guerre contre Napoléon, qui constitua pour elle un véritable système de prohibition. Mais 1815 révéla que la « force productive » de l’agriculture avait peu progressé en réalité. Une protestation générale s’éleva chez les propriétaires fonciers et les fermiers, et l’on vota les lois actuelles sur les céréales. Il est dans la nature de l’industrie moderne d’aliéner d’abord l’industrie au sol national, étant donné qu’elle transforme principalement des matières premières étrangères et qu’elle repose sur le commerce extérieur. Il est dans sa nature de faire croître la population dans des proportions incompatibles avec l’exploitation du sol dans le cadre de la propriété privée. En outre, il est dans sa nature, quand elle crée les lois sur les céréales, comme elle l’a toujours fait en Europe jusqu’à maintenant, de transformer les paysans en prolétaires des plus misérables, en raison de la rente élevée et de l’exploitation industrielle de la propriété foncière. En revanche, si elle réussit à empêcher les lois sur les céréales, elle met une masse de terre hors culture, soumet les prix des grains à des aléas extérieurs et aliène complètement la terre en faisant dépendre du commerce ses subsistances les plus nécessaires ; finalement elle dissout la propriété foncière comme source indépendante de propriété. Tel est le but de l’Anti-Corn-Law League en Angleterre et le mouvement Anti-Rent en Amérique du Nord, car la rente foncière est l’expression économique de la propriété foncière. C’est pourquoi les tories attirèrent constamment l’attention sur le danger de faire dépendre l’Angleterre, pour son approvisionnement de la Russie par exemple.

La grande industrie – nous ne comptons naturellement pas ici tous ces pays qui ont encore énormément de terres en friche, comme l’Amérique du Nord (et les droits protecteurs n’augmentent nullement la surface du sol) – a tout à fait tendance à paralyser la productivité du sol dès que son exploitation a atteint un certain niveau ; d’autre part, l’application de l’industrie à l’agriculture a tendance à évincer les hommes et à tout transformer en pâturages – dans certaines limites évidemment – de sorte que c’est le bétail qui prend la place de l’homme.

La théorie ricardienne de la rente foncière se réduit en quelques mots à ceci : la rente foncière ne contribue en rien à la productivité du sol. Sa hausse prouve au contraire que la force productive du sol décroît. C’est qu’elle est déterminée par le rapport des terres exploitables à la population et au niveau de civilisation en général. Le prix des céréales est déterminé par le coût de production du sol le moins fertile, dont la mise en culture dépend des besoins de la population. Si l’on doit recourir à un sol de moindre qualité, ou bien investir des portions du capital sur le même terrain avec un moindre rendement, le propriétaire du sol moins fécond vendra son produit aussi cher que celui qui cultive le sol le plus mauvais. Il empoche la différence entre le coût de production de ce dernier sol et celui du plus fertile. Par conséquent, plus on cultive un sol moins fertile, ou bien plus on investit improductivement des secondes et tierces portions du capital sur le même terrain, en un mot plus la force productive relative du sol décroît, et plus la rente croît. En supposant que la terre est universellement fertile (...) IV. M. List et Ferrier

Ferrier, sous-inspecteur des douanes sous Napoléon : Du gouvernement considéré dans ses rapports avec le commerce, Paris, 1805, est l’écrit que M. List a plagié. Il n’y a pas une seule idée fondamentale dans son livre que Ferrier n’ait exprimée dans le sien, et qui n’y soit mieux formulée.

Ferrier était fonctionnaire de Napoléon. Il fut partisan du système continental. Il ne parle pas de système protecteur, mais de système de prohibition. Il est bien loin de faire des phrases à propos d’une union de tous les peuples ou sur la paix perpétuelle au-dedans. Naturellement, il n'emploie pas encore de formules socialistes.

Nous donnerons un bref extrait de son livre, afin d’éclairer le lecteur sur les sources cachées de la sagesse listienne. Si M. List contrefait Louis Say pour en faire son allié, en revanche, il ne cite jamais Ferrier, qu’il a copié partout. Il voulait diriger le lecteur sur une fausse piste. Nous avons déjà cité le jugement de Ferrier sur Smith. Ferrier adhère encore plus loyalement au vieux système de prohibition.

Immixion de l’Etat. Economie des nations « Il y a donc une économie et une prodigalité des nations ; mais une nation n’est prodigue ou économe que dans ses relations à d’autres peuples » (p. 143). « Il est faux que l’utilisation la plus profitable d’un capital pour celui qui le possède soit aussi nécessairement la plus profitable à l’industrie... » « Aussi, bien loin que l’intérêt des capitalistes se trouve lié avec l’intérêt général, ils sont presque toujours en opposition » (p. 168-169).

« ... Il existait une économie des nations, mais très différente de celle que Smith leur conseille. » « Elle consiste à n’acheter de productions étrangères qu’autant qu’elle en peut payer avec les siennes. Elle consiste quelquefois à s’en passer absolument » (p. 174-175). Les forces productives et la valeur d’échange

« Les principes que Smith a posés sur l’économie des nations ont pour fondement une distinction [très subtile] dans le travail qu’il appelle productif ou improductif... Cette distinction est essentiellement fausse. Il n’y a point de travail improductif » (p. 141). « Il (Garnier) ne considère dans l’argent que la valeur de l’argent, sans réfléchir à la propriété qu’il a, comme monnaie, de rendre la circulation plus active et par conséquent de multiplier les produits du travail » (p. 18). « Ainsi, quand les gouvernements cherchent à prévenir l’écoulement du numéraire... ce n’est point pour sa valeur... », mais parce que « cette valeur qui rentre ne peut pas produire dans la circulation les mêmes effets que l’argent... et déterminer ainsi à chaque transition une production nouvelle » (p. 22-23). « Le mot richesse, appliqué à l’argent qui circule comme monnaie, doit s’entendre des reproductions qu’il facilite... et c'est dans ce sens qu’un pays s’enrichit, quand son numéraire augmente, parce qu’avec cette augmentation de numéraire croissent toutes les facultés productives du travail » (p. 71). « Quand on dit d’un pays qu’il est riche de deux milliards de numéraire... on entend qu’il a les moyens d’entretenir avec ces deux milliards une circulation en valeurs 10 fois, 20 fois, 30 fois plus considérable ou, ce qui revient au même, qu’il peut produire ces valeurs. Or, ces moyens de produire, qu’il doit à l’argent, on les appelle richesse » (p. 22).

On le voit : Ferrier distingue la valeur d’échange que la monnaie possède, de la productivité de la monnaie. Sans parler du fait qu’il nomme richesse tous les moyens de production, rien n’était plus facile que d’appliquer à tous les capitaux la distinction opérée par Ferrier entre la valeur et la productivité de la monnaie.

Mais Ferrier va encore plus loin en défendant le système prohibitif en général, qui, selon lui, assure aux nations leurs moyens de production. « Ainsi, les prohibitions sont utiles toutes les fois qu’elles facilitent aux nations les moyens de subvenir à leurs besoins... Je compare une nation qui achète au-dehors, avec son numéraire, des marchandises qu’elle peut fabriquer elle-même, quoique moins bien, à un jardinier qui, mécontent des fruits qu’il récolte, s’en procurerait de plus succulents chez le voisin, en lui donnant en échange ses instruments aratoires » (p. 288). « Le commerce extérieur est avantageux toutes les fois qu’il tend à les [les capitaux productifs] accroître. Il est défavorable lorsqu’au lieu de multiplier les capitaux, il en exige l’aliénation » (p. 395-396).

Agriculture, manufacture, commerce.

« Le gouvernement doit-il encourager le commerce et les fabriques de préférence à l’agriculture ? Cette question est encore une de celles sur lesquelles le gouvernement et les écrivains ne peuvent s’accorder » (p. 73). « Les progrès de l’industrie et du commerce tiennent à ceux de la civilisation, aux arts, aux sciences, à la navigation. Le gouvernement qui ne peut presque rien pour l’agriculture, peut presque tout pour l’industrie. Si la nation a des habitudes ou des goûts susceptibles d’en retarder les développements, il doit employer tous ses soins à les combattre » (p. 84). « Le meilleur moyen de l’encourager » (l’agriculture) « est d’encourager les manufactures » (p. 225). « L’industrie » (sous ce terme, M. Ferrier entend les manufactures) « n’est limitée ni dans ses progrès, ni dans ses moyens de perfection... Vaste comme l’imagination, mobile et féconde comme elle, sa puissance créatrice n’a de bornes que celles mêmes du génie de l’homme, dont elle reçoit chaque jour un nouvel éclat » (p. 85). « La véritable source des richesses pour une telle nation agricole et manufacturière c’est la reproduction et le travail. Il faut qu’elle donne à ses capitaux cet emploi et qu’elle songe à transporter et à vendre ses propres marchandises, avant de s’occuper à transporter et à vendre celles des autres » (p. 186). « C’est particulièrement au commerce intérieur, qui a de beaucoup précédé les échanges de peuple à peuple, qu’il faut attribuer cet accroissement dans la richesse de l’homme » (p. 145). « Smith a prouvé... que de deux capitaux employés, l’un dans le commerce intérieur et l’autre dans le commerce étranger, le premier devait donner à l’industrie du pays vingt-quatre fois plus de soutien et d’encouragement que l’autre » (p. 145- 146). M. Ferrier comprend tout au moins que le commerce intérieur ne saurait exister sans le commerce extérieur, loc. cit. (p. 146).

« Que quelques particuliers fassent venir d’Angleterre cinquante mille pièces de velours, ils gagneront à ce trafic beaucoup d’argent, et placeront très bien leurs marchandises. » Mais ils diminuent l’industrie indigène et laissent 10000 ouvriers sans pain (p. 155, 156, 170). Comme List, M. Ferrier distingue les villes manufacturières et marchandes des villes purement consommatrices (cf. p. 91). Du moins est-il assez honnête pour renvoyer, ce faisant, à Smith lui-même. Il signale l’accord de Methuen, si cher à M. List, et le jugement subtil porté par Smith sur cet accord. Nous avons déjà vu combien son opinion sur Smith coïncide généralement, presque mot à mot, avec l’opinion de List. Voir de même les passages sur le commerce du transport (p. 186 et passim). Ce qui distingue Ferrier de List, c’est que l’un écrit en faveur d’une entreprise de portée mondiale – du système continental – l’autre au profit d’une bourgeoisie mesquine et imbécile. On accordera que M. List tout entier est contenu in nuce dans les extraits cités. Si l’on y ajoute les phrases qu’il emprunte à l’économie politique qui s’est développée depuis Ferrier, tout ce qui lui reste, c’est la manie d’idéaliser dont la force productive consiste à pérorer – et l’hypocrisie du bourgeois allemand qui aspire au pouvoir.

Aucun commentaire: