(...) que la conscience de la
mort de la bourgeoisie elle-même a déjà pénétré dans la conscience du bourgeois
allemand, celui-ci est assez naïf pour reconnaître cette « tristesse ». « C’est
pourquoi il est si triste de rejeter l’industrie elle-même lorsqu’on tient à
signaler les maux dont l’industrie s’accompagne de nos jours. Il y a des maux
plus graves qu’une classe de prolétaires : un trésor vide – l’impuissance
nationale – la servitude nationale – la mort nationale », p. LXVII. Il est
vraiment triste que le prolétariat existe déjà et formule déjà des
revendications, inspire déjà la peur, avant même que le bourgeois allemand soit
parvenu à l’industrie. Quant au prolétaire lui-même, il sera certainement
content de sa situation lorsque la bourgeoisie dominante aura ses coffres-forts
bien remplis et jouira de la puissance nationale. M. List parle seulement de ce
qui est plus triste pour les bourgeois. Il est vrai qu’il est très triste pour
lui de vouloir instaurer le règne de l’industrie à un moment peu favorable,
quand la servitude de la majorité est devenue un fait notoire. Le bourgeois
allemand est le Chevalier de la Triste figure qui voulait introduire la
chevalerie errante au moment où la police et l’argent firent leur apparition.
3) Il est un grand obstacle
(un ennui) pour le bourgeois allemand aspirant à la richesse industrielle,
savoir son idéalisme de toujours. Comment ce peuple de l’« esprit » en vient-il
tout à coup à voir dans le calicot, le fil à tricoter, le métier à tisser
automatique, dans le matérialisme des machines, dans une foule d’esclaves des
fabriques, dans les porte-monnaie garnis de messieurs les fabricants, les biens
suprêmes de l’humanité ? L’idéalisme creux, inane, sentimental du bourgeois
allemand qui cache l’esprit mercantile le plus mesquin, le plus sordide, où se
dissimule l’âme la plus lâche, est parvenu au moment historique où il doit
nécessairement livrer son secret. Mais il le livre encore d’une façon purement
allemande, transcendante, faite de pudeur idéaliste et chrétienne. Il renie la
richesse qu’il s’efforce de conquérir. Il travestit d’une manière fort
idéaliste le matérialisme vulgaire et c’est alors seulement qu’il ose courir
après lui. Toute (...) la partie théorique du système listien n’est autre qu’un
travestissement en phrases idéalistes du matérialisme industriel de l’économie
sans fard. La réalité, il la laisse subsister partout, mais il en idéalise
l’expression. Nous suivrons cela en détail. C’est précisément cette creuse
phraséologie idéaliste qui lui permet aussi de méconnaître les obstacles réels
qui s’opposent à ses pieux souhaits et de s’adonner aux chimères les plus
absurdes. (Quel eut été le sort de la bourgeoisie anglaise et française, si
elle avait d’abord sollicité d’une antique noblesse, d’une bureaucratie digne
de tous éloges et des dynasties héréditaires, l’autorisation d’introduire une «
industrie » ayant « force de loi » ?) Le bourgeois allemand est religieux même
en étant industriel. Il a honte de parler des vilaines valeurs d’échange qu’il
convoite, il parle forces productives ; il craint de parler de concurrence et
parle d’une confédération nationale des forces productives nationales ; il a
peur de parler de son intérêt privé, il parle d’intérêt national. Que l’on
considère le cynisme franc, classique, avec lequel la bourgeoisie anglaise et
française, par la bouche de ses premiers porte-parole scientifiques de
l’économie politique, tout au moins au début de son règne, divinisait la
richesse et sacrifiait tout sans vergogne à ce Moloch, même dans le domaine de
la science ; qu’en revanche, on examine la manière idéalisante, verbeuse et
emphatique de M. List, qui dédaigne, en pleine économie politique, la richesse
des « justes » et connaît des buts plus élevés, et l’on devra accorder qu’il
est « également triste » que de nos jours les jours de la richesse soient
révolus.
M. List parle toujours en vers
molossiques. Il se gonfle constamment pour tomber dans un pathos pesant et
prolixe – au fond, un rabâchage infini des droits protecteurs et des fabriques
« tudesques », eaux troubles encore et toujours ramenées sur les sables du
rivage. Il est constamment matériel-immatériel. Le philistin allemand prompt à
idéaliser veut s’enrichir et doit naturellement se forger auparavant une
nouvelle théorie des richesses qui les rende assez respectables pour être
convoitées par lui. Les bourgeois de France et d’Angleterre voient approcher la
tempête qui anéantira quasiment la vie réelle de ce qu’on appelait jusque-là
richesse, et le bourgeois allemand, qui n’a pas encore atteint cette détestable
richesse, s’efforce d’en donner une nouvelle interprétation « spiritualiste ».
Il se crée une économie « idéalisante », qui n’a rien à voir avec l’économie profane,
française et anglaise, afin de se justifier à ses propres yeux et aux yeux du
monde de vouloir lui aussi s’enrichir. Le bourgeois allemand commence sa
production de la richesse en créant une économie politique éthérée,
hypocritement idéalisante.
3. Comment M. List interprète
l’histoire ; sa position face à Smith et à son école. Autant M. List est soumis
à l’égard de la noblesse, des dynasties héréditaires, de la bureaucratie,
autant il se montre « insolent » à l’égard de l’économie anglaise et française,
qui a trahi cyniquement le secret de la « richesse », a réduit à néant toutes
les illusions concernant sa nature, sa tendance et son mouvement, et dont le
chef de file est Adam Smith. M. List les réunit tous sous le nom de « l’Ecole
». Comme il s’agit, en effet, pour le bourgeois allemand, de droits
protecteurs, il est naturel que tout le développement de l’économie depuis
Smith n’ait aucun sens pour lui, étant donné que les représentants les plus
remarquables de cette économie ont pour point de départ la société bourgeoise
actuelle de la concurrence et du libre-échange. Le philistin allemand montre
ici, de mainte façon, son caractère « national ».
1° Dans toute l’économie
politique, il ne voit que systèmes élucubrés dans les cabinets d’étude. Que le
développement d’une science telle que l’économie soit liée au mouvement réel de
la société, ou même en soit seulement l’expression théorique, M. List ne le
soupçonne même pas : c’est un théoricien allemand.
2° Etant donné que sa propre
théorie (son ouvrage) recèle un but caché, il flaire partout des buts secrets.
Philistin authentiquement allemand, au lieu d’étudier l’histoire réelle, M.
List cherche à deviner les mauvais buts secrets des individus et s’entend fort
bien, dans sa roublardise, à les inventer (découvrir). Il fait de grandes
découvertes du genre : Adam Smith, avec sa théorie, voulait duper le monde, et
le reste du monde se laissa duper par lui jusqu’à ce que le grand List le
délivrât de son rêve, un peu à la façon de ce conseiller à la cour de Düsseldorf,
qui faisait passer l’histoire romaine pour une invention des moines du Moyen
Âge soucieux de justifier la domination de Rome.
Or, de même que le bourgeois
allemand ne sait jamais combattre son ennemi autrement qu’en le marquant d’une
tare morale, en suspectant ses convictions, en prêtant à ses actes de sombres
motifs, bref en médisant de lui et en le soupçonnant personnellement, de même
M. List suspecte les économistes anglais et français, fait des commérages à
leur sujet ; et tout comme le philistin allemand, dans le commerce, ne dédaigne
pas le plus petit profit et la plus petite escroquerie, M. List, lui, ne
dédaigne pas escamoter des mots dans les citations pour en tirer profit, coller
l’étiquette de ses adversaires sur sa propre camelote, afin de les discréditer
en les falsifiant. Il va même jusqu’à imaginer des mensonges flagrants pour
ruiner le crédit de ces concurrents.
Voici quelques échantillons
des procédés de M. List. On sait que les prêtres allemands ne crurent pas
pouvoir porter un coup fatal à la période des lumières autrement qu'en nous
racontant la stupide anecdote et le mensonge au sujet de Voltaire, lequel
aurait renié sa philosophie sur son lit de mort. M. List nous mène, lui aussi,
au lit de mort de Smith et nous rapporte comme un fait avéré que celui-ci
aurait alors remis en question sa propre théorie. Mais écoutons M. List en
personne, et la suite de son jugement sur Smith. Nous plaçons en regard la
source de sa sagesse.
List
« J’avais rappelé, en
m’appuyant sur la biographie de Dugald Stewart, comment ce grand esprit [Adam
Smith] n’a pas pu mourir tranquillement avant d’avoir brûlé tous ses manuscrits
; j’ai laissé ainsi entendre combien le soupçon était justifié que ces papiers
contenaient des preuves de son manque de sincérité (p. LVIII). J’avais démontré
que sa théorie a été utilisée par les ministres anglais pour jeter de la poudre
aux yeux des autres nations au profit de l’Angleterre » (loc. cit.). « La
théorie d’Adam Smith n’est qu’une continuation du système physiocratique pour
ce qui est des rapports nationaux et internationaux. Comme ce système, elle
ignore la nature des nations et suppose comme un fait acquis la paix éternelle
et l'union universelle » (p. 475).
Ferrier, F.L.A., Du
gouvernement considéré dans ses rapports avec le commerce, Paris, 1805 « Est-il
possible qu’en entassant des raisonnements faux en faveur de la liberté du
commerce, Smith eût été de bonne foi ?... » « ... Smith avait pour but secret
de semer en Europe des principes dont il savait très bien que l’adoption
livrerait à son pays le marché de l’univers » (p. 385-386). « On est même
autorisé à penser que Smith n’avait pas toujours professé la même doctrine ; et
comment expliquer d’une autre manière les tourments que lui fit éprouver, au
lit de la mort, la crainte que les manuscrits de ses cours ne lui survécussent
» (p. 386). Il reproche à Smith d’avoir été commissaire des douanes. « Or Smith
a presque toujours raisonné comme les économistes (physiocrates), sans avoir
égard à la séparation d’intérêt des différentes nations, et dans la supposition
où il n’existerait au monde qu’une seule société d’hommes » (p. 381). «
Laissons tous ces projets d’union... » (p. 15). M. Ferrier était inspecteur des
douanes sous Napoléon et aimait son métier.
M. List comprend l’Economie de
J.-B. Say comme une spéculation avortée. Nous allons bientôt citer en entier
son jugement sur la vie de Say. Mais auparavant, voici encore un exemple de la
façon dont il copie d’autres auteurs, et dont il les falsifie en copiant, afin
de blesser ses adversaires.
List
« Say et MacCulloch semblent
n’avoir vu et lu de ce livre » (d’Antonio Serra de Naples) « que le titre ;
l’un et l’autre le rejettent dédaigneusement en notant qu’il ne traite que de
la monnaie, et que le titre prouve, à lui seul, que l’auteur à commis l’erreur
de considérer les métaux précieux comme les seuls objets de la richesse. S’ils
avaient continué à lire... » (p. 456).
Comte Pecchio, Histoire de
l’économie politique en Italie, Paris, 1830 « Les étrangers (...) cherchèrent à
dépouiller Serra du mérite d’avoir été le premier fondateur des principes de
cette science » (de l’économie politique). « Ce que je viens de dire ne peut
nullement s’appliquer à M. Say, qui, tout en reprochant à Serra de n’avoir
considéré comme richesses que les seules matières d’or et d’argent, lui cède
néanmoins, avec une généreuse candeur, la gloire d’avoir été le premier à faire
connaître la puissance productive de l’industrie... Ma plainte s’adresse à M.
MacCulloch... Si M. MacCulloch avait lu un peu plus loin que le titre... » (p.
76-77).
On voit comment M. List
falsifie délibérément Pecchio, qu’il copie, pour discréditer M. Say. Les notes
biographiques concernant Say ne sont pas moins fausses.
M. List : dit à son propos : «
D’abord marchand, puis fabricant, puis politicien raté, Say se tourne vers
l’économie politique comme on se tourne vers une nouvelle entreprise quand
l’ancienne ne veut plus marcher... La haine contre le système continental qui
anéantit sa fabrique, et contre son instigateur qui l’avait expulsé du
Tribunat, le poussa à prendre le parti du libre-échange absolu » (p. 488, 489).
Donc, Say adopta le système du libre-échange, car sa fabrique avait été ruinée
par le système continental ! Comment cela ? N’est-il pas vrai qu’il avait écrit
son « Traité d’économie politique » avant de posséder une fabrique ? Say adopta
le système du libre-échange parce que Napoléon l’avait chassé du Tribunat...
Comment cela ? N'est-il pas vrai qu’il a écrit le livre alors qu’il était
tribun ? Aux dires de M. List, Say était un commerçant ruiné pour qui la
littérature n’était qu’une branche d’exploitation. Comment cela ? Et s’il
s’avérait que Say a joué, dès son jeune âge, un rôle dans le monde littéraire
français ?
D’où M. List tient-il ses
informations ? De la « Notice historique sur la vie et l’œuvre de J.-B. Say »
qui précède le Cours complet d’économie politique (Paris, 1833) de Charles
Comte. Que dit cette notice ? Le contraire de toutes les déclarations de List.
Ecoutons : J.-B. Say avait été destiné au commerce par son père, un commerçant.
Cependant, son penchant l’attirait vers la littérature. Il publia en 1789 une
brochure en faveur de la liberté de la presse. Il collabore depuis le début de
la Révolution au Courrier de Provence publié par Mirabeau. Il était en même
temps employé au bureau du ministre Clavière. Son goût « pour les sciences
morales et politiques » autant que la banqueroute de son père le déterminèrent
à abandonner complètement le commerce et à se consacrer exclusivement aux
sciences. En 1794, il devint rédacteur en chef de la Décade philosophique,
littéraire et politique. Napoléon le nomma membre du Tribunat en 1799. Il
utilisa les loisirs que lui laissaient ses fonctions de tribun pour élaborer le
Traité politique, qu’il publia en 1803. Il fut exclu du Tribunat où il
appartenait au petit nombre de ceux qui osèrent former l’opposition. On lui
proposa un poste lucratif aux finances : il le déclina, bien que chargé de six
enfants et n’ayant presque pas de fortune... ; il n’aurait pu remplir les
fonctions proposées sans concourir à la réalisation d’un système qu’il avait
jugé funeste pour la France. Il monta une filature de coton, etc. Si la
flétrissure dont M. List marque ici Say est due à une falsification, la louange
qu’il décerne au frère de celuici, Louis Say, ne l’est pas moins. Pour prouver
que Louis Say partage l’opinion de List l’astucieux, celui-ci falsifie un
passage de l’auteur. M. List dit, p. 484 : « A son avis » (il s’agit de Louis
Say), « la richesse des nations ne consiste pas dans les biens matériels et
dans leur valeur d’échange, mais dans la capacité de produire continuellement
ces biens. »
Voici d’après M. List, les
propres paroles de Louis Say : *
Louis Say d’après M. List « La
richesse ne consiste pas dans les choses qui satisfont nos besoins ou nos
goûts, mais dans le pouvoir d’en jouir annuellement » (Etudes sur la richesse
des nations, p. 10).
Le vrai Louis Say
« Quoique la richesse ne
consiste pas dans les choses qui satisfont nos besoins ou nos goûts, mais dans
le revenu ou dans le pouvoir d’en jouir annuellement... » (p. 9-10).
Par conséquent, Say ne parle
pas de la capacité de produire, mais de la faculté de jouir, de la faculté que
donne le « revenu » d’une nation. C’est justement de la disproportion entre la
force productive croissante et le revenu d’une nation en général et de toutes
les classes en particulier que sont issues les théories les plus hostiles à M.
List, celles de Sismondi et de Cherbuliez par exemple. Voici maintenant un
spécimen de l’ignorance dont fait preuve M. List en jugeant l’Ecole. A propos
de Ricardo, il dit (List, Sur les forces productives) : « Depuis A. Smith,
l’Ecole a échoué complètement dans ses recherches sur la nature de la rente.
Ricardo, puis Mill, MacCulloch et d’autres pensent que la rente est payée pour
la productivité naturelle inhérente aux terres. Sur cette idée, le premier a
fondé tout un système... Mais n’ayant devant les yeux que les conditions
anglaises, il commit l’erreur d’affirmer que ces champs et pâturages anglais,
dont le prétendu rendement naturel rapporte de nos jours de si belles rentes,
avaient été de tous temps les mêmes champs et pâturages » (p. 360).
Ricardo dit :
« Si le surplus du produit qui
forme le fermage des terres est un avantage, il serait alors à désirer que tous
les ans les machines récemment construites devinssent moins productives que les
anciennes ; car cela donnerait infailliblement plus de valeur aux marchandises
fabriquées, non seulement au moyen de ces machines, mais par toutes celles du
pays ; et l’on payerait alors un fermage à tous ceux qui posséderaient les
machines les plus productives. » « Les fermages haussent d’autant plus
rapidement, que les terrains disponibles diminuent de facultés productives. La
richesse augmente avec la plus grande rapidité dans les pays (...) où, par des
améliorations dans l’agriculture, on peut multiplier les produits sans aucune
augmentation proportionnelle de la quantité de travail, et où, par conséquent,
l’accroissement des fermages est lent » (Ricardo, Des principes de l’économie
politique et de l’impôt, Paris, 1835, t. I, p. 77, 80-82).
D’après Ricardo, loin d’être
la conséquence de la productivité naturelle inhérente au sol, la rente résulte,
au contraire, de l’improductivité toujours croissante du sol, conséquence de la
civilisation et de l’accroissement de la population. Aussi longtemps que le sol
le plus fertile est disponible en quantité illimitée, il n’y a pas encore,
d’après lui, de rente. La rente est donc déterminée par le rapport de la
population aux terres disponibles. L’enseignement de Ricardo, qui sert de base
théorique à toute l’Anti-Corn-law-League en Angleterre et au mouvement
Anti-Rent dans les Etats libres d’Amérique du Nord, devait être faussé par M.
List, pour peu qu’il l’eût connu autrement que par ouï-dire, précisément parce
qu’il prouve combien des « bourgeois libres, forts et riches » (p. LXVI) sont
disposés à travailler « activement » à la « rente foncière » et à leur [aux
propriétaires fonciers] apporter le miel de la ruche (p. LXIV). L’enseignement
de Ricardo relatif à la rente foncière n’est que l’expression économique d'une
lutte sans merci des bourgeois industriels contre les propriétaires fonciers.
M. List continue à nous
instruire sur Ricardo :
« Actuellement, la théorie de
la valeur d’échange s’est révélée stérile à ce point... que Ricardo... pouvait
dire : L’Economie a pour tâche principale de déterminer les lois qui régissent
la répartition du revenu des biens-fonds entre le propriétaire foncier, le
fermier et le journalier » (p. 493).
Nous y reviendrons au moment
opportun. L’infamie de M. List atteint son point culminant dans son
appréciation de Sismondi :
List :
« Il [Sismondi] veut par
exemple que l’esprit d’invention soit tenu en lisière » (p. XXIX).
Sismondi :
... « Ce n’est point contre
les machines, ce n’est point contre les découvertes, ce n'est point contre la
civilisation que portent mes objections, c’est contre l’organisation moderne de
la société, organisation qui, en dépouillant l’homme qui travaille de toute
autre propriété que celle de ses bras, ne lui donne aucune garantie contre une
concurrence, contre une folle enchère dirigée à son préjudice, et dont il doit
nécessairement être victime. Supposez tous les hommes partageant également
entre eux le produit du travail auquel ils auront concouru, et toute découverte
dans les arts sera alors, dans tous les cas possibles, un bienfait pour eux
tous » (Nouveaux principes d’économie politique [ou de la richesse dans ses
rapports avec la population], Paris, 1827, t. II, [p. 443]).
Si M. List met en doute la
moralité de Smith et de Say, il ne sait, en revanche, s’expliquer la théorie de
M. Sismondi que par les défauts physiques de celui-ci. Il dit :
« Avec ses yeux corporels, M.
de Sismondi voit noir tout ce qui est rouge, et sa vue spirituelle semble
atteinte du même défaut quand il s’agit d’économie politique » (p. XXIX). Pour
apprécier toute la bassesse de cette expectoration, il faut savoir d’où M. List
a tiré sa remarque. Dans ses Etudes sur l’économie politique, parlant de la
désolation de la campagne romaine, Sismondi déclare : « Les riches teintes de
la campagne de Rome... disparaissent complètement devant nos yeux, pour
lesquels le rayon rouge n’existe pas » (p. 8, réimpression de Bruxelles, 1838,
[t. II]). Il l’explique par le fait que « le charme qui séduit tous les autres
voyageurs à Rome » est détruit pour lui et qu’il a « de ce fait l’œil d’autant
plus réceptif à l’état véritablement lamentable des habitants de la campagne ».
Si M. de Sismondi ne vit pas
les teintes rouges ciel qui illuminent, aux yeux de List, d’un éclat magique
toute l’industrie, il vit, en revanche, le coq rouge s’attaquer aux toits
(pignons) de ces fabriques. Nous aurons plus tard l’occasion d’examiner
l’opinion de List selon laquelle « les écrits de M. de Sismondi concernant le
commerce international et la politique commerciale sont dépourvus de toute
valeur » (p. XXIX).
Si M. List explique le système
de Smith par la gloriole personnelle de celui-ci (p. 476) et son esprit
britannique sournois et mercantile, le système de Say par l’appétit de
vengeance et le goût des affaires, il s’abaisse, à propos de Sismondi, jusqu’à
expliquer son système par une infirmité dans la constitution physique de
Sismondi.
4. Originalité de M. List
Il est très caractéristique de
M. List qu’en dépit de sa vantardise il n’avance pas une seule thèse qui n’ait
été formulée avant lui, non seulement par les tenants du système de
prohibition, mais même par des écrivains de « l’Ecole » qu’il invente : si Adam
Smith est le point de départ théorique de l’économie politique, son origine
véritable, sa vraie école, c’est la « société bourgeoise » dont on peut suivre
exactement les différentes phases de développement dans l’économie politique.
Seules sont à attribuer à M. List les illusions et les phrases (le langage)
idéalisantes.
Il est important à nos yeux de
démontrer ceci en détail au lecteur et de retenir son attention pour ce travail
fastidieux. Il se convaincra que le bourgeois allemand arrive post festum,
qu’il lui est tout aussi impossible de continuer l’économie politique achevée
par les Anglais et les Français, que pour ceux-ci d’apporter quoi que ce soit
de nouveau au mouvement de la philosophie en Allemagne. Le bourgeois allemand
peut, tout au plus, ajouter ses illusions et ses phrases à la réalité française
et anglaise. Or, s’il a bien du mal à donner un nouveau développement à
l’économie politique, il en a bien plus encore à faire progresser l’industrie
dans la pratique et à poursuivre un développement qui est presque à bout, sur
les bases actuelles de la société.
5. Nous limitons donc notre
critique à la partie théorique du livre de List, et, pour être précis, à ses
découvertes principales. Quelles thèses maîtresses M. List veut-il démontrer ?
Quel but veut-il atteindre ?
1) Le bourgeois réclame de
l’Etat des droits protecteurs pour s'emparer de la puissance politique et de la
richesse. Or, ne disposant pas, comme en Angleterre ou en France, de la volonté
de l’Etat et ne pouvant la diriger à son gré, mais étant réduit à quémander, il
lui faut présenter sa requête à l’Etat – dont il veut régler la manière d’agir
(l’activité) selon ses intérêts – comme une concession qu’il fait à l’Etat,
tout en lui réclamant des concessions. Par le truchement de M. List, il prouve
à l’Etat que sa théorie diffère de toutes les autres en ce qu’il permet à
l’Etat d’intervenir dans l’industrie et de la régir, qu’il a la plus haute idée
de son savoir en économie, et qu’il le prie seulement de laisser libre cours à
sa sagesse, sous réserve, naturellement, que cette sagesse se limite à accorder
de « vigoureux » droits protecteurs. Il présente son exigence de soumettre
l’Etat à ses intérêts comme une reconnaissance de l’Etat : l’Etat a le droit de
s’immiscer dans l’univers de la société bourgeoise.
2) Le bourgeois voudrait
s’enrichir, faire de l’argent ; mais il doit, en même temps, composer avec
l’idéalisme traditionnel du public allemand et avec sa propre conscience. Il
démontre donc qu’il ne convoite pas des biens peu spirituels, matériels, mais
un être spirituel, l’infinie puissance productive, au lieu de la valeur
d’échange misérable et finie. Il est vrai que cet être spirituel a ceci de
particulier qu’à cette occasion le « bourgeois » remplit sa propre poche avec
des valeurs d’échange profanes. Or, étant donné que le bourgeois pense surtout
à s’enrichir par les « droits protecteurs » ; que les droits protecteurs ne
peuvent l’enrichir que dans la mesure où ce ne sont plus les Anglais, mais le
bourgeois allemand lui-même qui exploite ses compatriotes, et même les exploite
plus que s’ils étaient exploités de l’extérieur ; que les droits protecteurs
exigent un sacrifice de valeurs d’échange de la part des consommateurs (en
particulier des ouvriers que l’on veut supplanter par les machines, de tous
ceux qui perçoivent un revenu fixe, comme les fonctionnaires, les rentiers,
etc.) ; pour toutes ces raisons le bourgeois industriel est obligé de démontrer
que, loin de faire la chasse aux biens matériels, il n’a d’autre désir que de
sacrifier des valeurs d’échange, des biens matériels, pour des choses
spirituelles. Au fond, il ne s’agit que de sacrifices de soi, d’ascétisme, de
grandeur d’âme chrétienne. C’est pur hasard si A fait le sacrifice et si B
l’empoche. Le bourgeois allemand est bien trop désintéressé pour penser à son
intérêt privé, qui se trouve par hasard lié à l’offrande. Mais s’il se trouvait
qu’une classe, dont le bourgeois allemand croit l’accord indispensable pour son
émancipation, ne pût coexister avec cette théorie spirituelle, il lui faudrait
l’abandonner et, par opposition à l’Ecole, il faudrait faire valoir justement
la théorie des valeurs d’échange.
3) Du fait que tout l’espoir
de la bourgeoisie revient, somme toute, à rendre le système de fabrique
florissant « à l’anglaise » et à faire de l’industrie le régulateur de la
société, c’est-à[1]dire
à produire la désorganisation de la société, le bourgeois est obligé de prouver
qu’il se soucie surtout d’harmoniser l’ensemble de la production sociale et
qu'il ne vise qu'à l’organisation sociale. Il limite le commerce extérieur par
des droits protecteurs et il affirme que l’agriculture atteindra rapidement son
épanouissement maximal grâce aux manufactures. L’organisation de la société se
résume donc dans les fabriques. Elles sont les organisatrices de la société, et
le régime de la concurrence qu’elles engendrent est la plus belle confédération
de la société. L’organisation de la société engendrée par le système de
fabrique est la véritable organisation de la société. Certes, la bourgeoisie a
raison en concevant généralement les intérêts de chaque bourgeois comme
identiques, de même que le loup en tant que loup a le même intérêt que ses
congénères, bien qu’il soit de l’intérêt de chacun que ce soit lui et non un
autre qui se jette sur la proie.
