Sur l’action directe non-violente.
Le concept d’action directe et
la méthode qu’il recouvre sont nés du mouvement syndical, comme moyen de
revendication ouvrière. Des pacifistes peuvent-ils les employer sans autres ?
En effet, les moyens sont étroitement liés aux fins qu’ils expriment, et s’ils
ont servi à aviver la lutte des classes violentes, ils ne pourront pas servir
tels quels d’instruments de paix. Pour renouveler l’emploi de l’action directe
dans les mouvements pacifistes, la non-violence
est une prémisse essentielle, sans même que l’on s’attache à décrire ses
fondements théoriques, son primat moral sur la violence.
En effet, pour résoudre un
conflit, pour que la solution soit durable et équitable, il faut qu’elle soit
avant tout conforme au bon droit et à la justice, et non favorable
particulièrement à tels intérêts subjectifs, à tel parti. Il ne s’agit donc pas
d’user du moyen qui réussira le mieux à servir une cause ou l’autre en lui
faisant obtenir le succès, mais de celui qui s’en tiendra à la justice et
entrainera le succès comme conséquence
du bon emploi de la méthode. Autant le fin visée détermine le moyen, autant
celui-ci permet d’atteindre la fin voulue, et celle-là seulement.
Or la non-violence remplit
cette exigence. Selon Botho Priebe, elle est en effet liée dans son emploi à
une morale qui permet d’avoir une vue objective du problème et de régler
loyalement le déroulement des évènements ; elle n’est aucunement une
tactique qui se laisse manipuler à volonté, façonner à l’image du but qu’on lui
fait poursuivre. Rappelons-nous que la non-violence est la technique du SATY
AGRAHA, de la recherche de la vérité, puisque, aussi bien, elle est conforme à
la vérité.
Il ne suffit pas que la
non-violence soit adéquate au but cherché, encore faut-il qu’elle soit comprise
comme telle. C’est en elle-même que se trouve la solution : la
non-violence éveille, chez l’individu et dans le groupe, une force morale
latente. L’injustice, le scandale suscitent généralement des réactions
emportées, violentes : sublimer la force de ces réactions et la canaliser est
le problème propre d’actions non-violentes de grandes envergures. La
non-violence comme réponse à l’asservissement ; à l’exploitation, au
totalitarisme n’est presque jamais spontanée, sauf chez des individus
exceptionnels : la majorité des gens touchés se mettra à jeter des pierres,
arracher des drapeaux et bouter le feu, ou bien murmurera en courbant la tête.
C’est alors qu’intervient le rôle du chef, selon Botho Priebe, avec le poids de
son exemple, de sa valeur morale, de son expérience. A l’ignorance, au
fatalisme des gens face à la non-violence s’ajoute leur impuissance de venir à
bout autrement que par la violence de la tension qu’a révélée la crise, par
manque de formation, par manque de pratique de l’alternative non violente. Pour
le choix de cette dernière, l’engagement du chef, sa personnalité et son
prestige ont été décisifs dans les grands exemples d’actions non violentes
contemporaines : Albert Luthuli en Afrique du Sud, Martin Luther King aux
Etats-Unis, T. Kagaba au Japon, le mahatma Gandhi en Inde. C’est au chef de
juger si les circonstances garantissent que la non-violence ne sera pas utilisée
par impuissance, par incapacité de mener des actions violentes efficaces, si
elle est choisie comme moyen prioritaire et propre à mobiliser les forces
morales latentes, ou s’il est prématuré de l’utiliser.
La force morale des masses est
libérée non seulement par l’emprise des chefs, l’exemple du sacrifice et du
courage d’amis, mais encore par l’expérience propre de la non-violence dans l’action. C’est lors d’actions
concrètes que se révèlent l’esprit et la structure tant du régime politique que
de l’opposition, c’est lorsqu’ils sont contestés de façon non violente que les
gouvernements mettent au grand jour leurs contradictions en répondant par la violence,
par des mesures brutales, policières et militaires : et ce sont ces
affrontements qui font prendre conscience aux manifestants de leur bon droit,
et de la force de la non-violence. Cela ne signifie pas que le sang ne sera pas
versé : rappelons-nous les douze mille manifestants contre la ségrégation
raciale d’Afrique du Sud, à Sharpville en 1960, sur qui la police tira ;
rappelons-nous les foules d’Amritsar (Inde) en 1919, protestant contre l’arrestation
de Gandhi, qui sacrifièrent quatre cents d’entre eux à la rigueur de l’armée
colonialiste ; mais rappelons-nous aussi les Noirs américains, à
Birmingham en 1963, sur qui la police lâcha les chiens, non le feu des fusils.
Ces exemples ne peuvent pas se
répéter dans notre situation propre. Ils ont 4 points communs :
Ø Leur base
d’action est constituée par des millions d’hommes ;
Ø Les circonstances
dans lesquelles l’action est menée sont considérées comme injustes par la
plupart des pays du monde,
Ø Les injustices
sont reconnues dans le pays par la plupart des gens,
Ø Cette prise
de conscience les a préparés à l’action.
Il est bien évident que ni en Allemagne
ni en France de telles conditions ne sont remplies, et qu’il nous faut trouver
une nouvelle stratégie. Actuellement, les motifs d’actions non violentes ne
sont par toujours la servitude et la dictature, ils peuvent être aussi la
misère sociale, les vices dans l’organisation de la société, et rendent ainsi
nécessaire une nouvelle forme d’action.
Les organisations pacifistes
principales usent de moyens traditionnels : Botho Priebe analyse celles
qui existent en Allemagne pour en tire les lignes générales qui suivent.
Le premier point commun qu’on
peut leur trouver est leur idéologie fondamentale, recherche de buts élevés :
paix mondiale, zone désatomisée en Europe centrale, détente internationale,
désarmement général (cf. en France opposition à la force de frappe etc.). Les
moyens par lesquels ces exigences se traduisent sont, à quelques exceptions
près, conventionnels et désuets, ne correspondent pas aux rapports de forces.
Il leur manque une qualité décisive : la prise de conscience par la
population des injustices que révèle une manifestation. Les tracts ? si on
les lit on ne les comprend pas, ou on les jette tout de suite. Les conférences ?
Elles sont devenues des réunions internes d’organisation. Les pétitions ? Ce
sont éternellement les mêmes cercles qui les signent et les soutiennent. Ce n’est
que dans une crise qu’un tract peut bouter le feu à des milliers de gens, qu’une
démonstration peut en faire asseoir des centaines de mille. Mais, dans la
situation actuelle, les organisateurs négligent de prendre en considération le
rapport du nombre des manifestants aux
dimensions du but poursuivi. A quoi rime un « sit-down » de deux
cents personnes dans une rue calme pour réclamer le désarmement général ?
Seule l’action directe non
violente peut dépasser cette disproportion, supprimer cette distorsion. Directe :
cela signifie qu’on fournit un effort immédiat pour transformer les rapports de
force existants. Si la méthode est fixée d’avance, déterminée par les
conditions du milieu, le but en revanche peut être choisi et délimité selon les
possibilités d’action. La stratégie de l’action directe exige donc que l’on
oriente le but par rapport aux données existantes, au lieu de le choisir sans s’inquiéter
de la façon dont il sera atteint. Nous sommes foncièrement défenseurs de la
paix, d’un nouvel ordre social, nous sommes profondément révolutionnaires, mais
nous limitons notre action à ce que nous pensons réalisable, aux domaines où
nos forces seront efficaces. Cela implique aussi que les actions que nous
menons, si restreintes soient-elles, s’englobent dans un cadre général de
pensée, une idéologie générale qui nous guide.
Il y a deux conditions à la
réussite d’une action directe non violente : un nombre suffisant de
participants, et leur conscience d’être concernés. Dans le domaine social, par
exemple, on fait bien des conférences et des discussions, mais on ne résout
rien. Botho Priebe cherche au contraire à faire des propositions concrètes et
élit deux formes d’action directe non violente (dont la seconde a été
privilégiée par André Bernard dans l’article cité) :
-L’action sociale volontaire
Trois exemples de travail
possible : dans des réalisations qui ont une grande importance pour la
communauté, mais dont l’état ne s’occupe pas (factory of peace de Glasgow,
clinique de soins biologiques en forêt noire, où travaillent quelques
objecteurs de conscience) ; dans des cas de misère sociale, où l’aide de l’état,
si toutefois elle existe, a fondu à travers les appareils bureaucratiques (
slums, taudis), dans des hôpitaux ou des maisons pour enfants ou vieillards
incurables, négligés aussi par l’état. Dans ces trois exemples (qui ne sont pas
limitatifs), une action directe non violente peut apporter un matériau nouveau
à la réalisation des idéologies, à la construction du nouvel ordre social que
souhaitent ses tenants.
-L’action directe dénonciatrice de tensions, d’injustices
Ici c’est la démonstration qui
compte, l’écho qu’elle reçoit, la prise de conscience qu’elle provoque. On peut
donner comme exemples extrêmes les bonzes
sud-vietnamiens ou les pacifistes américains qui meurent dans les
flammes pour qu’on les voit du plus loin possible. D’autres formes d’action seraient
par exemple le sit-down des marcheurs de pâques allemands sur l’aérodrome de Düsseldorf
quand on empêchait leurs camarades anglais de marcher avec eux ; ou l’objection
de situation de certains soldats suisses qui refusent leurs cours de répétition
annuels jusqu’à ce que les objecteurs de conscience aient un statut sans que
les premiers soient autrement non violents : ou certaines manifestations
silencieuses, qui sont cependant à la limite de l’action indirecte.
L’étude arrête ici. Pour
sérieuse et enrichissante qu’elle soit, n’a-t-elle pas quelque peu escamoté les
problèmes qui se posent à ceux qui mènent des actions directes non violentes ?
A l’intérieur même de cet
article, je m’arrêterai d’abord au rôle de chef. On ne peut pas douter de l’influence
morale d’hommes courageux et dynamiques qui entrainent les autres à l’action ;
mis tout n’est pas là. Jusqu’où font-ils autorité, jusqu’où doivent-ils être
écoutés et suivis ? La seule réponse serait qu’une non-violence authentique
est antiautoritaire, que l’influence est celle de la vérité même, qu’il ne peut
par conséquent y avoir usurpation.
La seconde question se soulève
à l’exposé des exemples d’action. Botho Priebe présente des choix certes
réalistes, mais qui courent le risque de n’être qu’à court terme. En effet, si
nous voulons améliorer la condition sociale de
nos voisins, et la nôtre nous savons aussi que cette amélioration est
précaire tant que la société ne s’est pas transformé tout entière, tant qu’ils
subsistent dans ses structures les germes d’une pourriture et d’une destruction
certaine. Faire vivre un enfant idiot, donner une nourriture convenable à une
famille nombreuse, reloger des chômeurs, ce n’est un bien que si on considère
la vie – la survivance – humaine comme une valeur absolue, supérieure au
bien-être du groupe. « A nous de choisir, dit Simone de Beauvoir, s’il
faut tuer un homme pour en sauver dix, ou en laisser mourir dix pour en sauver
un ». A ce stade-là, la violence est partout, c’est entre divers maux –
mais aussi divers espoirs – que se fait le choix.
Cette réflexion portait sur le
premier type d’action proposé : le second pose le problème des limites de
la non-violence.
Pour dénoncer une injustice,
un crime, un mensonge, plusieurs moyens sont offerts ; mais comme leur but
est non pas d'apporter la vérité mais de montrer le mal, lesquels sont les plus
logiques : ceux qui prennent le parti de la victime, souffrant avec elle,
ou ceux qui aggravent l’injustice jusqu’à la rendre insupportable et, par-là, patente ?
Que faut-il choisir ? (s’il faut choisir d’ailleurs) : le suicide par
le feu, le jeûne, la prison : ou la grève et le sabotage, sans que
violence soit faite aux hommes ?
Je crois que nous ne pouvons
qu’approuver la pensée de Botho Priebe ; toutes les critiques à son égard
sont plutôt des réflexions soulevées à la lecture, et son seul tort est peut-être
d’avoir trop affirmé sans mettre en doute. Je crois aussi que les trois
problèmes que j’ai soulevés – le rôle du chef, la protée du « travail
social », les limites de la non-violence – devront être repris et
approfondis en commun, mais que les solutions se donnent à mesure de l’action,
à mesure des exigences de la situation.
Marie Martin
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