6. Enfin, il est
caractéristique de la théorie de M. List, comme de toute la bourgeoisie
allemande, qu’elle soit partout obligée, pour défendre ses désirs
d’exploitation, de recourir à des phrases « socialistes » et donc de
s’accrocher avec la dernière énergie à une illusion que l’on a réfutée depuis
longtemps. Nous montrerons çà et là que les phrases de M. List, si l’on en
déduit les conséquences, sont communistes. Nous sommes, certes, bien loin de
reprocher leur communisme à M. List et à sa bourgeoisie allemande, mais nous
tenons là une nouvelle preuve de la faiblesse intrinsèque, du mensonge et de
l’infâme hypocrisie du bourgeois « débonnaire » et « idéaliste ». Cela nous
démontre que l’idéalisme, dans sa pratique, n’est rien d’autre qu’une tromperie
sans scrupules et sans réflexion d’un matérialisme écoeurant. Il est enfin
significatif que la bourgeoisie allemande commence par le mensonge, par où la
bourgeoisie française et anglaise termine, après en être arrivée à un point où
il lui faut faire sa propre apologie et excuser son existence.
7. Comme M. List distingue
l’économie nationale traditionnelle, soi-disant cosmopolite, et la sienne,
politique et nationale, dont l’une reposerait sur les valeurs d’échange et
l’autre sur les forces productives, il nous faut commencer par cette théorie.
De plus, comme la confédération des forces productives doit représenter l’unité
de la nation, nous devons examiner cette théorie avant d’examiner cette
distinction. Ces deux théories constituent la base réelle de l’économie nationale
distincte de l’économie politique.
Il ne viendrait jamais à
l’idée de M. List que la véritable organisation de la société est un
matérialisme vulgaire, un spiritualisme individuel, un individualisme. Jamais
il ne s’aviserait que les économistes n’ont fait que donner une expression
théorique appropriée à cet état social. Sinon, il devrait se tourner contre
l’actuelle organisation de la société et non contre les économistes. Il les
accuse de n’avoir pas su trouver une expression qui enjolive une réalité désespérante.
C’est pourquoi il veut laisser cette réalité subsister partout telle quelle, et
n’en changer que l’expression. Il ne se livre jamais à une critique de la
société réelle ; en bon Allemand, il critique l’expression théorique de cette
société et lui reproche d’exprimer la chose et non l’illusion que l’on s’en
fait.
La fabrique est transformée en
une déesse, celle de la force manufacturière.
Le fabricant est le prêtre de
cette force.
II. la théorie des forces
productives et la théorie des valeurs d’échange
1) La théorie des « forces
productives » de M. List se réduit aux thèses suivantes :
a) « Les causes de la richesse
sont tout autre chose que la richesse elle-même. » « La force de créer les
richesses est infiniment plus importante que la richesse elle-même » [p. 201].
b) List est bien loin de
rejeter la théorie de l’économie cosmopolite ; il est seulement d’avis que
l’économie politique doit, elle aussi, être élaborée scientifiquement [cf. p.
187].
c) « Quelle est donc la cause
du travail ? » – « Comment ces têtes et ces bras et ces mains sont-ils amenés à
produire, et comment ces efforts sont-ils rendus efficaces ? Quoi d’autre que
l’esprit pourrait animer les individus, que l’ordre social qui féconde son
activité, que les forces de la nature qu’ils peuvent exploiter » [p. 205].
6) Smith « faisait fausse
route en expliquant les forces spirituelles par les circonstances matérielles »
[p. 207].
7) « La science qui enseigne
comment les forces productives sont éveillées et entretenues, et comment elles
sont entravées ou détruites » [ibid.].
8) Exemple des deux pères de
famille, religion chrétienne, monogamie, etc. [cf. p. 208-209].
9) « On peut définir les
concepts de valeur et de capital, profit, salaire, rente foncière, les
décomposer en leurs éléments et spéculer sur ce qui pourrait influer sur leur
hausse et leur baisse, etc, sans pour autant tenir compte des conditions
politiques des nations » [p. 211]. Nous passons aux :
10) Manufactures et fabriques,
mères et enfants de la liberté bourgeoise [cf. p. 212].
11) Théorie des classes
productives et improductives. Les unes « produisent des valeurs d’échange, les
autres les forces productives... » [p. 213].
12) Le commerce extérieur ne
doit pas être jugé selon la théorie des valeurs [cf. p. 216].
13) « La nation doit (...)
sacrifier des forces (...) matérielles pour acquérir des forces spirituelles ou
sociales » (ibid.). Droits protecteurs pour la mobilisation de la force
manufacturière [cf. p. 217].
14) « Si donc les droits
protecteurs entraînent un sacrifice de valeurs, celui-ci est compensé par
l’acquisition de forces productives, assurant non seulement à la nation une
quantité infiniment plus importante de biens matériels, pour l’avenir, mais
aussi, en cas de guerre, l’indépendance industrielle » [ibid.].
15) « Dans toutes ces
relations, l’essentiel dépend des conditions sociales dans lesquelles
l’individu s’est formé et de l’état de floraison des arts et des sciences... »
[p. 206].
2) M. List est tellement
obsédé par des préjugés économiques de l’ancienne économie – bien plus que les
autres économistes de l’Ecole, nous le verrons – que, pour lui, « biens
matériels » et « valeurs d’échange » coïncident complètement. Mais la valeur
d’échange est absolument indépendante de la nature spécifique des « biens
matériels ». Elle est indépendante de la qualité autant que de la quantité des
biens matériels. La valeur d’échange diminue quand la quantité des biens
matériels augmente, bien que ceux-ci conservent, avant comme après, le même
rapport aux besoins humains. La valeur d’échange est indépendante de la
qualité. Les choses les plus utiles, tel le savoir, n’ont pas de valeur
d’échange. M. List aurait donc dû comprendre que la transformation des biens
matériels en valeurs d’échange est l’œuvre de l’ordre social existant, la
société de la propriété privée développée. L’abolition de la valeur d’échange
est l’abolition de la propriété privée et du gain privé. En revanche, M. List
est assez naïf pour concéder qu’avec la théorie des valeurs d’échange on peut «
établir les concepts de valeur et de capital, profit, salaire, rente foncière,
les décomposer en leurs éléments et spéculer sur ce qui pourrait influer sur
leur hausse et leur baisse, etc., sans pour autant tenir compte des conditions
politiques des nations » [p. 211].
On peut donc « établir » tout
cela sans tenir compte de la « théorie des forces productives » et des «
conditions politiques des nations ». Qu’établit-on ainsi ? La réalité.
Qu’établit-on par exemple, par le salaire ? La vie du travailleur. De plus, on
établit par ce moyen que le travailleur est l’esclave du capital, qu’il est une
« marchandise », une valeur d’échange dont le niveau plus ou moins élevé, la
hausse ou la baisse, dépendent de la concurrence, de l’offre et de la demande.
On établit ainsi que son activité n’est pas la libre manifestation de sa vie
humaine, mais plutôt un moyen de négocier ses forces, une aliénation (un
trafic) d’aptitudes mécaniques de l’ouvrier livré au capital, en un mot : on
établit que son activité, c’est du « travail ». Maintenant, oublions tout cela.
Le « travail » est la base vivante de la propriété privée, la propriété privée
étant sa propre source créatrice. La propriété privée n’est rien d’autre que le
travail matérialité. Si l’on veut lui porter un coup fatal, il faut attaquer la
propriété privée non seulement comme état objectif ; il faut l’attaquer comme
activité, comme travail. Parler de travail libre, humain, social, de travail
sans propriété privée, est une des plus grandes méprises qui soient. Le «
travail » est par nature l’activité asservie, inhumaine, antisociale,
déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par
conséquent, l’abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on
la conçoit comme abolition du « travail », abolition qui, naturellement, n’est
devenue possible que par le travail lui-même, c’est-à-dire par l’activité
matérielle de la société, et nullement comme substitution d’une catégorie à une
autre. Par conséquent, une « organisation du travail » est une contradiction.
La meilleure organisation que le travail puisse trouver est l’organisation
présente, la libre concurrence, la dissolution de toutes les organisations
antérieures faussement « sociales ».
Si donc on peut « établir » le
salaire selon la théorie des valeurs, s’il est ainsi « établi » que l’homme
lui-même est une valeur d’échange, que l’immense majorité des nations est une
marchandise que l’on peut déterminer sans se soucier des « conditions
politiques des nations », cela prouve-t-il autre chose, sinon que cette immense
majorité des nations n’a pas besoin de se soucier des « conditions politiques
», que celles-ci sont pour elle illusion pure ; une théorie, qui s’abaisse
réellement à ce sordide matérialisme au point de ravaler la majorité des nations
au rang de « marchandise », de « valeur d’échange », de les soumettre aux
conditions purement matérielles des valeurs d’échange, une telle théorie,
qu’est-elle d’autre qu’une infâme hypocrisie et un enjolivement (un boniment)
idéaliste quand, face aux autres nations, elle abaisse des regards méprisants
sur le mauvais « matérialisme » des « valeurs d’échange » et prétend se soucier
uniquement des « forces productives » ? Quand, en outre, on peut « établir »
les rapports du capital, de la rente foncière, etc., sans tenir compte des «
conditions politiques » des nations, qu’est-ce que cela prouve, sinon que le
capitaliste industriel, le propriétaire foncier sont déterminés dans leur
activité, dans leur vie réelle, par le profit, par les valeurs d’échange et non
par le souci des « conditions politiques » et des « forces productives », et
que leur bavardage à propos de civilisation et de forces productives n'est
qu'enjolivement de tendances bornées et égoïstes ?
Le bourgeois dit : sur le plan
intérieur, la théorie des valeurs d’échange conservera naturellement toute sa
validité ; la majorité de la nation restera une simple « valeur d’échange »,
une « marchandise », une marchandise qui doit elle-même chercher preneur, qui
n’est pas vendue mais se vend elle-même. Vis-à-vis de vous autres, prolétaires,
et même entre nous, nous nous considérons mutuellement comme des valeurs
d’échange, et la loi du trafic universel demeure valable. Mais à l’égard des
autres nations, nous devons suspendre la loi. En tant que nation, nous ne
pouvons pas nous vendre à d’autres. Du fait que la majorité des nations, « sans
souci » des « conditions politiques des nations », est livrée aux lois du
commerce, cette proposition n’a d’autre sens que celui-ci : nous autres,
bourgeois allemands, nous ne voulons pas être exploités par le bourgeois
anglais comme vous autres, prolétaires allemands, êtes exploités par nous, et
comme nous nous exploitons à notre tour mutuellement. Nous ne voulons pas nous
mettre à la merci de ces mêmes lois des valeurs d’échange auxquelles nous vous
livrons. Nous ne voulons plus reconnaître à l’extérieur les lois économiques
que nous reconnaissons à l’intérieur. Que veut donc le philistin allemand ? A
l’intérieur, il veut être un bourgeois, un exploiteur, mais il refuse d’être
exploité par rapport à l’extérieur. Par rapport à l’extérieur, il se pose
orgueilleusement en « nation » et affirme : je ne me soumets pas aux lois de la
concurrence, cela est contraire à ma dignité nationale ; comme nation, je suis
un être au-dessus du trafic sordide.
La nationalité du travailleur
n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre
esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais,
allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas l’air
français, anglais, allemand, c’est l’air des usines. Le sol qui lui appartient
n’est pas le sol français, anglais, allemand, c’est quelques pieds sous la
terre.
A l’intérieur, l’argent est la
patrie de l’industriel. Et le philistin allemand veut que les lois de la
concurrence, de la valeur d’échange, du commerce, perdent leur puissance aux
barrières de son pays ? Il ne veut accepter la puissance de la société
bourgeoise que dans la mesure où il y va de son intérêt, de l’intérêt de sa classe
? Il ne veut pas se sacrifier à une puissance à laquelle il veut en sacrifier
d’autres, et se sacrifie lui-même dans son propre pays ? Il veut se montrer et
être traité à l’extérieur comme un être différent de ce qu’il est et fait
lui-même à l’intérieur ? Il veut maintenir la cause et supprimer une de ses
conséquences ? Nous lui prouverons que le trafic de soi-même à l’intérieur
entraîne nécessairement le trafic à l’extérieur ; que l’on ne peut éviter que
la concurrence, qui au-dedans est sa force, ne devienne au-dehors sa faiblesse
; que l’Etat qu’il soumet au-dedans à la société bourgeoise ne peut le
préserver au-dehors de l’action de la société bourgeoise.
Pris individuellement, le
bourgeois lutte contre les autres, mais en tant que classe, les bourgeois ont
un intérêt commun, et cette solidarité, que l’on voit se tourner au-dedans
contre le prolétariat, se tourne au-dehors contre les bourgeois des autres
nations. C’est ce que le bourgeois appelle sa nationalité.
2. Il est certes possible de
considérer l’industrie sous un tout autre angle que celui des sordides intérêts
commerciaux, sous lequel la considèrent aujourd’hui non seulement le commerçant
individuel, le fabricant individuel, mais encore les nations industrielles et
commerçantes dans leurs relations mutuelles. On peut la considérer comme le
grand atelier où l’homme s’approprie lui-même ses propres forces et les forces
de la nature, où il se réalise, où il a créé les conditions d’une vie humaine.
En la considérant de la sorte, on fait abstraction des circonstances dans
lesquelles l’industrie fonctionne de nos jours, au sein desquelles elle existe
en tant qu’industrie ; on ne se situe pas dans l’ère industrielle, on se situe
au-dessus d’elle, on la considère non d’après ce qu’elle est aujourd’hui pour
l’homme, mais d’après ce que l’homme d’aujourd’hui est pour l’histoire humaine,
ce qu’il est historiquement ; on n’accepte pas l’industrie en tant que telle,
son existence présente ; on reconnaît plutôt en elle la puissance qu'elle
recèle sans en avoir conscience et contre son gré, qui l’anéantit et qui
constitue le fondement d’une existence humaine. (Il serait tout aussi absurde
de s’imaginer que chaque peuple parcourt en lui-même cette évolution, que de
penser que chaque peuple devrait refaire le développement politique de la
France ou l’évolution philosophique de l’Allemagne. Ce que les nations ont fait
en tant que nations, elles l’ont fait pour la société humaine ; toute leur
valeur consiste uniquement dans le fait que chacune d’elles a accompli pour les
autres une destinée essentielle (point de vue capital) au sein de laquelle
l’humanité a accompli son évolution. Par conséquent, une fois que l’industrie,
la politique et la philosophie ont été respectivement expérimentées en
Angleterre, en France et en Allemagne, elles ont été expérimentées pour le
monde tout entier, et leur importance historique, tout comme celle des nations,
s’est de ce fait, tarie.
Reconnaître cela, c’est en
même temps comprendre que l’heure de l’industrie a sonné et qu’il faut l’abolir,
ou supprimer les conditions matérielles et sociales dans lesquelles l’humanité,
tel un esclave, a dû développer ses facultés. En effet, dès l’instant qu’on ne
voit plus dans l’industrie l’intérêt mercantile, mais l’épanouissement de
l’homme, c’est l’homme que l’on érige en principe au lieu de l’intérêt
mercantile, et l’on donne à tout ce qui n’a pu se développer dans l’industrie
qu’en contradiction avec elle-même le fondement qui est en harmonie avec ce
qu’il convient de développer.
Or, le misérable qui s’enfonce
dans la condition présente, qui veut seulement l’élever à un niveau qu’elle n’a
pas encore atteint dans son propre pays, et qui regarde avec (...) jalousie une
autre nation qui y est parvenue, ce misérable a-t-il le droit de découvrir dans
l’industrie autre chose que l’intérêt mercantile ? Peut-il affirmer que son
seul souci, c’est le développement des facultés humaines et l’appropriation
humaine des forces de la nature ? C’est aussi abject que si le garde-chiourme
se vantait de brandir son fouet sur son esclave, afin que celui-ci se réjouît
d’exercer sa force musculaire. Le philistin allemand est le garde[1]chiourme
qui brandit le fouet des droits protecteurs afin de donner à sa nation l’esprit
de l’« éducation industrielle » et de lui apprendre le jeu de ses muscles.
L’école saint-simonienne nous
a proposé un exemple instructif de ce qui arriverait si l’on mettait au crédit
de l’industrie actuelle la force productive que l’industrie crée
involontairement et inconsciemment, et si l’on confondait les deux choses,
l’industrie et les forces que l’industrie suscite inconsciemment et
involontairement, mais qui ne deviennent des puissances humaines, la puissance
de l’homme, qu’au moment où l’on supprime l’industrie.
C’est aussi stupide que si le
bourgeois voulait se vanter de ce que son industrie crée le prolétariat, et
dans le prolétariat la force d’un nouvel ordre mondial. Les forces de la nature
et les forces sociales que l’industrie engendre, sont avec lui dans le même
rapport que le prolétariat. Aujourd’hui, elles sont encore les esclaves du
bourgeois qui n’y voit que les supports (instruments) de son avidité égoïste
(sordide) ; demain, elles briseront leurs chaînes et se révéleront porteuses
d’un épanouissement humain qui le fera sauter, lui et son industrie, cette
industrie qui avait revêtu provisoirement cette enveloppe sordide que le
bourgeois prenait pour son essence, jusqu’à ce que la graine humaine ait acquis
suffisamment de force pour la faire voler en éclats et apparaître sous sa propre
forme ; demain elles briseront les chaînes au moyen desquelles le bourgeois les
sépare de l’homme, et les transforme (caricature) ainsi, d’un véritable lien
social, en chaînes de la société.
L’école saint-simonienne
célébra sur le mode dithyrambique la force productive de l’industrie. Elle
confondit les forces créées par l’industrie avec cette industrie, c’est-à-dire
avec les conditions d’existence présentes de ces forces. Nous sommes, certes,
bien loin de mettre au même rang les saint-simoniens et un homme tel que List
ou qu’un philistin allemand. Le premier pas pour échapper au sort industriel,
ce fut de faire abstraction des conditions, des chaînes vénales dans lesquelles
ses forces agissent de nos jours, et de les considérer en elles-mêmes.
Ce fut le premier appel fait
aux hommes pour émanciper leur industrie du lucre et concevoir l’industrie
moderne comme une période de transition. Les saint-simoniens ne s’en tinrent
d’ailleurs pas à cette interprétation. Ils allèrent jusqu’à attaquer la valeur
d’échange, l’organisation de la société actuelle, la propriété privée. Ils
mirent l’association à la place de la concurrence. Mais l’erreur initiale se
vengea d’eux. Cette confusion les entraîna dans l’illusion qui leur fit prendre
le sordide bourgeois pour un prêtre ; pis encore, après les premières luttes
extérieures, ils retombèrent dans la vieille confusion (illusion) ; mais cette
fois, quand ce contraste entre les deux forces qu’ils avaient confondues se
manifesta justement dans la lutte, ils sombrèrent dans l’hypocrisie. Leur
glorification des forces productives de l’industrie devint la glorification du
bourgeois, et M. Michel Chevalier, M. Duvergier, M. Dunoyer se sont eux-mêmes
cloués au pilori, entraînant avec eux le bourgeois, devant toute l’Europe – où
les œufs pourris que l’histoire leur lance à la figure se muent, encore par la
magie du bourgeois, en œufs d’or : l’un a conservé les vieilles phrases, mais
en leur donnant le contenu du régime bourgeois d’aujourd’hui ; le deuxième
pratique lui-même le sordide commerce en grand et préside à la prostitution des
journaux français ; tandis que le troisième est devenu l’apologiste le plus
enragé de l’ordre actuel et surpasse en impudence (inhumanité) tous les
économistes français et anglais d’antan. Le bourgeois allemand et M. List
commencent là où l’école saint-simonienne s’est arrêtée, par l’hypocrisie,
l’escroquerie et la phraséologie.
3. La tyrannie industrielle
exercée par l’Angleterre sur le monde est le règne de l’industrie sur le monde.
L’Angleterre nous domine parce
que l’industrie nous domine. Nous ne pouvons nous libérer de l’Angleterre
au-dehors qu’en nous libérant de l’industrie au-dedans. Nous ne pouvons
anéantir sa domination et sa concurrence qu’en vainquant la concurrence à
l’intérieur de nos frontières. L’Angleterre exerce sa puissance sur nous, parce
que nous avons érigé l’industrie en puissance au-dessus de nous.
Que l’ordre social industriel
soit pour le bourgeois le meilleur des mondes, l’ordre le plus approprié pour
développer ses « facultés » de bourgeois et l’aptitude à exploiter les hommes
et la nature, qui songerait à contester cette tautologie ? Que tout ce que, de
nos jours, on nomme « vertu » – vertu individuelle ou sociale – serve au profit
du bourgeois, qui le conteste ? Qui conteste que le pouvoir politique soit un
instrument de sa richesse, que même la science et les jouissances
intellectuelles soient ses esclaves ! Qui conteste tout cela ? Que pour lui
tout soit parfait (...) ? Que tout lui soit devenu un moyen d’atteindre la
richesse, une « force productrice de la richesse » ?
4. L’économie politique
d’aujourd’hui part de l’état social de la concurrence. Le travail libre,
c’est-à-dire l’esclavage indirect, celui qui se met en vente soi-même, en est
le principe. Ses premiers axiomes sont la division du travail et la machine.
Celles-ci ne peuvent cependant atteindre leur plus haut déploiement que dans
les fabriques, ainsi que l’économie politique le reconnaît elle-même.
L’économie politique actuelle part donc des fabriques, son principe créateur.
Elle présuppose les conditions sociales présentes. Elle n’a donc pas besoin de
s’étendre longuement sur la force manufacturière. Si l’Ecole n’a pas donné un «
développement scientifique » à la théorie des forces productives à côté de la
théorie des valeurs d’échange et distincte d’elle, c’est parce qu’une telle
séparation est une abstraction arbitraire, parce qu’elle est impossible et
qu’elle doit se borner à des généralités, à des phrases.
5. « Les causes de la richesse
sont tout autre chose que la richesse elle-même. La force de créer des
richesses est infiniment plus importante que la richesse elle-même » [p. 201].
La force productive apparaît comme un être infiniment sublime au-dessus de la
valeur d’échange. La force revendique la place de l’essence intime, la valeur
d’échange celle du phénomène éphémère. La force apparaît comme infinie, la
valeur d’échange comme finie, celle-là comme immatérielle, celle-ci comme
matérielle, et toutes ces antithèses, nous les trouvons chez Lift. Le monde immatériel
des forces pénètre, par conséquent, le monde matériel des valeurs d’échange.
Lorsqu’une nation se sacrifie pour des valeurs d’échange, l’infamie est
évidente, car l’homme y est sacrifié aux objets ; en revanche, les forces
apparaissent comme des êtres spirituels autonomes – des fantômes – et de pures
personnifications, des divinités ; et l’on peut bien exiger du peuple allemand
qu’il sacrifie les vilaines valeurs d’échange pour des fantômes ! Une valeur
d’échange, l’argent, semble toujours être un but extérieur, mais la force
productive est un but qui découle de ma nature elle-même, une fin en soi. Donc,
les valeurs d’échange que je sacrifie sont quelque chose d’extérieur à moi ; ce
que je gagne en forces productives est le gain de moi-même. Telle est l’apparence,
si l’on se satisfait du mot, ou si, en Allemand idéalisant, on ne se soucie pas
de la sordide réalité qui se cache derrière ce mot pompeux.
Pour détruire l’éclat mystique
qui transfigure la « force productive », il suffit de consulter la première
statistique venue. Il y est question de force hydraulique, de force de la
vapeur, de force humaine, de force de chevaux. Ce sont toutes des « forces
productives ». Quelle grande estime pour l’homme que de le faire figurer comme
« force » à côté du cheval, de la vapeur, de l’eau ! Dans le système actuel, si
un dos rond, une luxation des os, un développement et un renforcement exclusifs
de certains muscles, etc., te rendent plus productif (plus apte au travail),
ton dos rond, ta luxation des membres, ton mouvement musculaire uniforme sont
une force productive. Quand ton inintelligence est plus productive que ta
féconde activité intellectuelle, ton inintelligence est une force productive,
etc. Quand la monotonie d’une occupation te rend plus apte à cette même
occupation, la monotonie est une force productive. En vérité, le bourgeois,
l’industriel tient-il à ce que l’ouvrier développe toutes ses facultés, qu’il
mette en action sa capacité productive, qu’il ait lui-même une activité
humaine, et pratique ainsi en même temps l’humain tout court ?
Nous laissons le Pindare
anglais du système manufacturier, M. Ure, répondre à cette question. « Le but
constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est en effet
de se passer entièrement du travail de l’homme, ou d’en diminuer le prix en
substituant l’industrie des femmes et des enfants à celle de l’ouvrier adulte
ou le travail d’ouvriers grossiers (inhabiles) à celui de l’habile artisan »
(Philosophie des manufactures, etc., Paris, 1836, t. I, p. 34). « La faiblesse
de la nature humaine est telle que plus l’ouvrier est habile, plus il devient
volontaire et intraitable et, par conséquent, moins il est propre à un système
de mécanique... Le grand point du manufacturier actuel est donc, en combinant
la science avec ses capitaux, de réduire la tâche de ses ouvriers à exercer
leur vigilance, etc. » (l. c, t. I, p. 30). Force, force productive, causes.
« Les causes de la richesse
sont tout autre chose que la richesse elle-même » [List, op. cit., p. 201.] Mais
si l’effet est différent de la cause, le caractère de cet effet ne doit-il pas
être inclus dans la cause ? La cause doit déjà comporter la détermination que
l’effet révèle par la suite. La philosophie de M. List reconnaît même que la
cause et l’effet sont « choses fort différentes ». Belle appréciation de
l’homme, qui rabaisse ce dernier au point d’en faire une « force » qui produit
la richesse. Le bourgeois voit dans le prolétaire non l’homme, mais la force
qui produit la richesse, force qu’il peut ensuite comparer à d’autres forces
productives, à l’animal, à la machine, et selon que la comparaison lui est
défavorable, la force détenue par un homme devra céder sa place à la force
détenue par un animal ou une machine, l’homme jouissant alors toujours de l’honneur
de figurer comme « force productive ».
Si je qualifie l’homme de «
valeur d’échange », j’ai déjà énoncé que les conditions sociales l’ont
transformé en une « chose ». Si je le traite de « force productive », je mets à
la place du sujet réel un autre sujet, je lui substitue une autre personne : il
existe désormais comme cause de la richesse, sans plus.
Toute la société humaine n’est
plus qu’une machine pour créer la richesse. La cause n’est en aucune façon plus
noble que l'effet. L’effet n’est plus que la cause ouvertement proclamée. List
raisonne comme s’il ne se souciait que des forces productives pour elles-mêmes,
abstraction faite des vilaines valeurs d’échange.
Nous sommes éclairés sur la
nature des « forces productives » actuelles par le simple fait que, dans la
situation présente, la force productive ne consiste pas seulement à rendre le
travail de l’homme plus efficace et à rendre les forces de la nature ou les
forces sociales plus productives ; elle consiste tout autant dans le fait de
rendre le travail moins cher ou moins productif pour le travailleur. La force
productive est donc d’emblée déterminée par la valeur d’échange. C’est tout
autant une augmentation
(...) [Fragments du chapitre
III] [À propos de la rente foncière] (...) la rente foncière disparaît. Ces
prix plus élevés des céréales doivent être déduits des profits de Messieurs les
industriels – Ricardo a la sagesse de supposer que le salaire ne peut plus être
réduit. La réduction du profit qui en résulte et l’élévation du salaire – l’ouvrier
doit toujours consommer une certaine portion de céréales, si chères qu’elles
soient ; son salaire nominal croît donc avec l’augmentation du prix des
céréales, sans croître réellement, et même quand, en réalité, il décroît –
accroît le coût de production des industriels à cause de l’augmentation des
prix des céréales, leur rendant ainsi plus difficile l’accumulation et la
concurrence ; en un mot, la force productive du pays est paralysée. Il faut
donc que la vilaine « valeur d’échange » qui, sous forme de rente foncière et
au grand dam (sans aucun bénéfice) de la force productive du pays, se glisse
dans la poche des propriétaires fonciers, soit sacrifiée au bien collectif
d’une façon ou d’une autre : que le commerce des céréales soit libre, que tous
les impôts soient reportés sur la rente foncière, ou encore, que l’Etat
s’approprie formellement la rente foncière, c’est-à-dire la propriété foncière
(Mill, Hilditch, Cherbuliez, entre autres, ont tiré cette conséquence).
M. List ne pouvait
naturellement pas révéler à la noblesse terrienne allemande les conséquences
terrifiantes de la force productive manufacturière pour la propriété foncière.
C’est pourquoi il vitupère Ricardo qui a divulgué des vérités si désagréables ;
en le falsifiant, il lui prête la vue contraire, celle des physiocrates, selon
laquelle la rente foncière n'est que la preuve de la productivité naturelle du
sol.
List
« Depuis A. Smith, l’Ecole a
échoué complètement dans ses recherches sur la nature de la rente. Ricardo,
puis Mill, MacCulloch et d’autres pensent que la rente est payée pour la
productivité naturelle inhérente aux terres. Sur cette idée, le premier a fondé
tout un système... Mais comme il n’avait sous les yeux que les conditions
anglaises, il commit l’erreur d’affirmer que ces champs et pâturages anglais,
dont le prétendu rendement naturel rapporte de nos jours de si belles rentes,
avaient été de tous temps les mêmes champs et pâturages » (p. 360).
Ricardo
« Si le surplus du produit qui
forme le fermage des terres est un avantage, il serait alors à désirer que tous
les ans les machines récemment construites devinssent moins productives que les
anciennes ; car cela donnerait infailliblement plus de valeur aux marchandises
fabriquées, non seulement au moyen de ces machines, mais par toutes celles du
pays ; et l’on payerait alors un fermage à tous ceux qui posséderaient les
machines les plus productives. » « La richesse augmente (...) dans les pays où,
par des améliorations dans l’agriculture, on peut multiplier les produits sans
aucune augmentation proportionnelle de la quantité de travail, et où par
conséquent l’accroissement de fermage est lent » (Ricardo, op. cit., p. 77,
80-82).
M. List n’ose pas conserver le
jeu d’ombres chinoises des « forces productives » face à une aristocratie aussi
élevée. Il veut l’allécher avec des « valeurs d’échange » et bave donc sur
l’école de Ricardo qui n’évalue pas plus la rente foncière à partir de la force
productive qu’il n’évalue cette dernière d’après les grandes fabriques
modernes.
Ainsi, M. List ment
doublement. Néanmoins, nous ne devons causer nul tort à M. List sur ce point.
Dans une grande fabrique wurtembergeoise (Köchlin, sauf erreur), le roi des
Wurtembergeois lui-même a investi une grosse somme. La noblesse terrienne
possède de gros intérêts sous forme d’actions, surtout dans les fabriques du
Wurtemberg, et plus ou moins dans celles du pays de Bade. En l’occurrence, les
nobles participent financièrement à la « force manufacturière », comme
bourgeois et fabricants et non comme propriétaires fonciers et
(...) (...)
« forces productives » et « la
continuité et la permanence du travail » de toute une génération résulte –
List, le communiste déguisé, nous l’enseigne également – appartient donc aussi
héréditairement à cette génération et non à Messieurs les industriels (voir par
exemple Bray).
En Angleterre, le taux élevé
de la rente foncière n’était assuré aux landlords (propriétaires) qu’en ruinant
les métayers et en réduisant les journaliers à une misère irlandaise (vrais
mendiants). Tout cela en dépit des lois sur les céréales. Abstraction faite de
ce que même les propriétaires fonciers étaient souvent contraints de dispenser
les métayers du tiers, de la moitié de la rente. Depuis 1815, trois lois
différentes sur les céréales ont été votées pour améliorer le sort des métayers
et les encourager. Durant cette période, cinq commissions parlementaires
siégèrent afin de démontrer l’existence de la misère des agriculteurs et d’en
examiner les autres causes. D’une part, la ruine permanente des métayers en
dépit de la réduction totale ou maximale du salaire (exploitation totale des
laboureurs), d’autre part la nécessité fréquente pour le propriétaire foncier
de renoncer à une partie de la rente attestent que même en Angleterre – en
dépit de toutes les manufactures – les rentes foncières n’étaient jamais très
élevées. En effet, économiquement parlant, on ne peut considérer qu’il y a
rente foncière, si une partie du coût de production s’en va dans la poche du
propriétaire foncier au lieu de la poche du métayer en raison de contrats et
autres circonstances extra-économiques. Si le propriétaire foncier cultivait
lui-même sa terre, il se garderait bien de ranger une partie du profit
ordinaire du fonds de roulement sous la rubrique « rente foncière ».
Les auteurs du XVIe, du XVIIe
et même des deux premiers tiers du XVIIIe siècle considèrent l’exportation de
céréales comme la principale source de richesse de l’Angleterre. L’ancienne
industrie anglaise – dont l’industrie de la laine constituait la branche principale
et dont les branches moins importantes traitaient surtout les matériaux qu’elle
fournissait elle-même – était entièrement subordonnée à l’agriculture. Sa
matière première principale était le produit de l’agriculture anglaise.
Il va donc de soi qu’elle
favorisait l’agriculture. Plus tard, avec l’essor du système de fabrique
proprement dit, on ressentit rapidement la nécessité de taxes sur les blés.
Mais celles-ci restèrent purement nominales.
L’accroissement rapide de la
population, un sol considérablement plus fertile encore à défricher, les
inventions, entraînèrent d’abord tout naturellement, un développement de
l’agriculture. Elle tira surtout avantage de la guerre contre Napoléon, qui
constitua pour elle un véritable système de prohibition. Mais 1815 révéla que
la « force productive » de l’agriculture avait peu progressé en réalité. Une
protestation générale s’éleva chez les propriétaires fonciers et les fermiers,
et l’on vota les lois actuelles sur les céréales. Il est dans la nature de
l’industrie moderne d’aliéner d’abord l’industrie au sol national, étant donné
qu’elle transforme principalement des matières premières étrangères et qu’elle
repose sur le commerce extérieur. Il est dans sa nature de faire croître la
population dans des proportions incompatibles avec l’exploitation du sol dans
le cadre de la propriété privée. En outre, il est dans sa nature, quand elle
crée les lois sur les céréales, comme elle l’a toujours fait en Europe jusqu’à
maintenant, de transformer les paysans en prolétaires des plus misérables, en
raison de la rente élevée et de l’exploitation industrielle de la propriété
foncière. En revanche, si elle réussit à empêcher les lois sur les céréales,
elle met une masse de terre hors culture, soumet les prix des grains à des
aléas extérieurs et aliène complètement la terre en faisant dépendre du
commerce ses subsistances les plus nécessaires ; finalement elle dissout la
propriété foncière comme source indépendante de propriété. Tel est le but de
l’Anti-Corn-Law League en Angleterre et le mouvement Anti-Rent en Amérique du
Nord, car la rente foncière est l’expression économique de la propriété
foncière. C’est pourquoi les tories attirèrent constamment l’attention sur le
danger de faire dépendre l’Angleterre, pour son approvisionnement de la Russie
par exemple.
La grande industrie – nous ne
comptons naturellement pas ici tous ces pays qui ont encore énormément de
terres en friche, comme l’Amérique du Nord (et les droits protecteurs
n’augmentent nullement la surface du sol) – a tout à fait tendance à paralyser
la productivité du sol dès que son exploitation a atteint un certain niveau ;
d’autre part, l’application de l’industrie à l’agriculture a tendance à évincer
les hommes et à tout transformer en pâturages – dans certaines limites
évidemment – de sorte que c’est le bétail qui prend la place de l’homme.
La théorie ricardienne de la
rente foncière se réduit en quelques mots à ceci : la rente foncière ne
contribue en rien à la productivité du sol. Sa hausse prouve au contraire que
la force productive du sol décroît. C’est qu’elle est déterminée par le rapport
des terres exploitables à la population et au niveau de civilisation en
général. Le prix des céréales est déterminé par le coût de production du sol le
moins fertile, dont la mise en culture dépend des besoins de la population. Si
l’on doit recourir à un sol de moindre qualité, ou bien investir des portions
du capital sur le même terrain avec un moindre rendement, le propriétaire du
sol moins fécond vendra son produit aussi cher que celui qui cultive le sol le
plus mauvais. Il empoche la différence entre le coût de production de ce
dernier sol et celui du plus fertile. Par conséquent, plus on cultive un sol
moins fertile, ou bien plus on investit improductivement des secondes et
tierces portions du capital sur le même terrain, en un mot plus la force
productive relative du sol décroît, et plus la rente croît. En supposant que la
terre est universellement fertile (...) IV. M. List et Ferrier
Ferrier, sous-inspecteur des
douanes sous Napoléon : Du gouvernement considéré dans ses rapports avec le
commerce, Paris, 1805, est l’écrit que M. List a plagié. Il n’y a pas une seule
idée fondamentale dans son livre que Ferrier n’ait exprimée dans le sien, et
qui n’y soit mieux formulée.
Ferrier était fonctionnaire de
Napoléon. Il fut partisan du système continental. Il ne parle pas de système
protecteur, mais de système de prohibition. Il est bien loin de faire des
phrases à propos d’une union de tous les peuples ou sur la paix perpétuelle
au-dedans. Naturellement, il n'emploie pas encore de formules socialistes.
Nous donnerons un bref extrait
de son livre, afin d’éclairer le lecteur sur les sources cachées de la sagesse
listienne. Si M. List contrefait Louis Say pour en faire son allié, en
revanche, il ne cite jamais Ferrier, qu’il a copié partout. Il voulait diriger
le lecteur sur une fausse piste. Nous avons déjà cité le jugement de Ferrier
sur Smith. Ferrier adhère encore plus loyalement au vieux système de
prohibition.
Immixion de l’Etat. Economie
des nations « Il y a donc une économie et une prodigalité des nations ; mais
une nation n’est prodigue ou économe que dans ses relations à d’autres peuples
» (p. 143). « Il est faux que l’utilisation la plus profitable d’un capital
pour celui qui le possède soit aussi nécessairement la plus profitable à
l’industrie... » « Aussi, bien loin que l’intérêt des capitalistes se trouve
lié avec l’intérêt général, ils sont presque toujours en opposition » (p.
168-169).
« ... Il existait une économie
des nations, mais très différente de celle que Smith leur conseille. » « Elle
consiste à n’acheter de productions étrangères qu’autant qu’elle en peut payer
avec les siennes. Elle consiste quelquefois à s’en passer absolument » (p.
174-175). Les forces productives et la valeur d’échange
« Les principes que Smith a
posés sur l’économie des nations ont pour fondement une distinction [très
subtile] dans le travail qu’il appelle productif ou improductif... Cette
distinction est essentiellement fausse. Il n’y a point de travail improductif »
(p. 141). « Il (Garnier) ne considère dans l’argent que la valeur de l’argent,
sans réfléchir à la propriété qu’il a, comme monnaie, de rendre la circulation
plus active et par conséquent de multiplier les produits du travail » (p. 18).
« Ainsi, quand les gouvernements cherchent à prévenir l’écoulement du
numéraire... ce n’est point pour sa valeur... », mais parce que « cette valeur
qui rentre ne peut pas produire dans la circulation les mêmes effets que
l’argent... et déterminer ainsi à chaque transition une production nouvelle »
(p. 22-23). « Le mot richesse, appliqué à l’argent qui circule comme monnaie,
doit s’entendre des reproductions qu’il facilite... et c'est dans ce sens qu’un
pays s’enrichit, quand son numéraire augmente, parce qu’avec cette augmentation
de numéraire croissent toutes les facultés productives du travail » (p. 71). «
Quand on dit d’un pays qu’il est riche de deux milliards de numéraire... on
entend qu’il a les moyens d’entretenir avec ces deux milliards une circulation
en valeurs 10 fois, 20 fois, 30 fois plus considérable ou, ce qui revient au
même, qu’il peut produire ces valeurs. Or, ces moyens de produire, qu’il doit à
l’argent, on les appelle richesse » (p. 22).
On le voit : Ferrier distingue
la valeur d’échange que la monnaie possède, de la productivité de la monnaie.
Sans parler du fait qu’il nomme richesse tous les moyens de production, rien
n’était plus facile que d’appliquer à tous les capitaux la distinction opérée
par Ferrier entre la valeur et la productivité de la monnaie.
Mais Ferrier va encore plus
loin en défendant le système prohibitif en général, qui, selon lui, assure aux
nations leurs moyens de production. « Ainsi, les prohibitions sont utiles
toutes les fois qu’elles facilitent aux nations les moyens de subvenir à leurs
besoins... Je compare une nation qui achète au-dehors, avec son numéraire, des
marchandises qu’elle peut fabriquer elle-même, quoique moins bien, à un
jardinier qui, mécontent des fruits qu’il récolte, s’en procurerait de plus
succulents chez le voisin, en lui donnant en échange ses instruments aratoires
» (p. 288). « Le commerce extérieur est avantageux toutes les fois qu’il tend à
les [les capitaux productifs] accroître. Il est défavorable lorsqu’au lieu de multiplier
les capitaux, il en exige l’aliénation » (p. 395-396).
Agriculture, manufacture,
commerce.
« Le gouvernement doit-il
encourager le commerce et les fabriques de préférence à l’agriculture ? Cette
question est encore une de celles sur lesquelles le gouvernement et les écrivains
ne peuvent s’accorder » (p. 73). « Les progrès de l’industrie et du commerce
tiennent à ceux de la civilisation, aux arts, aux sciences, à la navigation. Le
gouvernement qui ne peut presque rien pour l’agriculture, peut presque tout
pour l’industrie. Si la nation a des habitudes ou des goûts susceptibles d’en
retarder les développements, il doit employer tous ses soins à les combattre »
(p. 84). « Le meilleur moyen de l’encourager » (l’agriculture) « est
d’encourager les manufactures » (p. 225). « L’industrie » (sous ce terme, M.
Ferrier entend les manufactures) « n’est limitée ni dans ses progrès, ni dans
ses moyens de perfection... Vaste comme l’imagination, mobile et féconde comme
elle, sa puissance créatrice n’a de bornes que celles mêmes du génie de
l’homme, dont elle reçoit chaque jour un nouvel éclat » (p. 85). « La véritable
source des richesses pour une telle nation agricole et manufacturière c’est la
reproduction et le travail. Il faut qu’elle donne à ses capitaux cet emploi et
qu’elle songe à transporter et à vendre ses propres marchandises, avant de
s’occuper à transporter et à vendre celles des autres » (p. 186). « C’est
particulièrement au commerce intérieur, qui a de beaucoup précédé les échanges
de peuple à peuple, qu’il faut attribuer cet accroissement dans la richesse de
l’homme » (p. 145). « Smith a prouvé... que de deux capitaux employés, l’un
dans le commerce intérieur et l’autre dans le commerce étranger, le premier
devait donner à l’industrie du pays vingt-quatre fois plus de soutien et
d’encouragement que l’autre » (p. 145- 146). M. Ferrier comprend tout au moins
que le commerce intérieur ne saurait exister sans le commerce extérieur, loc.
cit. (p. 146).
« Que quelques particuliers
fassent venir d’Angleterre cinquante mille pièces de velours, ils gagneront à
ce trafic beaucoup d’argent, et placeront très bien leurs marchandises. » Mais
ils diminuent l’industrie indigène et laissent 10000 ouvriers sans pain (p.
155, 156, 170). Comme List, M. Ferrier distingue les villes manufacturières et
marchandes des villes purement consommatrices (cf. p. 91). Du moins est-il
assez honnête pour renvoyer, ce faisant, à Smith lui-même. Il signale l’accord
de Methuen, si cher à M. List, et le jugement subtil porté par Smith sur cet
accord. Nous avons déjà vu combien son opinion sur Smith coïncide généralement,
presque mot à mot, avec l’opinion de List. Voir de même les passages sur le
commerce du transport (p. 186 et passim). Ce qui distingue Ferrier de List,
c’est que l’un écrit en faveur d’une entreprise de portée mondiale – du système
continental – l’autre au profit d’une bourgeoisie mesquine et imbécile. On
accordera que M. List tout entier est contenu in nuce dans les extraits cités.
Si l’on y ajoute les phrases qu’il emprunte à l’économie politique qui s’est
développée depuis Ferrier, tout ce qui lui reste, c’est la manie d’idéaliser
dont la force productive consiste à pérorer – et l’hypocrisie du bourgeois
allemand qui aspire au pouvoir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire